Prendre soin, par le théâtre aussi
En ce moment4 octobre 2023 | Lecture 1 min.
Karolina SvobodovaEn sortant de l’École supérieure des arts de la Fédération Wallonie-Bruxelles/Conservatoire Royal de Liège (ESACT), tu t’es directement lancé dans une pratique de théâtre documentaire, pourquoi ?
Alexis GarciaÇa vient vraiment de l’école de Liège. L’ESACT n’est pas du tout dans la formation personnelle des comédiens mais bien dans la question de comment on construit des équipes et comment on parle du monde. Il y a plein de phrases qui sont accrochées dans l’école, dont une de Brecht «Vous êtes venus faire du théâtre, mais maintenant: pour quoi faire?». Ça m’a beaucoup porté dans ma formation, j’ai beaucoup travaillé avec Patrick Bebi, qui est professeur au Conservatoire et qui travaille beaucoup sur le théâtre documentaire- documenté, le théâtre engagé. J’avais touché aussi au travail de Françoise Bloch autour de Raymond Depardon, on travaillait sur l’imitation à partir de ses films. Je crois que ces deux formations m’ont donné envie d’aller creuser et de me demander à mon tour comment développer un théâtre engagé et engageant.
En sortant de l’école, on a créé la compagnie Art&tça pour raconter l’histoire à partir d’histoires, donner et écouter la parole d’autres. On s’est posé la question de comment inscrire notre art par rapport à la société d’aujourd’hui, qu’est-ce que c’est que la société, comment la société pourrait évoluer et quelles sont les directions, les endroits où on a envie d’aller. Je trouvais intéressant qu’avec notre théâtre, on puisse poser ces questions-là.
Le théâtre documentaire est très présent sur les scènes internationales ces dernières années ainsi qu’en Belgique francophone, où il est pratiqué par de nombreux artistes issus, comme toi, de l’ESACT. Quelle est la spécificité que vous développez au sein de ADOC, la compagnie que vous avez fondé à la suite d’Art&tça?
On a pour spécificité de s’attaquer à des enjeux sociétaux très inscrits dans le présent de nos publics. C’est pour ça qu’on parle d’alimentation (dans Nourrir l’humanité c’est un métier ; Nourrir) et de santé (dans Urgences) par exemple. J’ai envie de faire des pièces où les gens, en sortant, se disent: «j’ai une emprise directe sur mon quotidien, sur ce qui est en train de se passer.» Je trouve que le théâtre documentaire ça permet aussi de ramener la question de l’émotion, c’est la force du théâtre! Les sociologues, les historiens vont aussi faire des recherches sociologiques mais ils vont recueillir des faits pour essayer d’être le plus large possible alors que nous, on va chercher comment ça nous parle, comment ça nous touche. Le système d’empathie est mis à l’épreuve aujourd’hui, on ne regarde plus trop notre voisin parce que le monde est déjà assez rude et assez dur, on est davantage centré sur notre sphère intime, notre sphère familiale. Si la personne qui souffre à côté de nous ne fait pas partie de cette sphère, on ne la voit pas. Moi, j’aimerais bien qu’on arrête de se protéger et de se détacher, les injustices existent encore et il faut les voir.
Au-delà de l’enjeu de sensibilisation, il me semble qu’il y a aussi dans votre approche un enjeu de rassemblement communautaire permettant de partager les vécus et des expériences des personnes directement concernées. Quelle est votre approche du public?
Le public est au pluriel, c’est-à-dire qu’il y a différents publics. Un des premiers publics, celui pour lequel on a envie de créer, celui qui nous sensibilise et qui nous confirme qu’on est au bon endroit, qu’on est justes, c’est le public qu’on a rencontré pour créer. Aussi, on se sent de plus en plus connectés à ce public: à travers les témoignages récoltés, c’est lui qu’on met sur scène et on veut se mettre à son service. Nous, on ne vient pas de ces milieux que nous voulons porter sur scène, ce sont les interviews qui nous rendent légitimes, c’est pour ça que nous abordons la matière rassemblée de la manière la plus humble possible, en essayant de rendre simplement ce que les gens nous ont dit.
C’est une relation qui se négocie, qui se travaille constamment.
Et c’est ça qui est passionnant et valorisant. Quand les gens de ce public-là, les soignants, les agriculteurs voient nos pièces, ils nous font beaucoup de retours positifs en disant qu’ils se rendent compte que la problématique traitée existe pour beaucoup plus de personnes. C’est souvent l’épreuve de feu quand on joue pour la première fois devant eux, c’est là qu’on voit si on a réussi à être de réels porte-paroles de ce qu’on a envie de défendre.
C’est un théâtre qui ne donne pas le droit au mensonge, à l’approximation, à l’erreur par rapport aux faits énoncés. Il y a un niveau d’exigence qui est imposé par ce premier public. Le second public ce sont des gens qui se battent de manière militante autour de ces questions et là, le spectacle permet aussi souvent de les rebooster. Troisièmement, il y a des gens qui sont complètement novices de ces questions. Si on arrive à faire un tout petit peu bouger le regard qu’ils portent sur ces questions, c’est bien.
Quel est votre processus de création pour parvenir à tenir ces différents engagements et responsabilités vis-à-vis de vos publics?
L’important c’est d’aller rencontrer des gens et donc plus le processus est long, plus le travail est abouti. Mais en même temps, on peut déjà élaborer un premier jet très rapidement parce qu’on se rend compte que dans la diversité des interviews, il y a beaucoup d’éléments qui reviennent de manière systématique. Déjà dans les trois-quatre premières interviews qu’on fait sur un corps de métier, on se rend compte qu’il y a la base, le corps commun et après on peut creuser pour comprendre les spécificités. Donc notre travail est long parce qu’on a envie d’interviewer le plus de personnes possible, on fait des interviews de une à deux heures parce que ce sont eux les experts sur le sujet, les experts du vécu.
Ces dernières années, et pour la création d’Urgence, vous avez sollicité les témoignages du personnel de soins.
On est allé voir le personnel soignant, les associations, le Ministre de la Santé, les universitaires qui travaillent autour de ces thématiques, pour essayer d’avoir la vision la plus large possible. J’ai l’impression que c’est grâce à tout ça qu’on a une légitimité. On pourrait aller plus vite dans le processus, ça pourrait être très chouette mais on serait peut-être moins pertinent. Nourrir l’humanité, ça fait douze ans que ça tourne, on est à 550 dates. Et quand, aujourd’hui, je regarde les premières réactions à propos d’Urgence on voit que ça répond dans le milieu associatif (qui fonctionne beaucoup plus rapidement en terme de programmation que le milieu artistique): il veut directement s’emparer du spectacle, il y voit un outil au service des causes qu’il défend. Ça c’est aussi ce qu’on veut: nous poser comme théâtre au service de choses qui se font déjà, être complémentaires à ces actions militantes et citoyennes et ne pas être seulement une œuvre artistique qui s’arrête au moment où la lumière s’allume et les gens applaudissent. Mon théâtre est toujours un tremplin pour des discussions ou des actions qui viennent après.
Vous situez votre engagement dans la participation à ces activités et les initiatives coorganisées avec le milieu associatif mais aussi dans votre approche politique du théâtre documentaire.
Aujourd’hui tout le monde dit qu’il fait du théâtre qui parle de la société mais la question est «Comment est-ce qu’on en parle et est-ce qu’on est d’accord sur l’idéologie qui se trouve derrière la pièce?». Il y a du théâtre documentaire qui n’est pas politique, c’est un théâtre de constatation où on montre les choses. Mais, comme le disait Godard, est-ce qu’on montre des choses vraies ou est-ce qu’on montre ce que sont vraiment les choses?
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Les prochaines représentation de Urgence ont lieu les 8 et 9 octobre 2023 à Namur, dans le cadre du festival Prendre Soin.
Plus d’informations sur la compagnie ADOC.
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