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«Mademoiselle Agnès», lumières et mise en scène Philippe Sireuil. (2021) ©Hubert Amiel.

Gestionnaire le matin et artiste l'après-midi

Grand Angle

Alyssa Tzavaras En sortant de l’Insas en 1974, vous vouliez faire de la mise en scène ou bien vous aviez déjà le désir d’avoir un lieu?

Philippe SireuilL’INSAS ou l’IAD ont aidé au bouleversement du champ théâtral, il faut le souligner, nous invitant à penser le travail théâtral dans toutes ses composantes. Lorsque je sors de l’école, je tombe immédiatement dans une profession fortement chamboulée par 1968 et ses conséquences immédiates: à cette époque naît ce qu’on a appelé le mouvement du «Jeune Théâtre» et dont je fus un des nombreux acteurs; on n’imagine pas alors travailler comme metteur en scène freelance dans tel ou tel théâtre – les possibilités existaient d’ailleurs peu – et les théâtres installés nous paraissaient totalement désuets. Le désir d’un lieu allait «de soi». Et je participerai à la mise sur pied d’une expérience à plusieurs: l’occupation d’un ancien cinéma situé chaussée de Wavre, près de la Place Jourdan, le Ciné Rio.

Philippe Sireuil ©DR.

Ce lieu était donc l’ancêtre du théâtre Varia?

En quelque sorte. C’est au Ciné Rio que j’ai appris à travailler avec d’autres: Marcel Delval du Groupe Animation Théâtre, Toni Ceccinato de la Compagnie Sans Souci, Christian Baggen, Philippe Geluck et Margaret Jennes du Théâtre Hypocrite.

Comment aviez-vous découvert cet espace? Le lieu était vide et vous l’avez investi?

Nous le squattions en réalité. La commune d’Etterbeek avait prévu de le détruire pour rénover le quartier, le lieu était donc appelé à disparaître. Nous y avons présenté nos spectacles respectifs jusqu’à la fin des années septante, date à laquelle j’ai découvert, grâce à Patrick Rogiers, un bâtiment énorme, situé tout près: le Théâtre Varia.
Naît alors l’ambition d’y loger ma pratique artistique, et de faire revivre ce théâtre né au début du vingtième siècle; et, en août 1981, Marcel Delval, Michel Dezoteux – mis en relation par mes soins – et moi décidons d’investir le lieu, tour à tour théâtre d’opéra, salle de café-concert, cinéma, puis garage (là où se trouvent aujourd’hui les escaliers qui mènent à la grande salle, il y avait deux rampes qui permettaient d’accéder à l’étage en voiture – ce que nous avons fait d’ailleurs le jour de notre conférence de presse inaugurale, de façon excessivement prétentieuse ou provocatrice, c’est selon: tous les trois habillés en blanc, dans une Oldsmobile blanche) et enfin, espace indéfini servant d’entrepôt. Lorsque nous y pénétrons, ne restent que l’enceinte en brique, et une très belle charpente; le volume impressionne et stimule. Il donne l’envie de fonder une aventure portée et partagée par des artistes.

Pour vous la gestion d’un lieu et la mise en scène, c’est un seul et même métier?

Non, ce sont deux métiers différents, mais qui nécessitent, selon moi, des dispositions analogues. C’est à partir de la scène qu’on doit penser l’organisation du bâtiment, de l’institution qui l’abrite, de l’équipe qui l’accompagne, c’est ça qui doit sans cesse conduire la réflexion. Le plateau nécessite une intendance, une logistique, une cohésion, un partage d’objectifs communs. Diriger un théâtre, et mettre en scène, c’est, dans les deux cas, être celui qui distribue (un peu comme être Zidane), qui a une vision du jeu, qui sait vers qui transmettre et renvoyer le ballon.
Quand j’étais encore étudiant à l’INSAS, j’étais un touche-à-tout: montage et chargement de décors, assistanats divers, fabrication d’ambiances sonores, prendre puis donner des cours d’éclairage à des amateurs, etc. J’étais passionné par tous les aspects de ce métier, il y avait un coté «bricolo» que j’adorais.
J’ai toujours pensé mon travail de metteur en scène à l’intérieur d’un lieu dont je pourrais organiser le cours, les conditions de production déterminant le projet artistique. Il me paraissait inconcevable de faire autrement.

Je sors également tout juste de l’INSAS et je voudrais vous demander si vous conseilleriez à des jeunes metteurs en scène aujourd’hui de créer, comme vous l’avez fait, leur propre lieu? Qu’est-ce que vous diriez à ceux qui aimeraient sortir des systèmes de productions classiques, qui aimeraient instaurer un circuit court par exemple? Qu’est-ce que vous feriez aujourd’hui?

Prendre un lieu, c’est s’amputer d’une liberté, ça oblige à être curieux des autres, présent, ou dans tous les cas à être souvent au contact, à ne pas éteindre son ordinateur… Il ne faut pas penser qu’on peut s’approprier un lieu pour soi seul·e, il faut coopter, faire œuvre commune. Ne pas craindre la machine, la partager, ne pas rester en dehors, et avoir la capacité de se coltiner l’administration et la gestion, et la ribambelle des contraintes qui vont avec. Il faut avoir deux cerveaux, pouvoir être «gestionnaire» le matin et «artiste» l’après-midi, et s’entourer de collaboratrices et collaborateurs impliqués.

Nous, on a trouvé un lieu, rue de l’Indépendance, on est tombé sur un bâtiment sublime. On a discuté avec les gens du quartier, on a mené notre petite enquête pour savoir ce qui allait advenir de cet endroit… Mais est-ce que ça a encore un sens d’ouvrir un nouveau lieu à Bruxelles aujourd’hui?

Prendre un lieu, c’est s’amputer d’une liberté.

Arriver à convaincre les pouvoirs publics de financer un nouveau lieu dans une ville qui est plutôt bien dotée… sera sans doute compliqué: la situation d’aujourd’hui n’est en rien comparable aux années quatre-vingt du siècle dernier. Et c’est sans doute, politiquement, peu recevable. Reste à investir les nombreux lieux qui existent aux esthétiques et pratiques diversifiées. Il faut pousser les portes, ne pas rester sur le seuil. Et la mobilité des directions qui s’institue peu à peu devrait concourir à l’émergence d’autres perspectives que celles qui m’ont accompagné.

La Place des Martyrs et son théâtre, dirigé par Philippe Sireuil. ©DR.

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