La sentinelle du sens
Grand Angle29 août 2023 | Lecture 1 min.
épisode 3/10
Comment se forme-t-on au métier de dramaturge?
Personnellement, je suis aussi comédienne, issue du Conservatoire de Bruxelles dans la classe de Pierre Laroche. J’ai toujours été fascinée par la dramaturgie. J’assistais aux rencontres dramaturgiques au Théâtre National, organisées par Yannic Mancel quand j’avais 15 ans. J’ai envie de le citer car la notion de transmission est fondamentale dans ma pratique.
Quelques années plus tard, j’ai fait un Master en arts du spectacle au Centre d’Etudes Théâtrales à l’UCL. J’étais désireuse d’approfondir l’aspect théorique de la création.
Cette formation portait un regard très pointu sur le théâtre contemporain. Les cours concernant le théâtre européen, l’histoire du théâtre, la dramaturgie, la scénographie appliquée m’ont beaucoup nourrie. J’y ai rencontré Jean-Louis Besson, Daniel Lesage, Catherine Naugrette, etc.
Pour mon mémoire, j’ai travaillé sur Pina Bausch, et en particulier sur son «Kontakthof» créé en 1978 avec sa compagnie et repris à l’identique avec des seniors en 2000 et en 2008, avec des adolescents. J’aime quand différentes générations traversent une œuvre. Pina Bausch était déjà décédée quand j’ai commencé mes recherches mais j’ai rencontré de nombreux danseuses et danseurs avec qui elle avait travaillé, et également Wim Wenders. Je les ai interviewés, ils ont tous apporté un éclairage différent sur ses pièces, un rapport à elle particulier. Ça a enrichi ma recherche et j’ai analysé tous les aspects de cette création: les répétitions, les costumes, l’utilisation de la musique, le décor, etc. Ce travail – qui était en réalité un voyage dans tous les sens du terme – est allé bien au-delà de mes espérances, puisque j’ai reçu une bourse pour le publier[1][1] Bourse d’aide à l’édition octroyée en 2012 par l’Académie de langue française de Belgique. et que mon travail a été primé par l’UCL. C’est devenu un essai dramaturgique[2][2] Kontakthof paru aux éditions Samsa, Belgique, 2018..
Aujourd’hui vous continuez à transmettre cet héritage de Pina Bausch?
Oui, j’ai donné plusieurs conférences et des ateliers intergénérationnels. Le format que je préfère, c’est celui que j’ai réalisé avec Janine Godinas et Solal Mariotte: je présente l’univers de Pina Bausch, Janine lit des extraits de mon essai et Solal réalise une performance inspirée de «Kontakthof». Nous sommes tous les trois issus de générations différentes: c’est un motif qui me passionne.
Vous travaillez aussi comme dramaturge au sein d’autres compagnies?
Auparavant, j’ai travaillé avec Violette Léonard et Paul Decleir pour la création de «Saule» au Rideau de Bruxelles. Ils m’ont demandé de l’aide pour rédiger une demande de subvention, que nous avons reçue. J’ai, entre autres, collaboré sur des spectacles musicaux comme notamment «Crumblind Land» et «La Voce è mobile» au Luxembourg.
Plus récemment, j’ai rencontré Solal Mariotte alors qu’il terminait sa formation à P.A.R.T.S. On s’est rencontré par hasard dans une librairie, on a parlé dramaturgie. Je lui ai proposé de participer à ma conférence, il m’a demandé de l’aide pour son solo de fin d’études. Il est danseur de hip-hop à la base. De mon côté, je viens du monde théâtral avec un fort attrait pour la danse contemporaine. On se rejoint de manière très fluide.
Frédéric Dussenne[3][3] compagnie L’acteur et l’écrit. me demande un «autre regard» pour la création de «Là où le soleil se couche»; des apports extérieurs au niveau intellectuel. Je lui pose des questions, j’assiste aux filages, je prends beaucoup de notes. C’est un dialogue qui se construit à deux. Je l’ai également accompagné lors de plusieurs rendez-vous de pré-productions.
Expliquez-nous votre méthode.
Comme dramaturge, je peux intervenir à chaque moment de la création, tout dépend de la demande de l’artiste.
C’est important de définir le cadre de travail. Je demande d’abord au porteur de projet: qu’est-ce que tu attends de moi? Combien d’heures par jour, de quelle façon puis-je intervenir? Il faut qu’une relation de confiance s’instaure avec la personne. Pour moi, c’est aussi très important de cibler la genèse de chaque projet. Je me réfère toujours à ce que l’artiste veut dire, c’est mon fil rouge.
J’aime rencontrer les personnes parce que je fais aussi attention à tout ce qui est non verbal. Il y a là une vraie matière dans les choses qui nous échappent; c’est un terreau très riche.
Quant à Solal, j’assiste aux répétitions, je prends des notes. Il trouve que ce sont des notes très «théâtrales» (rires). Je lui demande de clarifier certaines intentions. Je lui propose des matériaux textuels.
Qu’est-ce qui vous nourrit?
Tout: lectures, podcasts, expositions, films. La photographie est un médium qui me nourrit énormément et je demande souvent aux artistes de chercher des supports visuels. Par exemple, pour le projet «Crumbling Land» avec Puce moment (au Vivat à Armentières en 2016) lorsque j’ai rencontré les artistes, ils m’ont parlé de leurs inspirations pour les costumes. Cela m’a fait penser au travail de Charles Fréger, découvert à Arles et… c’était justement leur principale inspiration! Récemment, je me suis procuré le livre d’Yvane Chapuis, Myriam Gourfink et Julie Perrin: «Composer en danse», il est passionnant parce qu’il est nourri des démarches de chorégraphes sur le terrain. Pour le projet avec Solal, c’est parfait. Solal a fait des collages en lien avec le projet, c’est une autre façon d’entrer dans la matière. Coline, quant à elle, s’inspire d’une peintre portugaise contemporaine, Paula Rego.
Pour vous, qu’est-ce que la dramaturgie?
C’est une notion flottante. Je cherche donc à la redéfinir à chaque nouveau projet, avec chaque artiste avec lequel je collabore. Ce qui est sûr, c’est que je suis «à côté» d’elle/de lui.
J’aime beaucoup l’article de Joseph Danan qui en parle très bien dans tous ses aspects, avec beaucoup d’humour. Selon lui – et je partage son point de vue – chaque dramaturge est unique, toujours totalement du côté de l’artistique.
Il écrit: «Je lis, j’analyse, je découpe, je désosse les structures, j’essaie de comprendre tous les sens que je lis (…). Je suis le conteur qui remplit les creux du texte et les éclaire pour les autres, le passeur qui débusque les problèmes et instruit les solutions. J’informe, j’impulse, j’écoute ce qui est en deçà et au-delà du texte, j’explore et je fais lire; j’apporte du matériau pour nourrir non seulement le metteur en scène mais aussi tous les membres de l’équipe.»[4][4] Qu’est-ce que le théâtre? de Christian Biet et Christophe Triau, article de Joseph Danan, page 28, Folio, Gallimard.
Il s’agit pour la/le dramaturge de conserver la bonne distance, de rencontrer l’artiste et l’équipe ponctuellement. Il y aussi un aspect médiation dans le travail de dramaturgie qui me plaît.
Ce qui m’anime comme dramaturge, c’est d’accompagner les artistes et de les aider à traduire leur univers poétique en mots et sur le plateau. C’est passionnant de rencontrer des univers différents, traitant de thématiques variées. Et du fait de mon travail de comédienne, j’ai un rapport concret au plateau et précis. C’est une de mes spécificités.
Philippe Kauffmann[5][5] Chef de projets et coordinateur artistique général de MARS (MONS) m’a dit un jour que, comme dramaturge, j’étais la «sentinelle du sens», je trouve que c’est un bon résumé!
___________
Béatrice Wegnez travaille en ce moment sur Collages/Ravages avec Solal Mariotte et Jean-Luc Plouvier, le 5 septembre 2023 au festival Détour au centre Bruegel et le 11 janvier au théâtre de Suresnes (France).
Là où le soleil se couche d’Axel Cornil, mis en scène par Frédéric Dussenne est créé du 12 septembre 2023 au 7 octobre 2023 à Ixelles. Toutes les infos sont sur : https://www.acteur-ecrit.com
Les Trois Maria, le spectacle de Coline Fouquet sera créé aux Riches-Claires en février 2024. Plus d’informations concernant le travail de Béatrice Wegnez ici.
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