
Un retour aux sources pour ne plus manquer de repères
Grand Angle15 mai 2023 | Lecture 5 min.
J’ai eu de la chance de grandir avec un père et une mère. Deux parents aimants, malgré les guerres accumulées dans mes deux pays d’origine et les traumatismes qui en découlent. Je n’ai manqué de rien, comme si toutes ces choses m’étaient dues.
À la Foire du livre de Bruxelles, j’ai rencontré deux jeunes talents ordinaires, aux parcours extraordinaires: Astrid-Aimé, auteur de son premier ouvrage, et Junior, facteur et acteur de son film documentaire. Une rencontre nécessaire et intime qui nous rappelle à quel point nos parcours de vie peuvent être à la fois très différents et fondamentalement similaires.
Nous grandissons tous·tes avec des certitudes qui, dans certains cas, ne sont jamais remises en question. Car face à la vie, la chance n’est pas partagée de la même manière. Si on peut choisir ses ami·es, la famille, elle, s’impose à nous. Que nous le voulions ou non, nous nous retrouvons entouré·es d’hommes et de femmes qui sont censé·es participer à notre éducation, forger notre personnalité et nous guider lorsque nous en avons besoin. Censé·es, puisque parfois les choses sont bien plus compliquées que ça.
L’art pour se raconter
Astrid-Aimé a choisi les mots pour se raconter. Présenté à la Foire du Livre de Bruxelles (2023), son premier ouvrage, Repères, nous parle de son enfance perturbée, par manque de repères, précisément.
Un récit dans lequel il se livre corps et âme et sans langue de bois: «”Allo, papa? J’arrive dans cinq jours, ne le dis à personne. — Euh, attends un peu, qu’est-ce que tu me dis là fiston ?!” Onze années, onze longues années que je n’ai pas été dans mon pays natal. La monotonie et la grisaille de cette France, parfois aussi froide qu’une grande partie de sa population, me donnent l’impression de me déshumaniser»
À mi-chemin entre l’essai et le récit initiatique, on y découvre le Cameroun et ses traditions, mais aussi les échanges précieux avec ce père absent.

Si de prime abord Astrid-Aimé et Junior n’ont rien en commun, la profondeur de leur histoire et le voyage comme remède les rassemblent. Mais il existe autant de manières de raconter une histoire que d’hommes et de femmes sur terre. Nos sensibilités et nos parcours nous poussent à choisir l’une ou l’autre forme d’expression. Pour Junior, le choix s’est posé sur le cinéma documentaire. Signe du destin ou juste retour des choses, c’est son ancien professeur de français, Laurence Debry, qui en est le réalisateur.
Adopté à l’âge de deux ans, Junior remonte le fil de son histoire jusqu’à la rencontre avec sa famille biologique, à Kinshasa. Des retrouvailles souhaitées depuis toujours par Régine Ekanze Moanoa, la mère biologique de Junior et de son frère Micky:
«J’attendais ce moment-là. Que Micky vienne, ou que Junior vienne. J’ai déjà perdu trop de temps, je ne regarde même pas le passé. Je remercie le bon Dieu qui a fait que nous puissions nous réunir. Je sais qu’ils sont aujourd’hui là, à Bruxelles et le jour où je peux les voir, je peux les voir à n’importe quel moment».
Dire et montrer, même les violences
Grandir dans un pays qui n’est pas le sien n’est pas choses aisée. Dès les premiers instants dans le pays d’accueil, l’idée «d’intégration» est vite posée.
L’apprentissage de la langue, de la citoyenneté et l’insertion socio-professionnelle sont encouragés. Dans de nombreuses familles d’origine étrangère, les parents poussent leurs enfants à réussir, à ne surtout pas faire de vague, à faire comme les autres. Pourtant, même lorsque cette intégration est poussée à son paroxysme, certaines réalités encore présentes nous rattrapent: «Dans la famille, ça allait. J’ai eu des parents aimants et protecteurs quand il le fallait.
J’habitais un quartier avec d’autres enfants adoptés aussi. C’est le monde extérieur qui a été plus violent avec moi. Parfois, lors de certains tournois de foot ou matchs de basket, j’ai subi du racisme. Je sentais que je gênais certaines personnes», nous explique Junior. Gêner certaines personnes alors qu’on a grandi dans une famille majoritairement blanche et qu’on y a adopté les codes sociaux… S’intégrer, oui, mais à quel prix?
Contrairement à Junior, Astrid-Aimé a grandi en cité. Souvent traités de «racailles», notamment dans les médias, les jeunes de cité subissent différentes formes de discriminations et sont fréquemment stigmatisés. Dans son ouvrage, l’auteur partage avec nous le paysage d’une France déchirée entre deux mondes. Il se livre également sur les violences intrafamiliales qu’il a lui-même vécues, qui poussent certains jeunes à trouver refuge ailleurs. Plus loin encore, c’est l’histoire coloniale, celle du mouvement hip-hop et la gouvernance de l’Afrique post-coloniale qui sont évoquées au fil des pages.

On pourrait croire que le retour aux sources n’est que bonheur, mais il n’en est rien. Très vite, on est confronté à d’autres manières de penser et de vivre. Certaines réalités peuvent nous heurter et la désillusion s’imposer. Au Cameroun, par exemple, les discriminations peuvent être vécues au sein d’une même famille. L’auteur nous parle du colorisme, ce concept sociologique qui désigne la différence de traitement social entre les personnes à la peau claire et les personnes à la peau plus sombre et les conflits entre peuples comme les Bamilékés et les Bétis. Pour Junior, c’est la rencontre avec les jeunes de Likemo qui a aussi marqué son voyage. Des enfants abandonnés, qui luttent au quotidien pour survivre.
Une résilience palpable
Tout le monde ne réagit pas de la même manière face aux chocs désagréables ou traumatiques. Certaines personnes se laissent aller et n’ont plus goût à la vie. Dans Repères et Retour Ô Sources, Astrid-Aimé et Junior illustrent parfaitement la notion de résilience. Je me suis étonnée de ne pas ressentir de la colère, ou une once d’agressivité de leur part après ce retour au pays. Au contraire, une véritable sagesse et un calme sincère émanaient aussi bien de leurs corps lors de la rencontre, que de leurs confidences. Le documentaire de Junior est le fruit d’une collaboration entre artistes de différentes origines. Les références littéraires et le niveau de langue rencontrés dans l’ouvrage d’Astrid-Aimé sont le signe d’un ancrage multiculturel et universel. Deux parcours à la fois différents et similaires. Deux œuvres aux lectures plurielles. Deux histoires qui ouvrent et permettent le débat.
Retour Ô Sources, un film réalisé par Laurence Debry. Plus d’infos ici.
Repères, un livre d’Astrid-Aimé, sorti le 20 septembre 2021. Plus d’infos ici.

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