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ICE - Bahar Temiz ©Margot Briand

24h dans la vie du théâtre des Doms

En ce moment

À quoi bon avoir pour directeur un auteur si on ne s’autorise pas des récits? C’est en substance le moteur qu’évoquait Alain Cofino Gomez – directeur des Doms et auteur, donc – quand récemment il présenta la riche programmation de son théâtre avignonnais pour le festival Off 2022. Avec en guise de préambule une remise en contexte de cet outil d’exception. 


«L’exception de cette entreprise réside autant dans le bâtiment propice à la convivialité avec sa cour et son jardin, que dans le fait qu’il s’agit d’y faire vivre une mission de délégation de service public. Les Doms sont donc le seul théâtre du Off voué à la promotion d’une représentation territoriale qui, tout au long de l’année comme durant le festival, accueille, accompagne et rémunère le geste artistique, depuis vingt ans… Nous avons une équipe de 5 permanents, une trentaine de contractuels en condition de Festival off pour un budget consacré à 70% à sa mission et à la production artistique et 30% à la structure pour une subvention de près de 900.000€. Cela veut dire, dans les faits, un  financement public très important investi dans la créativité et la poésie d’un petit peuple francophone qui bouillonne de propositions à dévoiler dans la cité des papes en juillet, une bonne centaine d’artistes en fait, de comédiennes, de régisseuses, d’attachées de diffusion, de créatrice  lumière et son, autrice, danseuses, performeuses, slameuses, journalistes, collaboratrices artistiques et leurs collègues trans et masculins.»

 Le cadre ainsi posé, place au récit, à l’immersion, à la juste dose d’anticipation.


«Le festival off aux Doms, nous y voilà, enfin. Vous venez d’arriver, c’est bientôt  la fin de la journée, vous constatez  une fois de plus l’épaisseur de la chaleur qui englobe la Cité des papes. Vous la reconnaissez comme votre principale ennemie. À peine vos bagages déposés dans votre AirBnB, une denrée rare cette année, tout est complet, vous foncez trottinant dans la ville offerte aux arts de la scène pour découvrir un premier spectacle aux Doms.

18h30. Une chronique sur l’État du Monde

18h30. Une performance quotidienne, une chronique sur l’État du Monde, un spectacle d’une demi-heure qui se renouvelle chaque jour du quotidien physique et numérique, un écran, un ordinateur, des invités surprises, une équipe de journaliste-dramaturges et la présence de Valerie Cordy en cheffe d’orchestre de ce happening qui essayera de nous raconter le monde tel qu’il advient sur l’Internet comme sur notre terre. Bien entendu, il sera question de notre ici et maintenant, des questions cruciales et parfois trompeusement anodines qui le traversent. Valérie Cordy – habituée de ce type de performance, elle se produit notamment dans le Live Magazine – présentera ici une forme concentrée renouvelée quotidiennement, un pari singulier dans le contexte du festival Off.

État du Monde: les chroniques – Valérie Cordy © Stephen Vincke
19h. La représentation d’une représentation

19h. À peine sorti d’un instant performatif au jardin des Doms, vous voilà embarqué dans la représentation d’une représentation. Celle d’un moment charnière, entre l’ancien et le nouveau, entre le vieux monde théâtral et la relève? La représentation dans la représentation, puisqu’il s’agit de personnages imaginés par Tom Lanoye, romancier, poète, chroniqueur, scénariste et dramaturge belge néerlandophone. Un des auteurs les plus lus et primés aux Pays-Bas et en Flandre. Lanoye s’est emparé de l’œuvre d’Edward Albee Qui a peur de Virginia Wolf? pour la mettre en abyme. Nous retrouvons sur scène un vieux couple d’artistes qui jouent depuis de trop longues années la pièce d’Albee sur les scènes régionales et municipales les plus reculées. Vient le jour où il faut encore une fois renouveler la distribution et choisir de nouveaux partenaires. Or le temps fait son œuvre sur les esprits et les corps, mais aussi sur les identités, et si certaines ont peur de disparaître dans la douleur de l’oubli, d’autres identités émergent et s’extirpent du néant identitaire avec la même douleur sourde. Voilà! Tout est là pour faire théâtre dans le théâtre, une bagarre, une guérilla politique et intime et encore une fois, l’ancien et le nouveau qui se frottent et se confrontent pour dessiner peut-être un demain de réconciliation… Qui a peur, un spectacle mis en scène par Aurore Fattier.

Qui a peur – Solarium © Prunelle Rulens
20h30. L’heure du slam

20h30. C’est l’heure du slam aux Doms avec Brûler Danser la proposition de Lisette Lombé et Cloé du Trèfle pour la Garden Party. Il s’agit d’un des quatre spectacles du dispositif Garden Party, un appel à candidature pour la création d’une pièce courte dans la salle du jardin durant le festival off aux Doms. Les projets lauréats reçoivent la somme de 20.000 euros pour créer une forme de maximum 30 minutes. Un projet Jeune Public, un autre consacré aux cultures urbaines et un dernier ouvert à toutes les formes  scéniques  contemporaines. Et  enfin, cette année exceptionnellement, en guise d’un idéal de futur partagé et rassembleur, nous avons invité le Théâtre de ville flamand de Bruxelles, le KVS, avec une performance que nous coproduisons. Mais revenons à Brûler Danser, qui se veut une poésie électronique et qui nous propose de vivre la remontada post-covid, sa force verbale  et musicale. Une renaissance après le choc post-traumatique collectif que la pandémie a suscité. Ici, on nous propose trente minutes pulsées au clavier et à la corde vocale. Lisette fait partie du mouvement slam de la Belgique francophone, un mouvement plutôt  féminin et féministe en tous cas, porteur de valeurs inclusives loin du cliché que véhiculent parfois les arts urbains et la culture rap.  

Brûler Danser – Lisette Lombé / Cloé du Trèfle © Julie Guiches
21h30. Prostituées de toutes les prostitutions

21h30, c’est incroyable, mais il fait toujours aussi chaud. Vous avez dégusté un plat du jour et un verre de rosé dans notre Gargote, le restaurant qui prend place dans la cour du théâtre tout au long du festival, à l’abri du tumulte des rues bondées, au calme… Vous entrez dans la salle, vous remerciez le système de climatisation. Devant vous, une table s’étire longuement et reçoit une dizaine de personnes, des prostitués de toutes les prostitutions qui témoigneront de leur réelle inscription dans nos vies à toutes et tous. Plaidoyer résolument contre l’abolitionnisme, inscrit dans une démarche d’écriture du réel, cette œuvre scénique d’une sobriété époustouflante nous trouble, nous choque et nous confronte à notre hypocrisie plus que centenaire, celle qui renvoie les travailleur·euses du sexe à l’invisible et de fait à la cruelle et trop souvent mortelle insécurité socio-économique. Dix figures de la prostitution parlent, un parler véritable, sans fard, parfois cru, de ce qui tisse leur quotidien et leurs espoirs sans doute, d’un avenir qui verrait le politique adopter des lois intégrant leur profession à l’ensemble des droits et des dispositifs sociaux comme pour tous les travailleurs et travailleuses. Un spectacle créé par le collectif La Brute (Jérôme de Falloise, Raven Rüell, Anne-Sophie Sterck).

Paying for it – La Brute © Hubert Amiel

22h30. Il est temps de prendre un dernier verre et de rejoindre votre Airbnb en traversant les ruelles à peine rafraîchies de la nuit récemment tombée. Des rues pleines de gens qui parlent de théâtre, essentiellement, follement, désespérément… 

9h30. Promenade dans les bois

9h30. Le lendemain. Ça pique un peu. Fallait-il trainer au bar du In, à parler de théâtre encore dans la ville du théâtre? 9h30 c’est  tôt, mais les très jeunes enfants sont déjà pleinement occupés à leurs divers projets hyperactifs. C’est le bon moment, nous le pensons, pour leur proposer un spectacle qui les prend par la main pour les amener avec douceur à une promenade Dans les bois, première incursion de la journée dans la Garden Party. Sur scène, donc, de délicieuses marionnettes, une actrice-chanteuse et une violoncelliste. La nature et les animaux des bois sont convoqués, apparaissent, chantent parfois et disparaissent au gré d’une balade sylvestre destinée au tout jeune public à partir de un an. Une proposition de Charlotte Bouriez. 

Dans les bois – Charlotte Bouriez © Étienne Plumer
10h. Des ombres qui se déploient

10h. À peine le temps d’un café croissant et vous voici dans la salle cette fois, mais toujours avec une proposition pour le jeune public, du théâtre d’ombres qui se déploient à vue. Les images s’animent sur l’écran tandis qu’au premier plan les manipulations sont visibles et les illusions dévoilent leurs secrets de fabrication. L’histoire, celle d’une fillette que l’on amène au fameux docteur Spongiak pour la faire accéder l’âge de raison. Un regard tendre et loufoque sur ce qu’attendent les parents de leurs enfants, mais aussi inversement, ce que les enfants attendent de leurs parents. Un spectacle écrit et ombré par Théodora Ramaekers dans une mise en scène de Sabine Durand.

La méthode du Dr. Spongiak – Moquette Production © Paul Decleire
11h. Chorégraphie de cordes

11h. La Garden Party, deuxième projet. Il s’agit de «Ice» de Bahar Temiz, une performance de 30 minutes au jardin du Théâtre. L’artiste, née à Istanbul, s’inspire des récits de voyageurs polaires et de leurs expéditions vers l’Antarctique au début du XXe siècle. Il est question de contemplation, de froid et de cordes. La chorégraphie  sculpte un faisceau de cordes, tandis que la performeuse  semble obéir à ces mêmes cordes. Installation dansée  et performative, cette proposition connaît une forme longue qui est représentée au KVS cette saison.

ICE – Bahar Temiz © Danny Willems
12h. Les mots colonisés?

12h. Les cigales ont entamé leur travail, parfois assourdissant, oui, il recommence à faire chaud, elles le savent et le chantent. En salle, on se pose des questions sur les mots, le vocabulaire, l’usage des mots, l’usage officiel et les autres. Il est question du mot Koulounisation. Existe-t-il vraiment? Que doit-on dire: Guerre d’Algérie ou guerre d’indépendance algérienne ou bien guerre de libération nationale ou encore révolution algérienne? Si les mots ont un sens, une direction, qu’est-ce qui les dirige? Qui dirige le vocabulaire et à quelle fin? Et pour finir, les mots sont-ils réellement colonisés? Du théâtre documentaire, une enquête intime et politique qui avec sobriété et intelligence nous éclaire sur ce que les mots disent de nous, de ce que nous sommes, de ce qui a été fait en notre nom. Un spectacle conçu et interprété par Salim Djaferi sous le regard dramaturgique d’Adeline Rosenstein.

Koulounisation – Salim Djaferi © Thomas Jean Henri
13h. Le partage d’un parcours

13h. Retour au jardin, la Garden Party poursuit son cours. Lylybeth Merle nous attend pour partager avec nous sa transition de genre. Dans une forme performative entre le cabaret et le théâtre, elle nous raconte la découverte, la reconnexion et la guérison. Le spectacle court LilithS raconte et transmet une vie et un parcours trans et queer au travers notamment de documents sonores qui convoquent la mère, la tante et la grand-mère de Lylybeth. Une proposition Cabaret Drag-Queer de Lylybeth Merle qui sera accompagnée sur scène de Baxter.

Lilith(s) – Lylybeth Merle © Ines Detraux
13h15. Vers un territoire archaïque

13h15. Ce jour-là, il faudra faire un choix puisqu’à quelques mètres de là, chez notre partenaire danse, le Centre national de Développement chorégraphique d’Avignon, 235 autrement appelé Les Hivernales, une compagnie sélectionnée par les Doms proposera une chorégraphie de Leslie Mannès, Forces. Avec ses complices Thomas Turine au son et Vincent Lemaître à la lumière, ils créent un spectacle hypnotique qui se développe subtilement sur un mode progressif qui dessine un parcours physique, partant d’une quasi-immobilité futuriste et sombre pour nous mener vers un territoire archaïque, lumineux et mouvementé. Trois femmes s’emparent de l’espace scénique et font exister une danse qui invente un rituel aussi puissant que féminin.

Forces – Mannès / Turine / Lemaître © Hichem Dahes
14h15. Le début radical d’une histoire radicale

14h15. Nous voici sur les bancs de l’école à revivre nos premiers émois, la découverte des autres et de la littérature, la poésie. C’est le début de l’histoire, le début radical d’une histoire radicale parce que d’amour, pur et dur. C’est un spectacle époustouflant qui nous embarque sans que nous puissions reprendre notre souffle. C’est une performance d’actrice émouvante et une écriture scénique troublante qui allie étrangement le geste théâtral innovant à celui très classique de la comédie incarnée. Un ovni, c’est certain, qui ne laissera personne indifférent. Un spectacle inspiré de faits réels et de la vie de Gabrielle Russier, professeure agrégée de lettres qui à la suite d’une liaison amoureuse avec un de ses élèves âgés de seize ans sera condamnée à un an de prison avec sursis pour enlèvement et détournement de mineur. Un spectacle d’Edwige Bailly et Julien Poncet.

Tout ça pour l’amour! – Edwige Baily et Julien Poncet © Julien Poncet
15h. Essentiel et finement pop

15h. Il suffit, cette fois, de traverser la rue et d’entrer dans le club de jazz voisin des Doms, l’AJMI, la Scène de Musiques actuelles d’Avignon pour assister à un concert pour les plus jeunes. André Borbé, auteur-compositeur et interprète, a également été sélectionné pour participer à cette édition qui ne voit pas moins de trois propositions destinées au jeune public. Ici, les chansons sont écrites à hauteur de l’enfant, et si les refrains restent en mémoire longtemps après les avoir entendus, c’est bien qu’il y a dans ces chansons quelque chose d’essentiel et de finement pop! Dans tous les cas, que l’on soit enfant ou adulte, le tour de chant de Borbé est à l’évidence une bulle de douceur nécessaire comme le sont ces moments chaleureux qui nous outillent pour affronter le monde.

Une ouïe inouïe – André Borbé @ Fabienne Henriet
16h10. Un spectacle invisible

16h10. Le chemin est plus long, mais la promenade est belle qui vous amène à pied ou à vélo sur l’Île Piot, chez notre partenaire cirque, Occitanie fait son cirque en Avignon. Un petit village au bord du Rhône qui reçoit le monde circassien le temps d’un festival dans le festival. Vous y verrez, et ce n’est pas une image, vous y verrez un spectacle invisible, sensoriel voire sensuel, un spectacle qui ose cacher le geste circassien pour faire sentir au public la beauté comme une expérience nouvelle, une expérience qui demande à chacune et chacun de développer des sens nouveaux. C’est un projet idéaliste qui veut réconcilier les voyants et les non-voyants autour du spectacle, dans le cercle revisité du chapiteau. Un spectacle du Collectif Raffale: Sonia Massou, Julien Pierrot et Thibeaut Lezervant.

Sanctuaire sauvage – Collectif Rafale @ Basti
16h30. De quoi sera fait demain?

16h30. Les cigales ne fatiguent donc jamais? Les festivaliers non plus. Au pire ils se relaient et se passent le mot de bouche à oreille. Ici, c’est la bombe, La Bombe Humaine, celle qui va exploser, on le sait et on ne fait rien. Mais que faut-il faire? Que faudrait-il mettre en œuvre pour que la catastrophe climatique s’éloigne et est-ce encore un projet réaliste? Ce sont les questions que l’on se pose toutes et tous et que se pose Eline Schumacher, jeune et talentueuse comédienne belge qui, d’ailleurs, nous invite à suivre son cheminement amoureux et écoresponsable avec l’aide malicieuse de son comparse en metteur en scène Vincent Hennebicq. Tous deux jouent leurs propres rôles et racontent la création du spectacle qui se joue devant nous. Mais au fond, ce jeu du vrai et du faux, ce travail d’écriture de la mise en abyme et du documentaire cache encore cette question lancinante qui traverse la sélection 2022 du Off aux Doms: de quoi sera fait demain, alors que nous venons d’avoir 20 ans?

La bombe humaine – Popi Jones © Andrea Messana
18h30. Fin de parcours

18h30. Après un Pac à l’eau bien glacé, vous hésitez; allez-vous revoir les Chroniques de Valérie Cordy et goûter à une performance renouvelée? Qui aura-t-elle invité pour parler de quel présent, de quel avenir? Voilà, deux jours passés ensemble dans la folie du Off, aux Doms avec les belges francophones, mais nous ne sommes pas les seuls à habiter l’intramuros avignonnais…»


Pour conclure ce parcours, Alain Cofino Gomez y associe les artistes et spectacles de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui se retrouvent cet été à Avignon, et rassemblés sous la couverture noir-jaune-rouge de la brochure Non peut-être! – expression bruxelloise qui signifie  «Oui, bien sûr!». Comme une invitation à célébrer ce que le directeur des Doms appelle «l’anniversaire du futur», avec pour convives «des artistes à la force créatrice inébranlable».

Le festival a lieu du 7 au 28 juillet 2022. Découvrez ici la riche programmation du théâtre des Doms.


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