RECHERCHER SUR LA POINTE :

©Fabienne Cresens

Dans les yeux de nos mères, il y a quoi ?

Émois

Quand on est une chanson, il existe de nombreuses manières de toucher. Certaines nous effleurent à peine: un souffle léger sur l’épaule, et elles s’envolent. On les fredonne alors distraitement, en regardant le ciel. Les chansons d’Alain Souchon ont cette texture aérienne: du coton qui tournerait dans nos mémoires, s’effilochant parfois sans jamais nous quitter.

Chansons poisseuses, comme un zinc graisseux éclaboussé de bière.

D’autres, au contraire, nous collent. Elles s’incrustent dans le bois rugueux de nos affects. Dans le sud de la France, on dirait qu’avec ces chansons-là, ça «pègue»: chansons poisseuses, comme un zinc graisseux éclaboussé de bière, au fond titubant de la nuit. Chansons pouilleuses, mal savonnées, chansons branlantes aux côtes fêlées. Les Yeux de ma mère, une des plus célèbres chansons d’Arno, est de celles-là. Elle nous dit des choses que nous n’avions pas envie de penser. Des trucs sur nos mères, que l’on ne voulait pas savoir; des trucs sur la corde entre elles et nous, qui n’en finit pas d’être tirée. Des trucs sur notre amour d’elles.

Au début des Yeux de ma mère, la lumière. C’est par là qu’Arno nous attrape, parce que c’est joli, et absolu, sans réserve et confiant: «dans les yeux de ma mère, il y a toujours une lumière.»

De fait, on y voit poindre la lueur vivifiante de l’aube, quand se lève avec elle la mère à la clarté bienfaitrice, qui revient inlassablement agrandir le jour. L’air du refrain est ainsi comme une feuille tremblante, bercée dans son lit de printemps par Arno à la voix maladroite, à la tendresse rêche.

Quelque chose d’une allumeuse, mais quelque chose d’une emmerdeuse, aussi.

Mais les couplets, eux, installent une toute autre lumière – une autre mère, et la même.
Sa lumière se mue en éclat de feu follet, son œil se fait torve: «Ma mère elle a quelque chose de dangereux», observe Arno. Les yeux de sa mère tournent au jardin embrasé, rougi par le désir suspendu qui palpite au bout des torches: elle a, oui vraiment, quelque chose d’une allumeuse avec en plus, avertit Arno, «des yeux qui tuent». Une allumeuse consumée par la nuit, dont l’éclat au matin se noie dans les cendres de l’ennui: quelque chose d’une allumeuse, mais quelque chose d’une emmerdeuse, aussi.

Ainsi la chanson compose-t-elle une mère en décomposant lentement sa lumière – toutes ses lumières. Une lumière qu’on aurait oublié d’éteindre: dans la chanson s’étale la vigilance obstinée de la mère, peau contre peau, la mère à la lumière décrassante, qui ne s’arrêtera ni à l’odeur, ni à la honte, ni aux emmêlements inextricables que l’on forme d’être vivant. Une mère qui saura que c’est moche, et qui reste. Elle sait les recoins du corps mal peignés et les animaux qu’on a laissé moisir au fond du ventre – les pieds qui puent, les jours «bourrés comme une baleine» et «comment je suis nu». Elle sait qu’on se coince les doigts, depuis l’enfance, dans les murs et les fenêtres ouvertes – elle sait les instants «cons et faibles» et le basculement dans la merde. Et Arno sait, lui, la lumière infaillible et l’amour, «trouvé toujours dans les yeux de ma mère».

Un collage de splendeur glauque, d’étoiles et de bas fond, d’impudeur et de révérence, de sexe et d’innocence…

La chanson jette sur la mère d’Arno, et sur toutes nos mères, une lumière impure. Elle éclaire une intimité de corps à corps, une familiarité des crevasses et de l’instinct qui nous dérange un peu. Que faire, en effet, des couplets d’un adulte qui chante de sa voix fendue que sa mère est la «reine des suppositoires» et qu’il aime «l’odeur en dessous de ses bras»: évidemment, on préfère chantonner le refrain, qui parle d’un attachement légitime avec des mots propres. Or, c’est précisément par ce collage de splendeur glauque, d’étoiles et de bas fond, d’impudeur et de révérence, de sexe et d’innocence que la chanson d’Arno nous reste entre les lèvres: elle plonge avec une voix d’adulte dans un amour d’enfant, dans sa mémoire, dans ce qui désormais certainement lui manque, mais que la chanson a le pouvoir de convoquer. Est-ce qu’elle sait encore vraiment, la mère, comment son fils est nu ou comment ses pieds puent? Alors la chanson comme un oubli et un refus de l’oubli, comme un deuil et ce qui échappe au deuil. Comme un rappel toujours vif de l’amour trouble et irrattrapable des mères, qui scintille encore au fond des yeux et que la chanson s’efforce de redire, en mêlant les lumières et les temps. Là repose la sale magie des Yeux de ma mère – une audace à bras le corps, pour prendre l’amour par tous les bouts et les mélanger. Tandis qu’il se repose, on gardera avec nous la chanson d’Arno, pour les moments où nous aurons besoin des différents côtés de la lumière. Dans les matins hésitants ou limpides, on la murmurera. Couplets, et refrain.  


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