
Réhabilitons Welfare, le spectacle mal-aimé d’Avignon 2023
Émois3 août 2023 | Lecture 11 min.
Philippe :
« Julie Deliquet se perd dans la Cour d’honneur », a-t-on lu à quelques mots près dans Le Monde ou dans Les Échos. Le couperet est tombé avec la même vigueur assassine dans les textes de la plupart des médias français, du grand quotidien institutionnel jusqu’au petit blogue discret. La rumeur du festival a suivi le même élan. « Un tel spectacle dans la Cour d’Honneur est inadmissible; ça tue le prestige de ce lieu!», a-t-on entendu au café ou en tendant l’oreille aux bavardages des grappes de festivaliers sur la populeuse rue des Teinturiers. Et pourtant, Welfare, adaptation scénique d’un documentaire de Frederick Wiseman plongeant dans le quotidien d’un bureau d’aide sociale new-yorkais, ne méritait pas tant de fiel. J’ai trouvé pour ma part passionnants les partis-pris de la mise en scène, qui s’éloigne de la reconstitution documentaire pure pour transposer les témoignages en dialogues dramatiques.

Mais commençons peut-être par parler de l’espace scénique qui a tant fait couler d’encre. Julie Deliquet utilise toute l’horizontalité de la Cour d’Honneur et place ses personnages – des bénéficiaires de l’aide sociale et des agents qui tentent laborieusement de les aider – dans une tension et une distance constantes. Sur ce long linoléum de gymnase où leurs paroles atterrissent, elles sont pour ainsi dire écrasées et n’obtiennent pas le rebond escompté. Un reflet de l’incapacité du système à venir en aide aux plus précaires. N’as-tu pas trouvé cela intelligent?

Marie :
Je dois avouer que la cour ne m’a jamais parue aussi belle, de par la banalité de ce gymnase, dans le fait d’être redevenue simple plateau de théâtre. Elle y gagne en prestige, une façon très engagée de laisser tomber les apparats pour se recentrer sur le sujet, la circulation du texte. Dans une forme épurée, parfois rude, rugueuse et épisodiquement ennuyeuse, le théâtre devient parole essentielle. Ce geste réattribue au festival d’Avignon une fonction de lieu de débat.
Welfare divise et fait parler. Rien que pour cela et dès sa première représentation, le pari de son nouveau directeur est réussi: cette pièce, son implantation dans un tel lieu mythique provoquent la discussion, font de la Cour d’Honneur une agora. Il ne s’agit plus, comme souvent, de converser sur le contenu, la qualité d’un spectacle, mais sur les questions sociétales, politiques, les polémiques qu’il suscite par le seul fait de son existence ici. Pour Tiago Rodrigues, programmer Welfare dans la Cour d’honneur consiste justement à asseoir d’un geste fort et symbolique son projet de festival ouvert à tous et à toutes.

Philippe, j’ai posé cette question de l’espace à l’un des comédiens du spectacle, Olivier Faliez, remarquable, qui jouait un instructeur. Je souhaitais me faire confirmer ou infirmer l’hypothèse émise par nombre de personnes attestant que le spectacle sera meilleur lorsqu’il se produira en salle, sur un plateau plus petit, avec un resserrage scénique sur les comédiens. Sa réponse démontre l’importance de l’espace chez Julie Déliquet, constamment utilisé en élément de mise en scène: «Julie aime toujours qu’on prenne l’espace, qu’on collectivise au maximum toutes les scènes y compris les plus intimes. Donc, dans la Cour, le code de jeu était juste amplifié par rapport aux autres spectacles. Cela nous a demandé une plus grande puissance, une façon d’être plus solide, plus affirmée, des corps et une diction plus précises. Nous allons faire une grande tournée dans toutes sortes de salles, des Célestins à Lyon qui est un théâtre à l’italienne jusqu’à la Grande Halle de la Villette. Quoi qu’il en soit, ce seront toujours des plateaux plus petits que celui de la Cour (sourire). Il est certain que quand nous le reprendrons au Théâtre Gérard-Philippe fin septembre, cela va nous sembler être un tout autre spectacle.»

Philippe :
«Collectiviser au maximum». C’est exactement ce que j’ai perçu. Si la mise en scène échoue à mettre pleinement en relief le récit intimiste de chacun, elle surligne en contrepartie, dans cet espace vaste où les mots courent le risque de se perdre, les interrelations de leurs combats, le caractère collectif et sociétal de leurs luttes qui se ressemblent et qui achoppent dans la machine bureaucratique. C’est à mes yeux bien plus intéressant – bien plus politique – qu’une collection de témoignages individuels qui nous feraient pleurer chacun leur tour. La mise en scène, avec son parti-pris de distance entre les corps debout, raconte un système défaillant et expose une distance bureaucratique réelle, mais également la puissance collective de corps en lutte, qui continuent à se tenir droits.

Marie :
Je suis d’accord avec toi, c’est une force d’utiliser le grand angle. Durant l’entrée du public, les comédiens démontent à vue des portants métalliques supportant des toiles blanches, des sortes de box. Nous pouvons nous imaginer une polyvalence de ce gymnase où est aménagé un simulacre de guichets inhérents à ces institutions, censés recueillir de façon confidentielle la parole des usagers, cloisonner les histoires ou les vécus. Julie Deliquet élimine d’emblée ces box, qui instaurent finalement une confidentialité illusoire, et fait de la Cour un open-space social. Elle amène la parole des plus démuni·es sur un plateau et, comme tu le soulignes, amplifie sa résonnance en la laissant circuler sans entraves et au plus loin.

Philippe :
Après le spectacle, des amis me disaient: «La Cour d’honneur écrase ces personnages et nous place, spectateurs et spectatrices, dans une posture déplorable – celle de bourgeois de gauche caviar regardant la misère de haut et s’en félicitant». C’est une perception intéressante. Elle m’a fait réfléchir. Mais j’ai beau retourner cela dans tous les sens, je n’y vois encore qu’une utilisation brillante de l’espace. Je trouve très intelligent de nous placer à cet endroit. Possible que cela crée un inconfort, un sentiment de gêne par rapport à cette position privilégiée surplombante. Mais cette mise en espace du spectacle, à mes yeux, ne sert aucunement à conforter dans leur position dominante ceux qui ressentent cette gêne. Elle leur offre plutôt le recul nécessaire pour la constater de visu et en faire matière à penser. Pour les autres, ceux qui pourraient avoir connu l’aide sociale ou la précarité et qui ne ressentent probablement qu’un sentiment d’identification puissant, ce recul permet un regard sur eux-mêmes et contribue certainement à accentuer leur empathie naturelle pour les personnages de Welfare.

Marie :
Cela vient compléter cette réflexion entendue au fil du festival: «Est-ce que l’on a déjà vu un bureau d’aide sociale mesurant 30 mètres de long?!». La question est plutôt: Qui, présent dans les gradins de la Cour d’honneur, est déjà entré dans un bureau d’aide sociale? Nous ne parlons pas d’empathie, mais de vécu. J’ai personnellement travaillé pendant des années dans ces centres. Je n’ai pas condamné le jeu des comédiens et comédiennes car il était d’une justesse impressionnante. Ils ne trahissaient ni le personnel social, ni les usagers. Ceux qui criaient à la caricature ont calqué leur avis sur la représentation qu’ils avaient de ces lieux, de «ces gens» et non sur une réalité. Ce qui est montré ici, n’est ni caricatural, ni exagéré; c’est authentique. À en faire peur! Marie Payen est superbe, le naturel de son jeu est impressionnant, elle donne une force singulière à son personnage, elle incarne physiquement ce vacillement perpétuel qui la menace, la plongée imminente dans l’exclusion totale, le refus de la chute. Evelyne Didi est une Mme Gaskin inoubliable, maligne, vulnérable, perdue, sidérante. Salif Cissé excelle dans cette position intenable de détenteur d’un ordre à faire respecter et d’une sympathie d’origine, de classe, de vécu qui le met immanquablement sur la sellette. Olivier Faliez, fidèle acteur de la compagnie de Julie Déliquet, incarne un agent de l’aide sociale écartelé entre son humanisme et les limitations bureaucratiques avec lesquelles il doit composer. Il est un pivot de la répartition des dialogues, il se glisse dans une empathie bienveillante, évidente et lumineuse.

Philippe :
Je suis pleinement d’accord avec ton analyse du travail des interprètes. Parlons d’écriture, maintenant. Les critiques ont beaucoup dénoncé un texte linéaire, plat, sans transposition poétique. Je suis en profond désaccord. Je trouve justement qu’il y a eu un vrai travail d’écriture, sur les silences, les respirations, les élans de colère, les répétitions, les approximations de langage, de façon très précise. C’est peut-être une écriture plus anglo-saxonne – j’ai pensé à des auteurs britanniques chéris par le Royal Court Theatre de Londres, comme Dennis Kelly ou Martin McDonagh, pour n’en nommer que deux. Mais c’est bel et bien une poésie en soi. La France est peut-être moins friande de cette tradition de dialogue hyperréaliste ciselé, et peine peut-être parfois à en saisir la valeur. Il est aussi vrai que ce style «anglais» n’a que peu évolué au fil du temps, qu’il forme une sorte de bloc immuable, une façon de faire que certains pourraient trouver de plus en plus passéiste. Il n’en demeure pas moins que le caractère poétique de cette écriture est indéniable, de même que sa capacité à sublimer le réel tout en y restant collé au plus près.
Par contre, sur un sujet connexe, j’oserais peut-être un bémol. S’il y a un caractère anglo-saxon dans l’écriture et que j’en chante les louanges, il m’a semblé qu’il était néanmoins maladroit de rester trop fidèle au documentaire de Wiseman en situant l’action à New York. Si les codes d’écriture sont américains, la langue qui résonne est bien le français et le jeu des acteurs et actrices est bien ancré dans une tradition française. Voir ainsi ces interprètes faire semblant d’être à New York m’a semblé très artificiel. Une impression de supériorité intellectuelle française, comme si la France posait son regard critique lointain, sévère et sentencieux, sur les vils États-Unis. Or, cette pièce met en relief une situation en tous points exacte à celle de la France et de l’Europe actuelle. Si l’écriture est formellement «english», le propos, lui, ne l’est pas spécialement. Que l’action soit campée à New York m’a ainsi semblé embarrassant, ou plutôt superflu. Je précise toutefois que je n’ai pas vu le documentaire original de Wiseman, et que ceci explique peut-être mon manque de sensibilité à l’égard du contexte new-yorkais originel.

Marie :
Je n’ai pas non plus vu le documentaire, mais j’ai eu la chance d’échanger quelques mots avec Frederick Wiseman, en marge d’une rencontre au Cloître St-Louis. Il abondait dans notre sens, constatant une triste réalité: la situation qu’il a filmée il y a 50 ans est d’une actualité criante et se transpose maintenant dans de nombreux pays. Je pense, en effet, que Julie Deliquet aurait écarté les reproches l’accusant de trop coller au documentaire, si elle avait fait cette transposition géographique et temporelle dans un ici et maintenant, qui aurait renforcé la symbolique du choix du lieu.
Philippe, finalement, je trouve que lors du spectacle de clôture, By Heart, Tiago Rodrigues seul, dans la Cour d’honneur avec 10 chaises vide derrière lui, a apporté en deux phrases la meilleure réponse à cette intemporelle question de l’utilisation de l’espace scénique: « Alors, je vous le dis tout de suite, ce spectacle n’est pas du tout fait pour la Cour d’Honneur! C’est un spectacle intimiste, il y aura donc une intimité à trouver. Pour ma part, je jouerais le spectacle comme d’habitude, le défi d’intimité c’est vous qui devrez le relever! ». Une façon à la Perec dans Espèces d’espace, d’interroger ou de lire l’espace.
Philippe :
Il me semble qu’il n’y a pas meilleur mot de la fin!
_____
Welfare est à voir en ligne pour encore quelques semaines sur le site de France TV.
Pour les Belges qui auraient envie de voir le spectacle au cours de la saison 2023-2024, les représentations les plus géographiquement accessibles auront lieu au Théâtre du Nord, à Lille, en avril 2024.
La pièce s’arrêtera aussi dans de nombreuses villes françaises au fil de la saison.
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