Carte noire nommée désir
Émois20 février 2023 | Lecture 4 min.
épisode 7/14
Au moment de prendre place, le ton est donné: une femme noire nettoie le sol pendant un long, très long moment et nous l’observons en silence.
Au bout de presque trois heures de représentation, je sors de là quasiment en titubant- me rappelant que le théâtre est aussi une expérience sensible et physique- sans pouvoir décrire ce qu’il vient de se passer en moi parce que cette pièce m’a atteinte comme je m’y attendais pas, au plus profond de moi-même, de façon durable.
Cette pièce est un manifeste, un testament, un pamphlet.
Un k.o surtout.
Elle est tout.
Tant dans le contenu que dans la forme: théâtre, cirque, performance, comédie musicale, opéra. Appropriés, détournés.
Une puissance qui te frappe comme la foudre.
C’est comme s’il n’y avait rien eu avant et qu’il n’y aura rien après.
C’est la casse du siècle.
Cette pièce, c’est l’opprimée que t’as pas vue venir, qui pendant des siècles, a appris à te connaître et te comprendre à l’ombre de ton mépris.
Elle vient te surprendre avec tes mots, ta langue, tes outils. Toi qui la pensais muette, sourde, aveugle, inculte et imbécile. Corvéable à merci et te devant même la gratitude de l’être.
Et c’est le début de ta fin.
Pendant des années, on ne voyait pas ou peu de Noir·es sur scène ̶ noyé·es dans un casting majoritairement blanc ou relégué·es dans les stand-up (premier espace de vérité parfois) et je comprends, c’était sûrement de la peur: quand ce qui est caché devient visible et s’assied à table, c’est dangereux. S’assied à la table où il n’était pas invité, d’où il était même banni, non pas pour manger avec toi selon tes codes mais pour tout renverser et les faire péter, ces codes, avec une irrévérence délicieuse.
Art: terrorisme politique.
Quand le cinéma, la littérature et le théâtre s’emparent des récits, des vérités, du politique, c’est complet.
En allant voir des pièces assez régulièrement, je me disais que c’était comme s’il n’ y avait plus rien à dire, même si c’était parfois beau: la blanchité, la masculinité, la bourgeoisie et autres dominations nombrilistes se racontaient encore et encore, de leur point de vue. Parfois c’est si redondant, creux et vide qu’il faut forcément un bon budget pour miser sur la forme.
On ne se dit pas le plus beau, le plus intelligent et le plus cultivé à un concours auquel on a délibérément empêché les autres de participer parce qu’on se savait perdant. C’est de la censure. C’est de la dictature.
Un jour le mensonge éclate.
Parce que le témoin qu’on n’attendait pas débarque et tout le verdict change.
Il a fait sauter la porte d’entrée.
Quand les concernées se réapproprient leurs corps et leur Histoire, la partagent et fédèrent celleux qui se croyaient seul·es et incompris·es, c’est dangereux.
Dangereux pour l’ordre établi qui tangue et n’a d’autre destin que de disparaître, anéanti. Pulvérisé.
On ne domine pas éternellement en cachant.
Cette pièce est une révolution.
En imposant une culture, un visage au monde, en dominant et muselant, l’oppresseur ne faisait que gagner du temps car il devait savoir qu’on ne reste pas toute sa vie à genoux, toute sa vie trompé.
Cette pièce est historique.
J’ai pleuré, ri, tressailli.
J’ai vibré d’émotion devant ce testament qui m’était si généreusement offert, devant la force de la sororité, devant la puissance des gens qui brisent le silence et les chaînes et nous libèrent tous·tes.
Cette pièce est la révélation atomique d’une arnaque systémique.
D’une spoliation. Celle de la parole.
Cette pièce est un salut.
À l’instar de ces livres que j’ai enfin ouverts, politiques par la vérité qu’ils rétablissent et le répit qu’ils offrent.
J’ai aussi senti à nouveau dans ma chair, des siècles de violences.
Corps ̶ Regardez les corps! Ces corps que vous avez meurtris, fouettés, violés, exploités, mutilés, moqués, servant même d’expérimentation soi-disant scientifique. Comme ils se dressent dans la dignité que vous n’avez jamais pu arracher à travers les siècles.
J’ai à nouveau pris conscience d’autres violences:
Corps ̶ Regardez les corps! Ces corps que vous trouviez trop gros, qui sont cachés, fétichisés, insultés, moqués. Comme ils se dressent dans leur vérité.
Beauté scénique, déploiement de l’art, intransigeance du propos.
Encore une fois, ça se vérifie: on monte sur scène par nécessité. Il y avait urgence et il y a toujours urgence pour toutes les histoires qui attendent encore dans le placard, fomentant la prochaine mutinerie, pour inonder la planète de leurs vérités.
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Créée en 2006, la Compagnie Dans le Ventre explore les identités féminines, le rapport au corps et à la société. D’abord à travers des pièces d’auteurs, puis par un travail d’écriture plus personnel, dont les thématiques sont à la fois intimes, politiques et universelles.
Dès 2011, Rébecca Chaillon travaille à des formes aux envergures diverses: L’estomac dans la peau (2012 – solo / performance), Monstres d’amour (je vais te donner une bonne raison de crier) (2015) et, Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute (initié en 2016, crée en 2018), le spectacle interroge les assignations féminines à travers le football féminin. En 2020, Elisa Monteil crée au sein de la compagnie Rivière sale – exploration des assignations hétérosexuelles.
Carte Noire nommée Désir (2021), spectacle pour 8 performeuses afrodescendantes, s’intéresse à la construction du désir chez les femmes noires en France. Il se joue une quarantaine de fois sur la saison 21-22.
En 2022, la compagnie crée en coproduction déléguée avec le CDN de Besançon dans le cadre d’un contrat Société en Participation, Plutôt vomir que faillir, forme performative tout public à partir de 12 ans, qui articule adolescence et nourriture(s).
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