RECHERCHER SUR LA POINTE :

Véronique Dumont dans «M. Phône et les sardines» ©Gilles Destexhe.

Des forêts et des sardines

Grand Angle

Un terme qui recouvre aussi bien les tous·tes petit·es que les moyen·nes et les grand·es, et tous·tes celles et ceux qui les accompagnent: parents, enseignant·es, directeur·ices de lieux, etc.

Des histoires narrées sous toutes sortes de formes: immersives dans le noir avec un casque audio (Au-dedans la forêt), séquences musicales (Chansons pour le musée), avec des objets (Frankenstein), des cubes (Hippocampe), ou rien qu’avec une table (Rencontres autour d’une table). Saupoudrées allègrement d’un lexique sylvestre, et traversées par beaucoup d’animaux, dont quelques sardines égarées dans une boite de conserve. Ces dernières tiennent compagnie à un certain Monsieur Phône (habitant de la forêt lui aussi), un drôle d’humain fort attaché à ses objets, heureux de vivre dans un désordre relatif, incapable d’obéir aux injonctions de «mettre de l’oooordre!».

L’occasion pour nous de rencontrer, à l’ombre d’un marronnier de la place des Châtaignes, les acteur·ices Véronique Dumont (M. Phône), Anne Romain (la sœur «raisonnable» et vaguement maniaque du Monsieur), Martin Thomas (le collègue amoureux de la sœur) et le chargé de diff’ de ce joyeux spectacle, Pierre Ronti, fondateur et directeur de la structure «Mes Idées fixes».

Range ta chambre!

M. Phône ne fait rien comme il faut et c’est ce qui le rend attachant. Libre de se lever à pas d’heure, de vagabonder à la recherche de reliques à la valeur à ses yeux inestimables, il ne dérange personne sauf sa sœur, qui voudrait le voir prendre un chemin plus convenable.

©Gilles Destexhe

Cette pièce écrite par Céline Lefèbvre (Lansman éditeur) aborde subtilement des questions existentielles, comme celle de la liberté. Derrière un principe auquel les enfants n’adhèrent en général pas volontiers, celui de devoir mettre de l’ordre, on découvre qu’un autre monde est possible, façonné par ce Monsieur au nom bizarre, un être apparemment «adulte», mais qui refuse, pacifiquement, catégoriquement, d’entrer dans la «norme».

Un drôle de public

Véronique Dumont, également metteuse en scène, joue ici pour la première fois à destination des enfants: «Les premières représentations sont surprenantes, ils réagissent tellement fort à tout ce qui se passe sur scène!» Anne Romain pointe le fait qu’il n’y a pas, dans leur regard, de jugement ou de comparaison, qu’iels ressentent de l’émotion pure. Pierre Ronti, qui a travaillé sur la sociologie du public au théâtre, souligne que le public du théâtre destiné aux enfants et aux adolescent·es est le plus varié en termes d’origines socio-économiques.

Missions?

Le dispositif PECA (parcours d’éducation culturelle et artistique) vise à renforcer la présence de la culture et de l’art dans les programmes scolaires, notamment en garantissant à chaque élève au moins deux sorties culturelles scolaires par année. Mais les artistes craignent de devoir prouver leur utilité sociale: «Je n’aime pas quand on me dit: -Fais quelque chose d’utile! Les artistes ne fonctionnent pas sur l’offre et la demande, ils créent, c’est tout. Il ne faut pas nous donner de missions pédagogiques. Quand je mets en scène, je ne fais aucune différence en fonction du public potentiel.» nous confie Véronique. Et Pierre d’ajouter: «Le théâtre dit “jeune public” est un théâtre de pure création qui est à l’avant-garde, surtout en Belgique où il y a une belle qualité et variété et un public exigeant.»

Véronique Dumont, Martin Thomas, Anne Romain dans «M. Phône et les sardines», cie La Bête Curieuse ©Gilles Destexhe.

Un processus à l’écoute et évolutif

Les spectacles destinés aux enfants se jouent essentiellement en milieu scolaire. Les artistes ont besoin que les professeurs soient présents et préparent les enfants du mieux possible. Les pièces doivent, elles aussi, faire l’objet d’une préparation minutieuse: «C’est un processus beaucoup plus long que dans le théâtre pour adultes. On l’affine au plus près du public, il faut au moins 25 représentations avant que le spectacle soit prêt.» précise Pierre. «On fait ce qu’on appelle dans le jargon des “bancs d’essais” avec des classes crash test qui nous aident à améliorer le spectacle. En général, le public jeune est très expressif et il ne pardonne pas! Les artistes échangent avec les spectateur·ices, les enseignants, et le spectacle évolue en fonction.»

La diffusion

Le secteur du Jeune public souffre d’une pénurie de chargé·es de diff’. Or, la durée d’exploitation de ce type de spectacle est beaucoup plus longue, elle peut aller jusqu’à plusieurs centaines de représentations. La diffusion va bien au-delà d’un simple processus de transaction commerciale.

L’image du mec qui roule en BMW fumant un gros cigare.

«Nous sommes très sollicités mais le métier est extrêmement précaire. On a parfois l’image du mec qui roule en BMW fumant un gros cigare. Mais en réalité, il n’existe pas de statut et c’est difficile d’être reconnu au niveau des subsides, même si ça s’améliore lentement. En juillet et août, on est en intermittence forcée.»

En effet, avec la nouvelle réforme, les diffuseur·euses sont exclu·es du statut des travailleurs des arts. Or, les couts de cession (le prix de vente d’un spectacle) sont très faibles en Belgique. «On veut nous affilier aux indépendants mais ce n’est pas rentable. Souvent, les structures prennent un pourcentage sur le cachet. Personnellement, je trouve plus sensé de toucher nous aussi un cachet, comme les artistes.».

Des structures qui (sur)vivent grâce aux subsides donc, qui leur permettent de prendre des risques: «On doit pouvoir donner leur chance à des petits projets, à des compagnies émergentes.»

Les chargé·es de diff’ sont un maillon essentiel de la création artistique, iels ne devraient pas être cantonné·es dans une image administrative ou commerciale, iels ont une vraie fonction sociale: « J’aime la notion de “passeur de spectacle”. J’accompagne les spectacles depuis la salle de répétition jusqu’à la scène. Il faut dialoguer, aussi bien avec les artistes qu’avec les structures d’accueil, et choisir les lieux de résidences. Créer des liens.»

Un métier de femme?

Du reste, le métier de diffuseur·euse de théâtre Jeune public se conjugue souvent au féminin. Sans doute parce qu’il est peu rémunérateur. Pierre Ronti est le seul homme chargé de diff’ dans le secteur «Jeune public» en Belgique. Dans cet article écrit pour les Carnets du Petit Cyrano (publié par la CTEJ de Bruxelles en 2022), il évoque les questions de masculinité. Nous ne résistons pas à l’envie d’en publier un extrait:

«Est-ce que je fais ce métier parce que je suis hypersensible ou suis-je hyper sensible parce que je fais ce métier? La réalité est certainement entre les deux. (…) Je pense que c’est complètement con que des gens aient encore comme a priori que les métiers liés à l’enfance sont d’office des métiers de femmes. Parce que penser comme ça c’est vraiment rétrograde! Un truc de boomer dégueulasse. On peut se dire que, si les métiers d’accompagnement sont si féminisés, c’est probablement parce que tout ce qui touche au care aux «soins» reste, dans l’imaginaire collectif, une mission dédiée aux femmes. Bullshit, moi je suis chargé de diff’ mais aussi un papa célibataire qui sait torcher des fesses, faire des tresses, lire des histoires et danser sur La Reine des neiges quand il le faut. (…) Alors ces préjugés, idées préconçues, a priori, je les jette au placard avec toutes ces bêtises qu’on nous inculque depuis la naissance. Mon métier, c’est de faire tourner des spectacles pour les enfants et j’aime (j’adore) voir leurs bouilles émerveillées et me dire que je participe à leur émancipation intellectuelle.»

Une délivrance imaginaire salutaire dont nous profitons toustes, petit·es et grand·es, sardines ou pas, immergé·es dans l’huile ou perdu·es dans des forêts fantastiques, ou tout simplement assis·es dans un fauteuil de théâtre.

_______________________________________________

Merci au Focus Pro Jeune Public du théâtre des Doms et à Wallonie-Bruxelles International pour l’invitation.

M. Phône et les sardines est programmé au Festival Théâtre au Vert de Thoricourt (Hainaut).

Plus d’infos sur Monsieur Phône et les sardines de la Cie La Bête Curieuse.

Lien vers les structures de diffusion Mes Idées fixes et vers Mademoiselle Jeanne.


Vous aimerez aussi

Yasmine Yahiatène (à l’avant-plan) et les quatre participantes de l’installation «Les châteaux de mes tantes », à découvrir à l’Espace Magh. ©Pauline Vanden Neste

Les châteaux de mes tantes

En ce moment
Sandrine Bergot, artiste, créatrice, cofondatrice en 2007 du Collectif Mensuel, prendra le 1er septembre la direction du Théâtre des Doms, vitrine de la création belge francophone à Avignon. ©Barbara Buchmann-Cotterot

Sandrine Bergot, cap sur les Doms

Grand Angle
Spectacle: DISCOFOOT , Chorégraphie: Petter Jacobsson et Thomas Caley. Avec les 24 danseurs du CCN – Ballet de Lorraine, un arbitre et trois juges artistiques DJ: Ben Unzip, Dans le cadre du Festival Montpellier Danse, Lieu: Place de la Comédie, Montpellier , le 30/06/2024

Discofoot, Roller Derviches et leçons tout public

Au large
À gauche, Daniel Blanga-Gubbay et Dries Douibi, codirecteurs artistiques du Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, et, à droite, Jessie Mill et Martine Dennewald, nouvelles codirectrices artistiques du Festival TransAmériques (FTA) à Montréal | © Bea Borgers et Hamza Abouelouafaa

Diriger un festival: à deux, c’est mieux

Grand Angle