
Des forêts et des sardines
Grand Angle21 avril 2023 | Lecture 6 min.
Un terme qui recouvre aussi bien les tous·tes petit·es que les moyen·nes et les grand·es, et tous·tes celles et ceux qui les accompagnent: parents, enseignant·es, directeur·ices de lieux, etc.
Des histoires narrées sous toutes sortes de formes: immersives dans le noir avec un casque audio (Au-dedans la forêt), séquences musicales (Chansons pour le musée), avec des objets (Frankenstein), des cubes (Hippocampe), ou rien qu’avec une table (Rencontres autour d’une table). Saupoudrées allègrement d’un lexique sylvestre, et traversées par beaucoup d’animaux, dont quelques sardines égarées dans une boite de conserve. Ces dernières tiennent compagnie à un certain Monsieur Phône (habitant de la forêt lui aussi), un drôle d’humain fort attaché à ses objets, heureux de vivre dans un désordre relatif, incapable d’obéir aux injonctions de «mettre de l’oooordre!».
L’occasion pour nous de rencontrer, à l’ombre d’un marronnier de la place des Châtaignes, les acteur·ices Véronique Dumont (M. Phône), Anne Romain (la sœur «raisonnable» et vaguement maniaque du Monsieur), Martin Thomas (le collègue amoureux de la sœur) et le chargé de diff’ de ce joyeux spectacle, Pierre Ronti, fondateur et directeur de la structure «Mes Idées fixes».
Range ta chambre!
M. Phône ne fait rien comme il faut et c’est ce qui le rend attachant. Libre de se lever à pas d’heure, de vagabonder à la recherche de reliques à la valeur à ses yeux inestimables, il ne dérange personne sauf sa sœur, qui voudrait le voir prendre un chemin plus convenable.

Cette pièce écrite par Céline Lefèbvre (Lansman éditeur) aborde subtilement des questions existentielles, comme celle de la liberté. Derrière un principe auquel les enfants n’adhèrent en général pas volontiers, celui de devoir mettre de l’ordre, on découvre qu’un autre monde est possible, façonné par ce Monsieur au nom bizarre, un être apparemment «adulte», mais qui refuse, pacifiquement, catégoriquement, d’entrer dans la «norme».
Un drôle de public
Véronique Dumont, également metteuse en scène, joue ici pour la première fois à destination des enfants: «Les premières représentations sont surprenantes, ils réagissent tellement fort à tout ce qui se passe sur scène!» Anne Romain pointe le fait qu’il n’y a pas, dans leur regard, de jugement ou de comparaison, qu’iels ressentent de l’émotion pure. Pierre Ronti, qui a travaillé sur la sociologie du public au théâtre, souligne que le public du théâtre destiné aux enfants et aux adolescent·es est le plus varié en termes d’origines socio-économiques.
Missions?
Le dispositif PECA (parcours d’éducation culturelle et artistique) vise à renforcer la présence de la culture et de l’art dans les programmes scolaires, notamment en garantissant à chaque élève au moins deux sorties culturelles scolaires par année. Mais les artistes craignent de devoir prouver leur utilité sociale: «Je n’aime pas quand on me dit: -Fais quelque chose d’utile! Les artistes ne fonctionnent pas sur l’offre et la demande, ils créent, c’est tout. Il ne faut pas nous donner de missions pédagogiques. Quand je mets en scène, je ne fais aucune différence en fonction du public potentiel.» nous confie Véronique. Et Pierre d’ajouter: «Le théâtre dit “jeune public” est un théâtre de pure création qui est à l’avant-garde, surtout en Belgique où il y a une belle qualité et variété et un public exigeant.»

Un processus à l’écoute et évolutif
Les spectacles destinés aux enfants se jouent essentiellement en milieu scolaire. Les artistes ont besoin que les professeurs soient présents et préparent les enfants du mieux possible. Les pièces doivent, elles aussi, faire l’objet d’une préparation minutieuse: «C’est un processus beaucoup plus long que dans le théâtre pour adultes. On l’affine au plus près du public, il faut au moins 25 représentations avant que le spectacle soit prêt.» précise Pierre. «On fait ce qu’on appelle dans le jargon des “bancs d’essais” avec des classes crash test qui nous aident à améliorer le spectacle. En général, le public jeune est très expressif et il ne pardonne pas! Les artistes échangent avec les spectateur·ices, les enseignants, et le spectacle évolue en fonction.»
La diffusion
Le secteur du Jeune public souffre d’une pénurie de chargé·es de diff’. Or, la durée d’exploitation de ce type de spectacle est beaucoup plus longue, elle peut aller jusqu’à plusieurs centaines de représentations. La diffusion va bien au-delà d’un simple processus de transaction commerciale.
«Nous sommes très sollicités mais le métier est extrêmement précaire. On a parfois l’image du mec qui roule en BMW fumant un gros cigare. Mais en réalité, il n’existe pas de statut et c’est difficile d’être reconnu au niveau des subsides, même si ça s’améliore lentement. En juillet et août, on est en intermittence forcée.»
En effet, avec la nouvelle réforme, les diffuseur·euses sont exclu·es du statut des travailleurs des arts. Or, les couts de cession (le prix de vente d’un spectacle) sont très faibles en Belgique. «On veut nous affilier aux indépendants mais ce n’est pas rentable. Souvent, les structures prennent un pourcentage sur le cachet. Personnellement, je trouve plus sensé de toucher nous aussi un cachet, comme les artistes.».
Des structures qui (sur)vivent grâce aux subsides donc, qui leur permettent de prendre des risques: «On doit pouvoir donner leur chance à des petits projets, à des compagnies émergentes.»
Les chargé·es de diff’ sont un maillon essentiel de la création artistique, iels ne devraient pas être cantonné·es dans une image administrative ou commerciale, iels ont une vraie fonction sociale: « J’aime la notion de “passeur de spectacle”. J’accompagne les spectacles depuis la salle de répétition jusqu’à la scène. Il faut dialoguer, aussi bien avec les artistes qu’avec les structures d’accueil, et choisir les lieux de résidences. Créer des liens.»
Un métier de femme?
Du reste, le métier de diffuseur·euse de théâtre Jeune public se conjugue souvent au féminin. Sans doute parce qu’il est peu rémunérateur. Pierre Ronti est le seul homme chargé de diff’ dans le secteur «Jeune public» en Belgique. Dans cet article écrit pour les Carnets du Petit Cyrano (publié par la CTEJ de Bruxelles en 2022), il évoque les questions de masculinité. Nous ne résistons pas à l’envie d’en publier un extrait:
«Est-ce que je fais ce métier parce que je suis hypersensible ou suis-je hyper sensible parce que je fais ce métier? La réalité est certainement entre les deux. (…) Je pense que c’est complètement con que des gens aient encore comme a priori que les métiers liés à l’enfance sont d’office des métiers de femmes. Parce que penser comme ça c’est vraiment rétrograde! Un truc de boomer dégueulasse. On peut se dire que, si les métiers d’accompagnement sont si féminisés, c’est probablement parce que tout ce qui touche au care aux «soins» reste, dans l’imaginaire collectif, une mission dédiée aux femmes. Bullshit, moi je suis chargé de diff’ mais aussi un papa célibataire qui sait torcher des fesses, faire des tresses, lire des histoires et danser sur La Reine des neiges quand il le faut. (…) Alors ces préjugés, idées préconçues, a priori, je les jette au placard avec toutes ces bêtises qu’on nous inculque depuis la naissance. Mon métier, c’est de faire tourner des spectacles pour les enfants et j’aime (j’adore) voir leurs bouilles émerveillées et me dire que je participe à leur émancipation intellectuelle.»
Une délivrance imaginaire salutaire dont nous profitons toustes, petit·es et grand·es, sardines ou pas, immergé·es dans l’huile ou perdu·es dans des forêts fantastiques, ou tout simplement assis·es dans un fauteuil de théâtre.
_______________________________________________
Merci au Focus Pro Jeune Public du théâtre des Doms et à Wallonie-Bruxelles International pour l’invitation.
Plus d’infos sur Monsieur Phône et les sardines de la Cie La Bête Curieuse.
Lien vers les structures de diffusion Mes Idées fixes et vers Mademoiselle Jeanne.
Vous aimerez aussi

Rabelais revient à la charge
Grand Angle18 février 2023 | Lecture 1 min.
épisode 1/2

Le charme des titres avec un «ou» dedans
Émois9 décembre 2020 | Lecture 5 min.

Depuis que tu n’as pas tiré
En ce moment24 mai 2023 | Lecture 2 min.

Malaise dans la civilisation
Émois19 mai 2023 | Lecture 3 min.

Garder l'enfance allumée
Grand Angle15 mai 2023 | Lecture 7 min.

Hormur: une plateforme pour créer dans des lieux insolites
En chantier15 mai 2023 | Lecture 1 min.

Le KFDA commence fort avec Angela, a strange loop
Émois13 mai 2023 | Lecture 4 min.

Serge Aimé Coulibaly, danser ici et ailleurs
Au large28 avril 2023 | Lecture 1 min.

Créer ensemble dans la ville
Au large24 avril 2023 | Lecture 0 min.
épisode 6/6

[VIDÉO] Boucles infinies avec Arco Renz et Danielle Allouma
En chantier18 avril 2023 | Lecture 1 min.

Le collectif suisse BPM déploie son irrésistible «Collection»
Émois17 avril 2023 | Lecture 5 min.

[VIDÉO] Chloé Beillevaire et Sabina Scarlat, étonnantes «folles du roi»
En chantier12 avril 2023 | Lecture 1 min.

[VIDÉO] L'ART SUBTIL DE LA RELAX PERFORMANCE AVEC SIDE-SHOW
En chantier30 mars 2023 | Lecture 1 min.

Indiscipline à Knokke!
En ce moment29 mars 2023 | Lecture 2 min.

[VIDÉO] LE BANAL SUBLIMÉ AVEC KARINE PONTIES
En chantier20 mars 2023 | Lecture 2 min.

[VIDÉO] Entre l'audible et l'invisible avec Marielle Morales
En chantier15 mars 2023 | Lecture 1 min.

Ces paroles qui nous rassemblent
Grand Angle7 mars 2023 | Lecture 1 min.
épisode 2/2

Tervuren
En chantier13 janvier 2023 | Lecture 4 min.

Philippe Grombeer et les Halles
En ce moment10 janvier 2023 | Lecture 4 min.

Morel, c’est quelqu’un!
Grand Angle10 janvier 2023 | Lecture 1 min.

IL ÉTAIT UNE FOIS LES EFFETS SPÉCIAUX
Grand Angle23 décembre 2022 | Lecture 10 min.

La très belle métamorphose d’une traduction des Métamorphoses
Grand Angle18 novembre 2022 | Lecture 1 min.

La puissance des langues vernaculaires
Au large15 novembre 2022 | Lecture 2 min.

Méduse.s par le collectif La Gang
Grand Angle11 novembre 2022 | Lecture 10 min.
épisode 2/3

Du théâtre malgré tout
Au large9 novembre 2022 | Lecture 2 min.

Que nos enfants soient des géants
Au large7 novembre 2022 | Lecture 1 min.

La puissance de Dionysos
Au large3 novembre 2022 | Lecture 5 min.

Créer pour faire advenir le female gaze
Grand Angle27 octobre 2022 | Lecture 6 min.
épisode 1/3

Déplacer l’espace du théâtre dans les cours familiales
Au large24 octobre 2022 | Lecture 1 min.

«Ça a commencé?»
Grand Angle19 octobre 2022 | Lecture 7 min.

Donner sa place au public
Au large12 octobre 2022 | Lecture 2 min.

[VIDÉO] En immersion avec Tumbleweed aux Brigittines
En chantier1 octobre 2022 | Lecture 1 min.

Un nouveau prix au Burkina Faso!
Au large28 septembre 2022 | Lecture 4 min.

Au festival Nourrir Bruxelles
18 septembre 2022 | Lecture 1 min.

Trouver un lieu pour y faire du théâtre
Grand Angle17 septembre 2022 | Lecture 1 min.

Éducatrice et maquilleuse
Grand Angle8 septembre 2022 | Lecture 1 min.
épisode 17/18

Il est parti...
Émois31 août 2022 | Lecture 4 min.

Still Life fait régner le théâtre sans paroles à Avignon
Grand Angle23 juillet 2022 | Lecture 1 min.

Paradiso du Teatro delle Albe
Au large19 juillet 2022 | Lecture 4 min.

Koulounisation de Salim Djaferi
En ce moment16 juillet 2022 | Lecture 1 min.

Accompagner plutôt que programmer
Grand Angle3 juillet 2022 | Lecture 7 min.

24h dans la vie du théâtre des Doms
En ce moment3 juillet 2022 | Lecture 3 min.

Circassienne, le saut dans le vide
Grand Angle3 juillet 2022 | Lecture 4 min.
épisode 3/3

Comédien et guide à l’Africa Museum de Tervuren
Grand Angle1 juillet 2022 | Lecture 1 min.
épisode 15/18

Un festival au grand jour
Au large5 juin 2022 | Lecture 3 min.

Entrer et voir le bar
Grand Angle30 mai 2022 | Lecture 1 min.

«T’inquiète pas, je te rattrape»
Grand Angle30 mai 2022 | Lecture 4 min.
épisode 2/3

L'échec vu du public
En chantier28 mai 2022 | Lecture 3 min.
épisode 3/4

Démontage du chapiteau patriarcal
Grand Angle10 mai 2022 | Lecture 6 min.
épisode 1/3

Gestionnaire le matin et artiste l'après-midi
Grand Angle9 mai 2022 | Lecture 1 min.

Même pas mort le répertoire
En ce moment2 mai 2022 | Lecture 2 min.

La fascination du mal
En ce moment1 mai 2022 | Lecture 1 min.

Guyane, Liban, Iran, Japon...
En ce moment1 mai 2022 | Lecture 1 min.

De la musique à la danse de luttes
En ce moment21 avril 2022 | Lecture 1 min.

Comédienne et maman
Grand Angle15 avril 2022 | Lecture 1 min.
épisode 2/6

Comédien et formateur en entreprise
Grand Angle25 mars 2022 | Lecture 1 min.
épisode 7/18

Archipel
En ce moment23 mars 2022 | Lecture 4 min.

Les conditions extérieures à l’échec
En chantier1 mars 2022 | Lecture 4 min.
épisode 2/4

Échappatoire à la Saint Valentin
Émois14 février 2022 | Lecture 4 min.

Déboires assumés
En chantier31 janvier 2022 | Lecture 8 min.
épisode 1/4

Diriger un festival: à deux, c’est mieux
Grand Angle31 janvier 2022 | Lecture 7 min.

Acteur et plombier/chauffagiste
Grand Angle28 décembre 2021 | Lecture 1 min.
épisode 2/18

Diriger un théâtre: un geste politique
Grand Angle28 décembre 2021 | Lecture 2 min.

Un spectacle par ses costumes
En ce moment16 septembre 2021 | Lecture 5 min.

L'ouverture mythique de la Raffinerie du Plan K
Grand Angle10 juin 2021 | Lecture 3 min.