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Série Drama
On vous invite à explorer ce concept un peu flou de «dramaturgie» et d’aller à la rencontre de différent·es dramaturges – débutants ou aguerris – pour mieux comprendre leurs parcours et pratiques.
épisode 2/10
2/10
Antony Ouedraogo et Élise Simonet en répétition pour Jukebox Ouagadougou, 2021 ©Daddy Nkuanga Mboko

Ces paroles qui nous rassemblent

Grand Angle

épisode 2/10

Jukebox est un projet artistique nomade développé au sein de l’Encyclopédie de la Parole[1][1] Projet collectif fondé sur la collecte de documents sonores, qui s’attache à explorer la diversité des formes orales (depuis 2007).. D’abord, des discours et des mots sont collectés, avec les artistes et/ou les habitant·es de la ville d’accueil: messages audio, discours politiques, débats de comptoir, commentaires sportifs, publicités, etc. considérés comme emblématiques de ce territoire. Ensuite le·a ou les acteur·ices apprennent à prononcer parfaitement, à l’intonation près, ces différents documents sonores. Enfin, les spectateur·ices sont invité·es à choisir, à partir d’un livret qui leur a été préalablement distribué, les morceaux qu’iels ont envie d’entendre et de voir performés sur scène.

De manière ludique, Jukebox donne à voir la manière dont une communauté se représente elle-même et nous interroge: que souhaitons-nous entendre de notre propre langue, de notre propre culture? Quelles voix seront choisies à chaque représentation? Comment résonneront-elles les unes avec les autres?

Karolina SvobodovaEn introduction au spectacle, vous expliquez aux spectacteur·ices que l’Encyclopédie de la Parole s’intéresse autant à ce que l’on dit qu’à comment on le dit. Comment agencez-vous ce travail sur la forme et sur le fond?

Élise SimonetLa forme est notre porte d’entrée pour créer un corpus. Ce sont les aspects formels de la parole, les différents phénomènes que les gens mobilisent en parlant qui nous intéressent, et qui nous permettent de mettre côte à côte des paroles qui, normalement, ne devraient pas se rencontrer. Cela permet des alliances à la fois riches et inattendues: tout à coup un commentaire sportif va sonner comme une performance de poésie sonore qui elle-même ressemblera à un vocal laissé par une amie qui court après son bus. Nous sommes alors invité·es à écouter l’ordinaire d’une manière différente. Mais évidemment, il ne s’agit pas d’évacuer le contenu, particulièrement lorsque l’on va travailler dans un pays et une culture que l’on ne connaît pas.

S’emparer des sujets qui traversent la ville à ce moment.

Dans ce contexte, nous prenons un temps important, les interprètes et moi, pour lister les types de paroles et de situations que l’on peut entendre dans la ville et le pays, et nous échangeons aussi beaucoup autour des sujets d’actualités, politiques, sociétaux, qu’il leur semble important de proposer dans la partition de la pièce. Jukebox est constitué d’un corpus extrêmement actuel, des paroles qui ont été prononcées très récemment. Pour tendre un miroir aux spectateur·ices habitant·es, il faut donc s’emparer des sujets qui traversent la ville à ce moment.

Jukebox est un dispositif que vous déployez et actualisez avec chaque création et ce dans des contextes culturels, sociaux, économiques, très différents. Quelles sont les singularités des documents de parole que le dispositif vous permet de constater sur les différents terrains?

Pour moi, Jukebox, c’est surtout et avant tout une histoire de rencontres. De rencontre du groupe des acteurs et actrices, et de rencontre, grâce à elles, d’une ville, d’une langue, d’une culture.
L’expérience Jukebox, en travaillant sur l’extrêmement local, ne cesse de renvoyer au global: même dans des langues et des cultures très différentes, il y a des situations de paroles que l’on retrouve très souvent: le tutoriel YouTube, le discours politique, le message publicitaire, le vocal WhatsApp, les conversations entre ami·es… C’est à chaque fois une joie de découvrir une situation connue mais énoncée dans une langue inconnue. Il y a toujours cette reconnaissance du même, mais ailleurs. Et bien sûr, il y a la découverte d’autres types de paroles que l’on n’avait pas imaginées. Comme par exemple, à Ouagadougou, le crieur de rue qui annonce les séances de cinéma. Ou, à l’inverse, penser qu’il y a des choses que l’on va retrouver partout, comme les harangues de marchés, et découvrir qu’il est rare d’en entendre à Saint Petersbourg.

©Daddy Nkuanga Mboko

Vous travaillez en général avec un·e dramaturge du pays où la création va se faire. Comment s’organise le travail de collecte des documents sonore ?

Nous échangeons d’abord par visio et échanges de mails, en prenant appui sur le site de l’Encyclopédie de la Parole et sur les corpus des Jukebox précédents. Mais c’est surtout lorsque j’arrive sur place et que l’équipe est réunie que le travail commence. Chaque jour, nous écoutons ensemble les documents «pêchés» par le groupe, provenant soit d’internet, soit d’enregistrements personnels dans la ville. Nous décidons collectivement du choix, des coupes et de la répartition de ces documents dans l’équipe. Le·a dramaturge accompagne ces choix pour veiller à l’équilibre et la variété de la composition, et m’apporte des éléments de traduction à la fois sur le plan linguistique et culturel.

Le temps de création est très court, deux semaines seulement. Comment parvenez-vous à amener si rapidement les comédien·nes à l’endroit que vous voulez?

Quand on débute le projet, les interprètes et dramaturges sont souvent inquiet·es et disent: «Vous êtes sûr qu’on va réussir à le faire? On commence sans avoir de partition!». À Thessalonique par exemple, le projet s’est fait avec les acteur·ices du Théâtre National qui sont habitué·es à un répertoire et à des modes de production plutôt classiques, très différents de ce que propose Jukebox. Dès les premiers jours de collecte, le groupe exprimait le plaisir et la joie d’être convié à l’endroit de la recherche et de la composition, d’être déplacé dans le rapport au texte et aux codes de jeu, de se mettre à tout écouter différemment et à porter des paroles qui ne sont d’ordinaire jamais invitées sur scène.

Il y a une grande place pour l’inattendu, la confiance et la joie.

Dans toutes les créations de Jukebox, il y a une grande place pour l’inattendu, la confiance et la joie. Le travail d’apprentissage des documents est très spécifique et particulièrement exigeant pour les interprètes, mais le format de la création et des représentations convoque une dimension ludique, et les rires sont toujours présents. Jukebox, c’est un jeu que les interprètes et le public font en direct: quels documents vont-iels choisir? Dans quel ordre? Chaque représentation offre des agencements nouveaux, puisque ce sont les spectateur·ices habitant·es qui sont invité·es à prendre les rênes de la composition.

Conjointement à cette dimension ludique, le projet a également une dimension politique?

Depuis ma culture de théâtre occidentale, je m’interroge souvent sur le fait que le travail de l’écriture tienne une place si grande et si valorisée par rapport aux pratiques de l’oralité. Il y a toujours une sorte d’opposition entre ce qui serait considéré comme noble d’un côté et trivial de l’autre, que ce soit du point de vue de la forme ou du sujet. Avec Jukebox, c’est bien la friction des deux qui nous intéresse. Et en portant attention au quotidien, au mineur, aux paroles et situations qui ne sont que rarement représentées sur scène parce qu’elles paraitraient trop ordinaires, nous posons un geste politique. Le projet de l’Encyclopédie de la Parole, en s’attachant à faire entendre la multiplicité et la richesse de la parole humaine, nous rappelle que «nous sommes tous·tes des expert·es de la parole».

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Jukebox fut présenté au Théâtre des Récréatrales à Ouagadougou en novembre 2021.

Cet entretien a eu lieu en octobre 2022.

L’Encyclopédie de la Parole et sa sonothèque collective seront au Théâtre National (Bruxelles) le 10 mars 2023 avec Suite n°4.

©Daddy Nkuanga Mboko

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