Démontage du chapiteau patriarcal
Grand Angle10 mai 2022 | Lecture 6 min.
épisode 1/3
La division sexuée est clairement établie, au travers de postures, de rôles et de techniques. L’archétype de la virilité est exalté, tout comme celui de la féminité[1][1] CORDIER, Marine. 2007, «Corps en suspens: les genres à l’épreuve dans le cirque contemporain» dans Cahiers du Genre. 2007. Vol. 42, n° 1, p. 79-100.
Et puis, de nouvelles formes de cirque arrivent et on les entendrait presque se vanter de leur avoir offert le droit de vote! Au-delà de la bonne volonté et du progressisme autoproclamé du cirque contemporain, il s’agit donc ici de savoir si les schémas se reproduisent. Le cirque actuel s’est-il réellement débarrassé de ses vieux démons?
À première vue, il y a du progrès. Mais des attributs de genre collent encore à la peau de bon nombre de disciplines circassiennes. On retrouve encore une majorité d’hommes dans des disciplines mettant en avant leur puissance musculaire, leur dynamisme et leur technique; tandis que les femmes seront encouragées vers des pratiques gracieuses, de souplesse et de légèreté. Typiquement, en acrobatie, c’est bien souvent l’homme qui porte et la femme qui voltige. Un conditionnement qui s’estompe petit à petit, mais dont l’influence ne doit pas être ignorée. Le genre attribué à une discipline a un effet déterminant sur son esthétique et la façon dont celle-ci s’est développée au cours de l’histoire des arts du cirque. Les esthétiques qui diffèrent des modèles établis sont analysées d’après ces références, considérées comme des revendications, et parviennent très difficilement à s’émanciper totalement de ce répertoire genré. Si la femme porte l’homme, quelle que soit la figure exécutée, le tableau ne pourra se désolidariser complètement de ce qui sera considéré comme une particularité, voire une originalité: il s’agit d’une femme qui porte un homme.
En dehors des limitations artistiques et esthétiques qu’elles engendrent, ces disparités dans la représentation des disciplines vont surtout restreindre leur inclusivité et jouer un rôle notable sur les carrières des artistes. La majorité des disciplines associées au genre féminin sont des disciplines solitaires. Lorsqu’elles intègrent une discipline collective, les femmes sont généralement portées, leurs corps manipulés pour accompagner la pratique de leurs partenaires, ou bien pour l’assister.
À cela s’ajoute parfois des difficultés relationnelles, lorsqu’il s’agit de faire face à la masculinité créatrice.[2][2] MOLINIER, Pascale. 2000, «Virilité défensive, masculinité créatrice» dans Travail, genre et sociétés, Vol. 3, n° 1, p. 25 44.. Dans ces conditions, les femmes seraient alors plus enclines à accéder à des disciplines qui leur permettent de créer plus librement, c’est-à-dire les disciplines qui se pratiquent en solo. Au-delà de biaiser un choix personnel et artistique, ce processus implicite a des conséquences sur leur carrière. En effet, en termes de prétention artistique, le numéro solo est communément considéré comme moins prestigieux, car associé à une activité événementielle en opposition au «véritable» travail créatif d’un collectif.[3][3] CORDIER, Marine. 2007, «Corps en suspens: les genres à l’épreuve dans le cirque contemporain» dans Cahiers du Genre. 2007. Vol. 42, n° 1, p.79-100
Malgré ce que l’on pourrait croire, le jonglage et le clown, qui sont des pratiques solitaires et ne mettant pas en avant la puissance musculaire des artistes, sont elles aussi très largement investies par les hommes. L’habileté et l’humour sont des caractéristiques qui leur sont attribuées, ou plutôt, qui sont fortement dissociées du stéréotype de la féminité.
Pendant longtemps, les femmes devaient se travestir afin d’incarner des figures clownesques sur la piste, parce que «Dans les plus forts stéréotypes, les femmes rient bêtement et les hommes intelligemment.»[4][4] CEZARD, Delphine. 2012, «La clown: un idéal impossible?» dans Recherches féministes. Vol. 25, n°2, p.157-172
Il faut bien l’écrire malgré l’évidence: si des inégalités existent dans le milieu qui nous intéresse, c’est que la toile d’un chapiteau n’est malheureusement pas hermétique aux multiples schémas fortement ancrés dans l’ensemble de nos conceptions des genres, et qui œuvrent un conditionnement à l’échelle sociétale. Alors sur la piste de cirque comme partout, les femmes doivent être délicates, épilées et souriantes, même lorsque qu’une corde de trapèze est en train de leur scier la cuisse. Le fantasme de la circassienne, c’est un corps gracieux, finement musclé, évidemment souple et discrètement agile.
Bien heureusement, les choses bougent et il est indéniable que l’esthétique circassienne actuelle cherche délibérément à brouiller les codes établis, la circassienne contemporaine est plurielle et complexe, elle incarne des rôles aux teintes variées. La déconstruction de l’esthétique de l’héroïsme est un bon début, mais cela ne suffit pas à rompre avec la division des genres. Si les femmes redéfinissent les esthétiques et forcent les portes fermées des disciplines masculines, il faut bien comprendre qu’une fois entrées, la lutte ne fait que commencer. Spoiler alert, l’ère des «t’es forte pour une fille!» n’est pas encore révolue.
Et si l’on peut espérer de la bienveillance dans le regard de leurs pair·es – cela restant toutefois à vérifier – le regard du grand public envers le corps d’une femme qui s’expose délibérément sur scène est bien rarement dénué de jugement. D’autant plus que le cirque contemporain est largement sorti de la supervision du chapiteau pour aller se confronter aux yeux des cultureux∙ses de salles et des tout-venants de l’espace public. Pour les femmes et les minorités de genre, la rue est encore et toujours un lieu hostile, voire même dangereux. Jouer en rue, pour les artistes et particulièrement pour les femmes, c’est une démarche de réappropriation à la fois intime et politique.
Les esthétiques et les propos des arts du cirque sont en bonne voie, la prédominance de la performance s’émiette, entraînant avec elle le culte des valeurs héroïques. Les clivages s’assouplissent, encouragés par une recherche constante et ardue de l’innovation artistique. Mais le milieu doit avoir conscience du chemin qui lui reste à parcourir. Et pour analyser les inégalités encore présentes sur la piste, il s’agit de comprendre ce qui se passe dans les coulisses.
KESAKO: le cirque contemporain
Le cirque traditionnel est associé à certains symboles forts tels que le chapiteau, la piste ronde, les animaux sauvages, Monsieur Loyal, etc. Ce format, qui a connu ses heures de gloire, connaît aujourd’hui un certain déclin. Il n’est pas pour autant éteint, et y faire référence en tant qu’un passé révolu du cirque actuel est quelque peu controversé. Mais quoi qu’il en soit, c’est au départ des formes traditionnelles que d’autres formes de cirque se sont développées, et c’est pourquoi l’on parle désormais d’arts du cirque.
Dans les années 1970, le nouveau cirque fait son apparition. Ce dernier sort du schéma familial et s’institutionnalise: on voit naître des premières écoles professionnelles. Les spectacles sont davantage théâtralisés, tout en conservant parfois certains codes du cirque traditionnel, comme par exemple le format par numéro, ou la mise en avant de la performance.
«Cirque contemporain», «cirque de création» ou «cirque actuel», sont des appellations revendiquées à partir des années 1990 par des artistes dont la pratique s’éloigne encore davantage des carcans préétablis. Les formes contemporaines de cirque peuvent se produire sous chapiteau, mais également en salle ou en rue, avec des formats et des dispositions également très variables. Les artistes s’éloignent du divertissement et du spectaculaire pour développer leur propre langage dramaturgique. Le cirque contemporain franchit les frontières des disciplines pour s’inspirer de la danse contemporaine ou du théâtre (notamment), tout en cherchant à développer ses disciplines spécifiques à leur paroxysme. Des spectacles ne présentant plus qu’une seule discipline circassienne voient le jour, en opposition avec les spectacles traditionnels qui présentaient en une seule soirée, une grande diversité de discipline, généralement une par numéro. Ces nouvelles formes d’arts du cirque peuvent donc revendiquer des formes, des esthétiques et des fonctions sociales très différentes les unes des autres.
En 2003, Sizorn et Lefevre émettent l’hypothèse que la mise en scène de la femme serait un indicateur majeur de la différenciation entre le modèle du cirque traditionnel et ses évolutions en nouveau cirque et cirque contemporain.
Pour aller plus loin, lire ici.
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