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©Christophe Raynaud de Lage

Violence symbolique et agressions réelles

Émois

Le festival Avignon s’achève et déjà les bilans s’établissent quant à la programmation, la fréquentation et le succès critique. Mais alors que les chiffres sont positifs et la presse généralement enthousiaste, des actes indignes commis à l’encontre des actrices pendant et en dehors des représentations du spectacle Carte noire nommée désir (mise en scène de Rébecca Chaillon) marquent de leurs traits sombres la fin de cette édition.

Le festival a été ouvert cette année par Bintou Dembélé et ses danseurs, qui, pour G.R.O.O.V.E ont d’abord déambulé sur l’esplanade du Palais des papes, avant d’inviter le public à les suivre dans les différents espaces de l’Opéra Grand Avignon. À l’occasion de la première représentation, un acte a été ajouté, en réponse au contexte politique et social qui secouait la France depuis l’assassinat de Nahel par un policier. Cet acte consistait en la lecture du texte Danser dans le noir par Mehdi Meklat, Badroudine Saïd Abdallah, Alice Diop, Diaty Diallo, Seynabou Sonko et Penda Diouf invité·es par la chorégraphe afin de rendre hommage à Nahel et à toutes les victimes du racisme systémique qui perdure dans la société française.

«J’ai vu et revu des choses que j’avais déjà vu:
Le feu n’est pas nouveau,
Les cris ne sont pas nouveaux,
Le deuil n’est pas nouveau,
La colère n’est pas nouvelle,
Les larmes ne sont pas nouvelles,
La violence de la police n’est pas nouvelle,
La violence de la police n’est pas nouvelle,
La violence de la police n’est pas nouvelle »

Danser dans le noir. Bintou Dembélé

La violence des réactions que cette proposition a suscitées met en exergue sa nécessité ainsi que tout le chemin qu’il reste à parcourir pour décoloniser nos institutions et transformer nos sociétés.

Dans ce festival qui se rêvait plus inclusif, les actrices de Carte noire nommée désir ont pourtant à nouveau été les victimes de ce racisme plus ou moins décomplexé qui continue à gangréner les sociétés occidentales et à en pourrir l’esprit. Le racisme, l’exotisation, l’érotisation du corps de la femme noire ainsi que les pulsions de domination et d’accaparation étaient au coeur de cette proposition artistique qui expérimentait le renversement, symbolique et, dans le dispositif de la représentation, des rapports de force. La violence des réactions que cette proposition a suscitée met en exergue sa nécessité ainsi que tout le chemin qu’il reste à parcourir pour décoloniser nos institutions et transformer nos sociétés.

©Christophe Raynaud de Lage

Dans son «émois», Raïssa Ay Mbilo a déjà témoigné ici de l’importance de ce spectacle aujourd’hui, insistant en particulier sur son expérience sensible de spectatrice face à cette pièce:

«Une puissance qui te frappe comme la foudre.
C’est comme s’il n’y avait rien eu avant et qu’il n’y aura rien après.» (La Pointe)

Dans ce contexte polémique, arrêtons-nous sur le dispositif performatif, c’est-à-dire sur ce que ce dispositif fait aux spectateur·rices. Je précise que n’ai pas revu le spectacle à Avignon, je m’appuie sur la représentation bruxelloise à laquelle j’ai assisté aux Halles de Schaerbeek en février 2023.

Tandis qu’une femme – Rébecca Chaillon elle-même – nettoie le plateau blanc constamment taché par les gouttes qui tombent au fur et à mesure que les blocs de café glacé suspendus au-dessus de la scène fondent, le public est averti que les places d’un côté de la scène sont réservées aux femmes – et personnes qui s’identifient en tant que telles – subsahariennes et afrodescendantes. Ces places sont moins nombreuses mais plus spacieuses, elles sont plus proches de la scène et les actrices présentes sur le bord du plateau accueillent ces spectatrices qu’elles ont décidé de privilégier. Elles leur offrent des boissons, échangent quelques mots. Cette ségrégation spatiale renverse la dynamique de la ségrégation raciale dans les sociétés (post)coloniales et/ou (post)esclavagistes. Dans la salle, le refus de l’accès à une certaine place en raison de sa couleur de peau provoque d’emblée un inconfort auprès d’une partie du public qui vit avec difficulté le fait d’être exclu d’un espace.

©Christophe Raynaud de Lage

L’exclusion est violente, elle provoque un sentiment d’injustice, et, conséquemment, de colère. Ce qui m’a frappé dans les réactions négatives – certes très largement minoritaires au sein du public ce soir-là – c’est que cette séparation n’a été comprise que comme un geste d’agression envers les personnes exclues, une mise à l’écart les conduisant à soulever la question des destinataires du spectacle.

Le théâtre comme expérience de regards partagés est toujours mis en exergue lorsque les artistes abandonnent le rapport frontal entre la scène et salle.

Or, similairement au dispositif bifrontal, le spectacle était clairement adressé à différents publics et visait à susciter différents regards et perspectives sur la représentation elle-même ainsi que sur l’institution théâtrale, ses usagers, et, plus largement, la société dans laquelle nous évoluons. Un dispositif bifrontal crée un face-à-face entre spectateurs, rassemblés par une performance qui se déroule entre eux. Leur regard sur celle-ci est constamment informé d’un regard sur eux-mêmes en tant que spectateurs en même temps qu’ils voient ces autres face à eux. Le théâtre comme expérience de regards partagés est toujours mis en exergue lorsque les artistes abandonnent le rapport frontal entre la scène et salle. Il l’est d’autant plus lorsque, comme c’est le cas ici, la prise de place est problématisée.

Dès lors que l’on s’intéresse au sens performatif et dramaturgique du geste opéré au moyen de cette ségrégation par Rébecca Chaillon, on se donne la chance d’observer des choses nettement plus intéressantes que celles d’une mise à l’écart ou d’un rejet des spectateurs hommes et des spectatrices blanches. Ce qu’on peut observer et interroger alors, c’est à qui et à quelle fin cette place est donnée, c’est-à-dire pour qui elle est rendue disponible. Inviter les femmes racisées à prendre place dans les meilleurs sièges et développer une hospitalité à leur égard, c’est commencer par renverser les privilèges qui vont avec les positions historiques et actuelles des personnes en fonction de leur couleur et de leur genre. Placer ces sièges plus près du plateau et créer une porosité entre ces deux espaces en circulant entre eux, c’est, pour les comédiennes noires de la distribution, se rapprocher de leurs alliées, et faire exister une communauté qui est largement absente des salles de théâtre.

Carte noire nommée désir traite, entre autres, de la représentation du corps de la femme noire et de la place données aux femmes noires aujourd’hui. Ces derniers temps, de nombreuses voix se sont fait entendre en France comme en Belgique pour dénoncer les stéréotypes auxquels les actrices noires sont cantonnées ainsi que le manque d’opportunités qui leur est offerte pour faire exister des personnages participant à la construction d’autres imaginaires. Des livres et des films aux titres explicites ont vu le jour dont Noire n’est pas mon métier (collectif), Race et théâtre. Un impensé politique (Sylvie Chalaye), ACTRICES Afro-descendantes (Priscilla Adade), Décolonisons les arts! (collectif), etc.

Face à cette situation, des artistes racisé·es se battent pour être porteurs et porteuses de projets et inventer d’autres histoires, jouer d’autres personnages, changer les récits. Par sa distribution, son processus de création, Carte noire nommée désir s’inscrit dans cette dynamique et permet à ces artistes de se mettre en scène comme elles le désirent, tout en dénonçant les rôles et représentations auxquelles les femmes noires sont souvent cantonnées. Dans la scène qui, d’après les témoignages, a été suivie par l’agression à Avignon d’une des comédiennes, c’est ce rapport de force qui était également mis en scène, au sein d’une séquence participative reposant sur les stéréotypes.

©Christophe Raynaud de Lage
Des personnes interprètent le coup porté par un spectateur à une actrice comme une réponse à cette “agression”, mélangeant ce faisant agression symbolique et agression physique, représentation et réalité.

Dans cette courte scène, les actrices traversent les gradins et s’emparent des sacs et vestes des spectateur·rices, inversant la logique de mainmise opérée par des hommes blancs lors des colonisations. Sur les réseaux sociaux, des personnes interprètent le coup porté par un spectateur à une actrice comme une réponse à cette “agression”, mélangeant ce faisant agression symbolique et agression physique, représentation et réalité. Je ne veux pas essayer de comprendre ce qui s’est passé dans la tête de ceux qui se sont sentis légitimes pour s’en prendre, dans la salle comme à l’extérieur, à ces artistes. J’observe seulement que par les crispations et la violence que cette création suscite, elle témoigne de la difficulté, du refus de déplacement et de changements – même symboliques – de perspective de la part d’un groupe dominant qui vit de telles initiatives comme des agressions.

Mais je ne souhaite pas conclure sur ce constat amer. S’il déteint sur cette dernière édition du festival d’Avignon et indique l’énorme chemin qui reste à parcourir pour l’avènement d’une société effectivement postcoloniale, à Bruxelles c’était un raz-de-marée d’émotion et de joie qui a emporté la salle. Une file d’attente impressionnante, un théâtre bondé, un public jeune et représentatif de la multiculturalité qui caractérise Bruxelles mais qu’on ne voit jamais dans les salles de théâtre. Dans cette représentation, je vois donc surtout de l’espoir pour le théâtre de demain, qui laissera de la place à d’autres narrations, images et publics qui, pour l’instant ne trouvent que difficilement leur place sur le plateau comme dans les gradins.  


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