RECHERCHER SUR LA POINTE :

©️Barbara Buchmann-Cotterot

Place aux narrations féministes

En ce moment

Expériences festivalières

Un festival, c’est une condensation, dans un espace-temps restreint, d’activités et de participant·es autour d’une discipline partagée. C’est un espace-temps marqué par l’intensité, voire l’excès, dont la dynamique tranche avec celle de la vie quotidienne. On s’y presse, on l’attend avec impatience. Pour les professionnel·les et les amateur·ices, c’est un rendez-vous inratable. Peu de festivals ont cependant atteint le statut quasi mythique du festival d’Avignon, qui, à chaque édition, célèbre le théâtre autant qu’il se célèbre lui-même. Le spectacle Cour d’honneur de Jérôme Bel, performé dans ce lieu emblématique du festival en 2013, en est la preuve aussi touchante qu’éclatante.

Le festival Off, dont les origines remontent à 1966 avec les premiers spectacles d’André Benedetto accueillis au Théâtre des Carmes en parallèle de la programmation de Jean Vilar, est certes moins mythifié. C’est lui pourtant qui rassemble le plus grand nombre de spectacles, d’artistes et de spectateur·ices. Les artistes s’y précipitent pour essayer de renforcer leurs réseaux, attirer le plus grand nombre possible de ce public potentiel rassemblé dans la cité, se distinguer parmi les centaines de spectacles joués chaque heure dans les différents lieux, plus ou moins adaptés, de la ville.

Bref, le festival d’Avignon est aussi excitant qu’épuisant tandis que la «festivalisation» interroge le rapport de consommation de l’art. On le sait, on voit souvent trop, on n’a pas le temps de digérer les spectacles, de les laisser vivre en nous: en moins d’une heure les images et émotions d’une proposition sont déjà remplacées par l’univers dans lequel nous plonge la suivante.

On connaît ces critiques, elles se justifient en général. Mais quand, à l’inverse, les propositions se complètent les unes les autres, quand les mots et images d’une œuvre sont repris, renforcés, complétés par l’œuvre qui suit, quand, plutôt que d’écraser le sens, celui-ci est coconstruit par les différentes créations, c’est une tout autre expérience qui s’ouvre à nous. Bien évidemment, cette porosité est toujours à l’œuvre lors d’un festival et le hasard peut merveilleusement faire s’entrechoquer des narrations, créant en nous des idées et émotions aussi originales que déconcertantes. Mais ce dont je voudrais parler ici, c’est quand cette expérience est le résultat d’une programmation, autrement dit de choix réfléchis. En effet, si chaque programmateur·ice de saison théâtrale rêve peut-être que son public assiste à l’ensemble de sa sélection, ce rêve a davantage de chance de se réaliser dans le cadre de cet espace-temps à part qu’est le festival.

Se plonger dans la programmation du Théâtre des Doms

S’interroger sur les récits qui nous sont racontés. Observer les formes choisies pour nous les transmettre et les modalités d’adresses mises en place.

Le théâtre des Doms, c’est le Pôle Sud de la création de la Belgique francophone, sa vitrine dans la cité des papes. La structure, actuellement dirigée par Alain Cofino Gomez vise à promouvoir – en particulier pendant le festival – des artistes de la Fédération Wallonie-Bruxelles. L’enjeu de diffusion y est donc essentiel. Si la structure accueille de nombreux·ses professionnel·les, elle a également été adoptée par les festivalier·ères. De fait, en raison de la qualité de sa programmation, le théâtre des Doms s’est, au fil des années, véritablement imposé dans le off.

Pour son édition précédente, le directeur du festival s’était livré lui-même à une mise en récit de sa programmation, mettant en connexion expérience des spectateur·ices et spectacles accueillis dans son lieu. Cette année encore, c’est à un parcours réfléchi qu’il nous invite: «Le Festival OFF aux Doms, sera en 2023, le festival des parcours flamboyants, uniques et hors du commun, profondément humains et beaux, qui racontent les combats perdus ou gagnés de femmes, et parfois d’hommes, aux prises avec le changement, l’évolution et l’alternative.»[1][1] lesdoms.eu

Il s’agit donc de répondre à cette invitation, et de s’interroger ce faisant sur les récits qui nous sont racontés, sur les épreuves qui nous sont confiées et sur la manière dont celles-ci sont surmontées. Il s’agit d’observer encore les formes choisies pour nous les transmettre et les modalités d’adresses mises en place. Bref, rassembler ces parcours de flamboyant·es et observer quelles expériences et sensibilités ils nous livrent ensemble aujourd’hui. (Précisons que le spectacle Angles morts de Joëlle Sambi, qui, par sa thématique et son traitement constitue certainement un jalon important de ce parcours n’est pas abordé ici, n’ayant malheureusement pas pu y assister.)

Quitter l’enclos

Quitter l’enclos, j’emprunte cette image au spectacle Voie Voix Vois de Gaël Santisteva, Saaber Bachir et Antoine Leroy, création interdisciplinaire investissant le matériau sonore pour, entre autres, questionner les discours et les rapports de pouvoir en jeu dans la prise de parole. Dans ce spectacle, il est aussi question de chevaux. Ceux que Saaber Bachir peint, celui qu’il a fait réaliser pour l’œuvre textile dont il s’enroule jusqu’à faire vivre, avec ses protagonistes, un cheval et son cavalier sur la scène du jardin des Doms où se déroule la représentation, et, enfin, les chevaux sauvages qui le passionnent. Ceux qui se sont enfuis après avoir été introduits en Amérique par les colons espagnols. Ces chevaux se sont reproduits entre eux et ont investi de nouveaux territoires. À ceux qui s’opposent à leur présence, les artistes rétorquent qu’il y a assez de place pour eux aussi, et soulignent que ces chevaux ont modifié en partie leur alimentation pour survivre dans les territoires plus arides où ils ont pu s’installer, qu’ils se sont adaptés à leur environnement, ce sont ainsi rapprochés de la nature et sont finalement devenus plus forts.

Voie Voix Vois, Gaël Santisteva, Saaber Bachir et Antoine Leroy ©️J. Van Belle – WBI

Quitter l’enclos, se transformer et devenir plus fort·e, est le thème qui traverse l’ensemble des créations accueillies aux Doms cette édition, chacune d’entre elles pouvant être lues comme un récit d’émancipation. Et si je puise cette image dans un spectacle créé et porté par trois hommes, j’observe ensuite que c’est dans le reste des propositions artistiques, créées par des femmes, qu’elle est actualisée.  

Dans Dominique toute seule, création jeune public de Marie Burki avec, au plateau, Garance Durand-Cominos et Tom Geels, le départ est initialement contraint: Dominique a perdu son travail, et puis Dominique a perdu sa petite maison qui n’était finalement pas vraiment sa maison. Elle se retrouve dans la forêt, et l’herbe grasse à l’odeur de terre et de rosée devient soudainement appétissante. Elle s’endort au clair de lune, se réveille avec le soleil, marche tout le long de la journée. Jour après jour, elle s’adapte et se transforme au contact de cet environnement nouveau: celle qui avait l’impression de devenir invisible apprend grâce à un menhir que, dans la forêt, tout le monde voit tout le monde et qu’il ne faut pas nécessairement qu’il se passe beaucoup de choses pour faire une belle histoire. Au contact de la forêt, elle reprend consistance et retrouve sa voix. Car elle chante en marchant, de plus en plus fort, avec de plus en plus de joie. Dominique toute seule rencontre en la forêt une alliée et c’est en cheminant à travers elle qu’elle trouve un sens, celui d’être simplement là, et abandonne la quête d’une direction mortifère.

Garance Durand-Cominos et Tom Geels, Dominique toute seule ©️J. Van Belle – WBI

À travers Je crois que dehors c’est le printemps de Gaia Saitta et Giorgio Barberio Corsetti, Gaia Saitta souhaitait retracer le parcours d’Irina Lucidi: celui d’une histoire de couple, d’un drame, de la reconstruction de soi malgré la douleur, de la relation aux autres dans et pour la possibilité de cette reconstruction.

Gaia Saitta fait le récit de la colère, de l’enquête, de la solitude, des doutes mais aussi de la joie et de l’appel à la vie.

Celle dont la confiance en soi était jour après jour mise à mal par des injonctions laissées par un mari psychorigide sur des dizaines de post-it, celle que les policiers n’ont pas voulu écouter au moment du drame, celle dont le mal-être ne semblait même pas pris au sérieux par la psychologue du couple, est ici invitée sur scène en compagnie de ces différents personnages et des éternels post-it.

L’actrice interprète parfois le rôle d’Irina, ou parle en son propre nom, les personnages convoqués sont portés par des spectateur·ices placé·es sur le plateau et dans les gradins. Ensemble, actrice et public, reparcourent l’histoire, et font résonner ce qui n’a pas été entendu. Il s’agit aussi de raconter la reconstruction et une expérience de bonheur que, malgré la souffrance, Irina a pu retrouver. Sans toutefois pouvoir en témoigner, car ce bonheur semble incompréhensible, tant son désir de vie est jugé indécent et dérange. Avec un dispositif simple et efficace – deux caméras, deux écrans, quelques feuilles de papier et un bic – Gaia Saitta fait le récit de la colère, de l’enquête, de la solitude, des doutes mais aussi de la joie et de l’appel à la vie. Le spectacle trace également l’histoire d’une rencontre, celle de l’actrice avec le récit d’Irina et puis de l’actrice avec Irina elle-même.

À travers les modalités de cette rencontre et la manière dont Gaia Saitta transmet celle-ci sur scène s’affirment un engagement et un espoir. Ce n’est pas Irina la victime qui l’intéresse, mais Irina, la femme qui incarne le choix de la vie. La nécessité de porter ce récit à la scène est dans sa force émancipatoire: si Irina y est arrivée, c’est qu’il y a un espoir, et c’est dans le parcours de cette force de vie qui le sous-tend qu’elle propose aux spectateur·ices de l’accompagner, littéralement, sur le plateau.

Gaia Saitta ©️J. Van Belle – WBI

Avec Y a brûler et cramer, forme courte présentée dans le Jardin des Doms, Camille Freychet, accompagnée sur la scène par la création sonore de Maïa Blondeau, nous embarque dans un récit qu’on pourrait dire initiatique. Il y est question de volcan, d’auto-stop, et puis du village au bout de la route, là où ce qui devait se découvrir se découvre, l’identité qui devait s’affirmer s’affirme.

«Oser la refonte de sa structure interne? Je m’adresse à tous·tes celleux qui ont un corps. À tous·tes celleux qui ont envie d’imaginer une nouvelle route.»

Camille Freychet nous entraîne avec elle, sur la route et dans les voitures de ceux et celles qui acceptent de la conduire sur un bout de chemin, structurant son récit en campant les différents personnages qui la font, d’une façon ou d’une autre, avancer. Dans son histoire, c’est la mort du grand-père qui a provoqué son besoin de prendre la route; un poids en même temps qu’un sentiment de liberté la pousse à partir, sans savoir où.

Comme dans tous les récits initiatiques, c’est dans la découverte de soi-même que réside le but du parcours, et c’est en clamant fièrement son identité que Camille Freychet termine son voyage.

Y a brûler et cramer, Camille Freychet ©️Barbara Buchmann-Cotterot

Beat’ume, également accueilli sur la scène du jardin, fait se rencontrer slam, rap et théâtre. Z&T, duo de jeunes slameuses bruxelloises, investit le plateau de théâtre pour faire entendre ses textes féministes et questionner dans le même mouvement leur présence dans cette institution. Ici, c’est leur zone de confort qu’elles quittent, celle des scènes de slam et de la communauté bienveillante dans laquelle elles se sont aujourd’hui fait une place. Ce pas de côté de la scène underground vers l’institution théâtrale leur permet de partager avec un autre public les discours et les actions militantes qu’elles mènent. Dans leurs textes, il est question d’amitié, de harcèlement, de la vie d’artiste, de la difficulté de la militance surtout quand il s’agit de l’appliquer dans la sphère privée. Elles performent leur (il)légitimité à être là, dans le monde de l’art, avec du slam, du rap, dans la rue, l’espace politique et privé, telles qu’elles sont, sans concession… et malgré la difficulté à tenir cette place.

Avec intelligence et beaucoup d’humour, Zouz et T.A manient les codes de ces mondes, en les mobilisant ou en les déconstruisant, pour affirmer haut et fort leur présence.

©Barbara Buchmann

Dans Marche salope de et par Celine Chariot, il est notamment question des aigles et des huîtres. Des huîtres, ou plutôt des coquilles d’huîtres, qu’elle dispose précautionneusement le long d’un rectangle délimité au moyen de tape blanche sur le plateau. Et puis, consciencieusement, une à une, l’actrice les broie à l’aide d’un grand maillet. À côté de chaque coquille réduite en tas de poudre, elle dépose une plaque numérotée.

C’est une scène de crime qu’elle reconstitue pas à pas, la scène d’un viol. Tout au long de la représentation, ces traces d’autres victimes restent exposées à la vue du public, indiquant que le drame raconté n’est pas isolé. Sur scène, Celine Chariot ne parle pas, elle nous regarde, elle performe. Des voix off s’adressent à nous, ou dialoguent entre elles, éclairant sous différents angles les mécanismes de défense – telle l’amnésie – développés par le psychisme des victimes, mécanismes de défense temporaires mais aussi ignorés par la loi lorsque la durée de prescription est dépassée.

Le spectacle aborde le viol et les traumatismes qu’il engendre au moyen d’images, d’échanges fictionnels élaborés avec de la matière documentaire. S’il nous émeut et nous renseigne, il nous invite également à nous projeter et à imaginer un monde différent. Un monde dans lequel les huîtres ne seraient plus les victimes des aigles, emportées et lâchées du ciel, mais un monde où elles pourraient s’envoler elles aussi. Là où elles seraient libres et hors de danger, elles pourraient même se mettre à chanter. Le spectacle se termine sur cette image qui fait enfin rire les voix tandis que l’imaginaire de cette alternative se déploie sur le plateau. 

Celine Chariot ©️J. Van Belle – WBI

Ces récits, racontés souvent à la première personne ou mêlant intelligemment narration en je et en elle/il, sont avant tout des témoignages, des adresses, à nous spectateur·ices rassemblé·es et, à travers nous, à la cité que nous représentons au théâtre. Des histoires insuffisamment racontées ou rapportées par d’autres, des réalités longtemps invisibilisés sur les scènes de théâtre et dans le monde social, deviennent ici les sujets réappropriés par ces différentes voix de femmes. Méduse.s,spectacle également présenté au théâtre des Doms par La Gang, aborde frontalement cette question historiographique, invitant à passer de l’History à Herstory…

Se saisissant de mythe de Méduse, La Gang invite à réfléchir en contrepoint au devenir des femmes qui, violentées, se rebellent et refusent le silence de la victime. Méduse est transformée en «monstre» après avoir été violée par Poséidon mais l’histoire transmet l’acte héroïque de Percée qui lui a coupé sa dangereuse tête couverte de serpents…

Sophie Delacollette, Alice Martinache, Héloïse Meire, Méduse.s ©️J. Van Belle – WBI

Chacune de ces pièces consiste en une prise de parole sensible pour non seulement raconter le viol, la violence, le harcèlement, le manque de reconnaissance et de considération ou encore le statut de subalterne voire d’incapable auquel sont souvent réduites les femmes mais aussi – et c’est là la force principale de ces créations – participe à construire un imaginaire et des récits d’émancipation. Dans ces récits et la manière dont ils sont portés en scène, les femmes ne sont pas uniquement des victimes: même si elles ont été violentées, elles sont les héroïnes, celles qui s’emparent de leur présent pour construire un autre devenir.

Dans ces différentes créations, on observe également que la nature devient souvent le refuge pour celles et ceux qui sont sorti·es de l’enclos, de la communauté des hommes, volontairement ou sous la contrainte. C’est dans l’éloignement et, conséquemment, par un rapprochement avec d’autres, que la reconstitution peut se faire et que d’autres modes d’existence s’ouvrent. Des modes de coexistence qui laissent de la place, qui accordent de l’attention, parce que les belles histoires ne reposent pas nécessairement sur de grandes actions et parce qu’il n’y a pas que les héros dont la bravoure est souvent liée à des actes de violence, qui ont droit de citer.

En abordant des thématiques difficiles, en se les appropriant pour recréer du sens à travers des mots, des chansons, des images, les différentes pièces évoquées brièvement ici participent à la mise en place d’un autre imaginaire et d’un nouveau répertoire.    


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