RECHERCHER SUR LA POINTE :

Performance, installation, musique, danse composent «Brûler», production du Théâtre national à découvrir aux Halles, avant Charleroi danse et deSingel. ©Bernard Coutant

Brûler, autour de Lucy

En chantier

Que dirait Lucy, l’australopithèque de plus de 3 millions d’années, si elle se trouvait propulsée dans le présent de notre planète qui brûle? Sous la surface du pitch assurément accrocheur de Brûler s’étendent des ramifications nombreuses, une gestation longue, des questionnements profonds et une équipe artistique plurielle.

À l’origine, il y a un film. Jorge León réalise en 2014 Before We Go, avec des artistes et des personnes en fin de vie, que l’on suit à travers les divers espaces du Théâtre royal de la Monnaie, pour une expérience sensible, à la lisière de l’art, de la vie et de la mort*.

En 2017, Bozar invite le réalisateur à témoigner de cette expérience dans le cadre de la conférence The End of Death, où il est question des limites de l’existence, repoussées par le transhumanisme. Autour de ce paradoxe – la tentation de l’immortalité dans un monde menacé d’extinction – a germé l’idée d’une œuvre à venir. «La fin, et la fin de la fin, poussent inévitablement à questionner la notion des origines», ajoute Jorge León.

«La fin, et la fin de la fin, poussent inévitablement à questionner la notion des origines»

Un dialogue s’établit avec l’autrice Caroline Lamarche «qui avait déjà écrit sur Lucy», nom donné au squelette partiel mis au jour en 1974 dans le désert éthiopien, remontant à plus de 3 millions d’années («avec une marge d’erreur de 300 000 ans»), fossile humain le plus ancien et le plus complet découvert alors.

Le processus qui s’engage tient de l’exploration, de l’expérimentation. Au Cirva (Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques), les 52 os retrouvés (sur les 206 que compte le squelette humain) sont reproduits en verre. «On déplace Lucy du monde de l’archéologie ailleurs, dans un univers qui, en passant par le four des maîtres verriers, atteint la transparence, mais aussi la fermeté. On s’autorise à la cloner, à la démultiplier. Cependant les trois quarts des os sont manquants – ce que Caroline Lamarche appelle la poétique du vide.»

©Aliocha Van der Avoort

Le paradoxe du musée

Le plein et le vide, l’éternité et l’éphémère, le passé et l’avenir, le symbolique et le concret. Les contraires se percutent et s’épousent au musée, ingrédient majeur de Brûler. «Le musée est l’espace symbolique où on immortalise à la fois les œuvres et les artistes, d’une certaine façon indirectement, mais où aussi on les fiche, on les fige», relève Jorge León. «Sans compter la lecture problématique qu’on peut en avoir: d’une part le privilège de pouvoir admirer des œuvres, de l’autre une histoire d’une très grande violence, qui se déploie et n’est pas toujours visibilisée.» Vaste sujet dont le spectacle, sans l’aborder frontalement, est infusé.

Comme au musée, le public est d’ailleurs invité à se déplacer à sa guise dans le dispositif de Brûler.

Trois questions

La Pointe a rencontré plusieurs des artistes du spectacle – produit par le Théâtre national, coproduit entre autres par Charleroi danse, les Halles de Schaerbeek et Muziektheater Transparant –, afin de sonder leurs intentions, leurs impressions, leurs points de vue sur le processus de création: le metteur en scène Jorge León, la narratrice et chanteuse Claron McFadden, la DJ et compositrice Rokia Bamba, lae chorégraphe et performeureuse Simone Aughterlony, la dramaturge Isabelle Dumont. Des rencontres où reviennent, en leitmotiv, trois questions.

Quel a été pour vous un moment-clef dans le processus de création?
Y a-t-il un fil rouge auquel vous vous attachez?
Qui est ou que représente Lucy pour vous?

Moment-clef

Pour Jorge León, qui porte le projet de Brûler depuis plusieurs années – avec des hauts et des bas, jusqu’à parfois vouloir y renoncer –, «le moment-clef, c’est celui où toutes les temporalités se sont retrouvées sur le plateau, comme des strates géologiques qui se rencontrent dans un même espace-temps. Il y a eu le travail en amont, le texte, l’écriture, la musique, la chorégraphie et le groupe du Master danse avec qui on a organisé des ateliers. Toutes ces lignes temporelles et ces individualités se sont rejointes. Avec l’idée que chacune soit celle de la personne qui l’occupe. Quand on arrive au mur, est-ce qu’on bute? sur quoi? ou est-ce le début d’une nouvelle trajectoire? Que voit-on quand on regarde devant ou derrière soi? dans certaines cultures, le futur n’est pas devant mais derrière, puisqu’inconnu de nous…»

Isabelle Dumont, assistante à la mise en scène et dramaturge, remonte, elle, à l’éclosion du poème de Caroline Lamarche lors d’une résidence avec l’écrivaine. «Tout ce qui était en germe sur Lucy, la documentation, les rencontres, les pistes, a pris corps alors. Pour moi le premier corps arrivé dans le processus est ce corps écrit – au terme d’ailleurs d’un accouchement difficile pour Caroline. Puis, en une nuit, une bonne partie est sortie. Je garde un attachement à ce texte (même si sur scène n’en restent que des morceaux), je le relis.»

“J’étais jeune, et petite, et légère, je rêvais
d’apparaître comme celle qui court et saute et grimpe.
J’apparais vieille, et petite, et encore plus légère.
Poussière d’os, si on veut, mais durs et fermes.
Architecture du vide.
Rêve posé, immobile, dans un cercueil de verre.”

Caroline Lamarche

DJ bien connue des ondes et des nuits bruxelloises, Rokia Bamba pointe quant à elle sa rencontre avec Claron McFadden, soprano américaine, basée aux Pays-Bas, déjà présente dans le documentaire-performance Mitra de Jorge León (Kunstenfestivaldesarts 2018). «Un match incroyable! Et un élément liant pour entrer en profondeur dans une matière qui n’était pas encore très claire», sourit Rokia. «Il y a eu un temps de décantation, la rencontre avec les performeureuses, une immersion dans le groupe. Claron et moi nous nous sommes faufilées dans tout cela, à l’écoute des énergies. […] C’est quand on a commencé à se voir tous et toutes que le couscous a pris. Dans cette phase d’observation, d’approche, on comprend comment le corps fonctionne avec les sons, les vibrations, les basses, les aigus. Chaque corps a son propre espace-temps. C’est à lui de saisir cette énergie, de la garder, et à moi d’anticiper. C’est un ajustement constant, une évolution permanente.» Ce qui suppose, dans le processus, le deuil de certains morceaux qui semblaient terminés pour que d’autres éclosent.

«Je trouve toujours passionnant le moment où, lorsqu’une nouvelle personne arrive dans un groupe déjà existant, la dynamique change.»

C’est aussi dans le groupe et la mise en commun des individualités que Claron situe son moment-clef. «Je trouve toujours passionnant le moment où, lorsqu’une nouvelle personne arrive dans un groupe déjà existant, la dynamique change. Or je commence maintenant à travailler avec des gens qui pourraient être mes enfants, presque mes petits-enfants», lance la chanteuse sexagénaire. Une affaire de générations, donc aussi d’expériences, de bagages différents.

«Il fallait qu’ils me sentent, et je devais moi aussi les sentir. On se reniflait, en quelque sorte, histoire de voir comment trouver son chemin dans cet ensemble rendu vulnérable par les regards neufs. J’étais là, avec Rokia, en train de ressentir ce qui se déclenchait en moi, comment me connecter avec les individus. Puis Rokia et moi nous sommes lancées dans un petit morceau sur lequel nous avions travaillé. Une sorte de bourdon s’est enclenché. C’était très émouvant: on avait la sensation d’être dans le cercle, et que ça pouvait aller dans un sens ou dans l’autre. À un moment, Rokia a mis de la musique qui lui avait été inspirée par le groupe, très spontanément. Elle a été touchée, j’ai été touchée, tout le monde a commencé à bouger, comme un embrasement. Nous avons bientôt rempli tout l’espace, mais ensemble, moi y compris. Je me suis sentie invitée, accueillie, dans ce groupe qui existait depuis déjà un an, je crois, s’élargissant pour nous inclure, Rokia et moi. C’est comme ça depuis. Un processus très organique.»

La soprano Claron McFadden, de profil, tenant un moulage d'une partie de corps humain - entourée par le public.
La soprano Claron McFadden, également narratrice, donne voix à Lucy dans la performance. ©Bernard Coutant

Comparse de longue date de Jorge León (iel était de l’aventure du film Before we go, de la performance Uni*Form, de Mitra…), Simone Aughterlony a, avec lui, mené autour de la matière en germe de Brûler des ateliers avec les étudiant·es du Master en danse et pratiques chorégraphiques. «Pour moi, ces ateliers ont été, sinon la clef de la pièce, en tout cas une base importante, à la fois pour la communication, pour la transmission et le partage de pratiques, et aussi pour qu’ils et elles puissent s’infiltrer dans le sujet, y trouver leur place, y injecter leur manière de voir comment nous pourrions être des corps, des figures sensorielles à travers l’exploration de Lucy, de l’humanité, du monde et de sa fin imminente.»

Fil rouge

En matière de fil rouge, Simone Aughterlony se méfie de ces chemins tout tracés ou au contraire des excuses toutes trouvées pour ne pas adhérer à une proposition. «Je trouve ça délicat. Il faut avoir confiance en soi. C’est en plantant beaucoup de graines qu’on obtient éventuellement un terrain fertile. En en prenant soin, en le nourrissant, la façon dont ces idées peuvent être articulées apparaît. Ensuite on peut s’en remettre à la dramaturgie pour les tisser ensemble. Je ne placerais pas au centre la nature ambulatoire de ce travail. Je ne le vois d’ailleurs pas comme une œuvre qui aurait besoin d’un début, d’un milieu et d’une fin traditionnels – bien qu’il y ait beaucoup d’évocations du futur, du présent et du passé.»

Spontanément, Jorge León pose l’archéologie comme «un fil conducteur, polysémique». Le créateur lumière Arnaud Eubelen, par exemple, est un professionnel du design industriel. «Il travaille avec des éléments qu’il trouve, qu’il récupère. Ce principe a été appliqué ici. À part quelques barres d’acier, tout est réemployé dans la scénographie de Traumnovelle: néons, parois, miroirs, cages en bois… Le tout déniché dans le hangar, à Anderlecht, qui abrite les stocks de matériaux et anciens décors du National.» Du plateau champ de fouilles à l’histoire du théâtre, en passant par le parcours des artistes, tout en effet ramène à l’archéologie.

Signée Traumnovelle, la scénographie de Brûler est constituée de matériaux et objets récupérés. Ici avec les jeunes diplômé·es du Master Danse et pratiques chorégraphiques. ©Bernard Coutant

Pour Rokia Bamba, «la pièce parle du moléculaire, de l’organique, d’états créatifs dans lesquelles on n’est jamais allé; tout peut être remis en question». Son fil rouge à elle, en somme, évolue de jour en jour. «D’ailleurs j’ai choisi de produire la musique en live, comme une cartographie instantanée des états et des mouvements des performeureuses.»

Chez Claron McFadden aussi, l’intuition est un mode de fonctionnement. «Comme chanteuse et improvisatrice, je joue avec l’espace, je frôle et froisse les choses, j’essaie de créer une espèce d’oralité par laquelle Lucy peut apparaître. Et comme c’est moi, Claron, qui parle parfois, et que c’est aussi Lucy qui parle à travers moi, il y a toujours cet enjeu de comprendre où ça bascule, comment ça fonctionne. Mon fil rouge, ce serait cette structure dont j’ai besoin, dans ma tête, qui peut changer chaque jour et dans laquelle je peux improviser, où peuvent surgir des choses.»

Lucy

Lucy elle-même tient pour Isabelle Dumont la place de fil rouge. «Cette petite personne reste présente pour moi en filigrane. Je ne l’oublie pas, j’ai fait beaucoup de recherches à son sujet. Je suis contente qu’on ait ses os et, avec eux, la structure d’un corps, qui intervient à plusieurs endroits sur le plateau. On essaie de donner chair à ces os, par une architecture à inventer», développe la dramaturge.

«Chaque scène est l’os d’un squelette; ce qu’il faut, c’est l’habiter», nous confiait d’ailleurs Jorge León. Lucy, d’ailleurs, ne quitte guère les pensées de Rokia depuis janvier.

«Faire entendre la voix de Lucy nous apprend l’humilité.»

«Impossible de décrocher, je me lève avec, je vis avec, et notamment avec ce qu’a écrit sur elle Achille Mbembé. Ça touche au travail que je mène sur les archives, que ce soit à l’AfricaMuseum de Tervueren ou au festival Resist, à Cologne, sur toutes les musiques qui ont rendu possibles des bouleversements au temps des colonies. Pour moi c’est une continuité: un supplément de sens dans ma pratique de déconstruction décoloniale. Faire entendre la voix de Lucy nous apprend l’humilité.»

L'une des interprètes de "Brûler", se couvrant le visage d'un bloc de glaise malaxée
Le passé, le présent, la transformation. ©Bernard Coutant

Simone pour sa part revient sur une phrase du poème de Caroline Lamarche, où Lucy dit: «Objet de supputations, de querelles – je m’en fiche. Multiple je suis, créature de demain, vieille de trois millions d’années. Neuve de vos rêves les plus neufs.»

«Oui, Lucy est multiple», renchérit Claron. «Le principe de départ était de se demander ce que, si elle était parmi nous et observait ce qui se passe maintenant, Lucy penserait ou dirait. Est-ce dans notre ADN? Est-ce que cela date du moment où nous sommes sortis de l’eau, de la vase ou de quoi que ce soit d’autre? Étions-nous réellement en train de ramper, de marcher vers notre propre disparition en tant qu’espèce? C’est un sujet qui n’est pas abordé directement mais qui nourrit ma réflexion. Je ne sais pas… Je pensais justement que, d’une certaine manière, Lucy est notre création, puisque nous l’avons nommée.»

Lucy, aux yeux de Jorge, «est un prisme à travers lequel on peut tenter de déconstruire le monde. Elle est l’occasion de ça à un moment T. Le verre, à cet égard, a toute son importance. Dans ce questionnement il y a une dimension assez tellurique, et aussi un sentiment de responsabilité.» Car le metteur en scène, s’il n’a jamais touché les os véritables, a pu travailler avec le moulage zéro. «L’archéologie pose la question de la profanation; cette idée d’extraire, qui me met dans un drôle d’état… Mais grâce à cela, Lucy a existé.»

©Aliocha Van der Avoort

«À cause du covid, entre autres, il a plusieurs fois été question d’arrêter toute cette aventure. J’ai beaucoup cherché les moyens de dire au revoir à Lucy, j’ai même rencontré des chamanes», confie-t-il. «C’est une compagnie qui n’a pas été du tout confortable: une source à la fois d’inspiration et d’angoisse, le tout traversé par un sentiment étrange de responsabilité, de familiarité.»

À nous à présent de rencontrer Lucy, sa présence, son absence, ses fragments et ses avatars, dans les Halles muées en salle de musée.


Calendrier

Du 12 au 15 septembre à Bruxelles, Halles de Schaerbeek.
Les 8 et 9 novembre à Charleroi, Écuries de Charleroi danse.
Les 14 et 15 novembre à Anvers, deSingel.

Générique

Création et mise en scène: Jorge León – En étroite collaboration avec les interprètes Claron McFadden, Simone Aughterlony, Rokia Bamba, Milka Kongi, et les diplômé·es du Master Danse et pratiques chorégraphiques (Insas x Ensav – La Cambre x Charleroi Danse): Aimé Gaster, Vio Lacroix, Garance Maillot, Charly Molle-Cousin, Justine Richard, Caroline Roche, Lou Viallon, Loü Viret || Assistanat et dramaturgie: Isabelle Dumont || Assistanat à la mise en scène: Brandon Kano Butare || Écriture: Caroline Lamarche – Autres textes: Elsa Dorlin, Laurence Vielle… || Scénographie: Traumnovelle || Installation sonore et composition musicale: Rokia Bamba || Création lumière: Arnaud Eubelen || Création vidéo: Aliocha Van der Avoort || Création costumes: Eugénie Poste || Plasticien: Arnaud Vasseux

Bonus

(*) À voir ou à revoir: le film de Jorge León Before we go (2014) au cinéma Palace, à Bruxelles, le jeudi 19 septembre à 19h, dans le cadre du cinéclub hebdomadaire Be Curious, consacré aux cinéastes belges. Projection suivie d’une rencontre avec le réalisateur.


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