Trouver un lieu pour y faire du théâtre
Grand Angle17 septembre 2022 | Lecture 1 min.
Alyssa Tzavaras Comment as-tu commencé ta carrière?
Isabelle Pousseur Je me suis formée en mise en scène à l’INSAS et j’ai très vite donné cours au Conservatoire de Liège. Progressivement, j’ai créé une compagnie, d’abord le Théâtre Séquelles avec Amid Chakir, et ensuite le Théâtre du Ciel Noir qui est devenu le Théâtre Océan Nord, que je codirigeais avec Michel Boermans.
J’ai commencé dans cette période, les années 1970, qui a marqué un tournant à deux niveaux. Sur le plan institutionnel, il y avait moins de lieux qu’aujourd’hui, et le système de coproduction n’existait pas.
Sur le plan artistique, on était influencés par un théâtre post-brechtien très dramaturgique et en même temps, quelques jeunes compagnies faisaient un travail de corps, plus émotionnel ou plus onirique, comme le théâtre Elémentaire de Michel Dezoteux. C’était l’époque où certaines pièces de Kantor, Pina Bausch, ou Bob Wilson avec Einstein on the Beach, commençaient à circuler. Pour nous, c’était nouveau et très surprenant.
Tes spectacles, esthétiquement et artistiquement parlant, étaient directement liés aux lieux dans lesquels tu créais?
Certains, oui, comme Je voulais encore dire quelque chose mais quoi?, créé dans le couloir d’un ancien Orphelinat à Liège, ou Le Roi Lear, dans une caserne. Mais quand tu commences à avoir plus d’argent, tu as aussi plus de contraintes. Par exemple, pour le spectacle autour du Château de Kafka (Le Géomètre et le Messager) – la première co-production du Théâtre National! – j’aurais voulu le monter dans une gare désaffectée pas loin d’Avignon mais le directeur voulait que ce soit au Cloître des Carmes.
Au bout d’un moment, tu te sentais donc moins libre artistiquement?
Ҫa dépend. On ne m’a jamais imposé un acteur, ni un texte, donc par rapport à d’autres jeunes metteurs en scène, c’était quand même une position confortable. En 1989, j’ai participé à un séminaire de l’UNESCO à Avignon, que dirigeait Georges Banu, sur la relève dans le jeune théâtre européen. C’était passionnant, on venait tous de différents pays. Tous les matins, l’un de nous présentait son travail et la manière dont ça se passait dans son pays. Les Allemands étaient très surpris qu’on ne nous imposait rien, parce qu’eux étaient d’abord assistants, ensuite ils faisaient un premier spectacle avec un texte d’un jeune auteur, et c’est seulement au bout de quelques années qu’ils pouvaient commencer à choisir. Je ne sais pas si c’est toujours le cas maintenant… Mais les jeunes metteur·euses en scène sortant des écoles avaient du travail, c’est ça la grande différence!
Comment t’est venue l’idée de chercher un lieu pour y faire du théâtre?
J’ai eu envie de travailler à la périphérie et de rencontrer davantage mon public, et j’ai commencé à réfléchir à des ateliers, à imaginer des activités autour des spectacles, avec des professionnel·les, des amateur·ices, ou des gens du quartier. J’en avais besoin, je n’étais plus assez en contact avec la réalité. Et donc l’idée est venue d’ouvrir un lieu, dans un quartier populaire.
Comment as-tu déniché l’endroit?
C’est Michel Boermans qui l’a trouvé. C’était un atelier-garage, qui était à louer.
Le fait qu’il y avait deux studios, l’un au premier étage et l’autre, très lumineux, m’a tout de suite convaincue. Mais il n’y avait pas de chauffage.
On a eu le contrat-programme à ce moment-là, mais pas pour le lieu. Au cabinet, on nous a plutôt incité à ne pas créer de nouveaux théâtres, ils disaient qu’il y en avait déjà assez! Or nous avions beaucoup de demandes de la part de jeunes metteurs et metteuses en scène.
Quand je vois comment ça se passe aujourd’hui, je bénis le fait d’avoir un lieu. Cela me permet de créer plus librement, de chercher, de prendre le temps… et de travailler sur les perceptions du spectateur, dans des petites jauges. 4.48 Psychose, par exemple, ou Les Invisibles, je n’aurais jamais pu créer ces spectacles dans un grand théâtre.
C’est justement le thème de mon mémoire («Mémoire de fin – mémoires de chacun»), et au fil des discussions, les directeur·ices me disent: «C’était une époque particulière, on était plus libres…» Je me pose la question pour mes camarades et moi: quel serait le choix le plus judicieux entre essayer d’entrer dans les institutions qui sont en place, ou créer son propre lieu et risquer d’être un peu marginalisé?
À l’époque, je pensais que la seule façon de faire ce qu’on avait vraiment envie de faire, c’était d’ouvrir un lieu à soi.
Oui, mais j’ai l’impression que tu faisais déjà ce que tu voulais, avant d’ouvrir Océan Nord.
Du point de vue de la mise en scène, oui. Mais si je n’avais pas ouvert Océan Nord, je serais beaucoup plus dépendante des théâtres et des coproducteurs. Ouvrir le lieu m’a permis d’accompagner la mise en scène d’une série d’autres spectacles dont j’ai eu besoin pour rester en lien avec une certaine réalité.
Personnellement, je rêverais de faire des spectacles comme je l’entends, avec beaucoup d’acteurs. J’aime l’esthétique baroque, les grands décors, la machinerie… J’aimerais faire des spectacles «improduisibles», redonner une chance à l’échec, des spectacles qui n’aboutissent à rien, ou voués à la recherche, des choses comme ça… J’aimerais bien que ce soit de nouveau possible.
Ne compte pas sur le fait d’être rémunérée.
Pour mes trois premiers spectacles, je n’ai pas été payée. Il y avait un peu d’argent, mais c’était pour les acteurs et les actrices. Tu dois quand même pouvoir, à un moment donné, travailler sans argent pour pouvoir chercher librement.
Tu penses que ce serait une folie d’ouvrir un lieu aujourd’hui à Bruxelles?
Non, je ne pense pas que ce soit une folie, mais il faut voir avec quels moyens et dans quelles conditions.
Justement, nous avons trouvé un lieu potentiel à Molenbeek mais on nous a dit de prévoir des activités avec les gens du quartier. Comment est-ce que toi, tu as démarré ce travail-là?
Il faut commencer modestement, pour que ça ne paraisse pas comme quelque chose d’arrogant. Et je pense qu’il faut rencontrer les associations de quartier, dans un premier temps. Les publics avec lesquels tu peux travailler, ce sont principalement les jeunes, via les maisons de quartier, ou les femmes, via les associations de femmes, et ça marche!
Ce qui me fait peur, c’est la question de la rentabilité, le fait qu’on ne pourra peut-être pas y faire de spectacles.
Quand Océan Nord s’est mis en place, tu as quand même réussi à faire des spectacles?
Oui, dès le début, en 1996, j’y ai créé une pièce: Tout homme porte une chambre en lui. De plus, on a fait un atelier professionnel sur Heiner Müller, et on a lancé cet atelier pour jeunes. Mais c’est un travail quotidien et il faut se faire aider. Nous avions quelqu’un qui travaillait à l’administration, et une personne qui s’occupait de rencontrer les jeunes du quartier. Mais il y a des gens qui ont ouvert des lieux de façon totalement sauvage! Ҫa peut marcher aussi.
À la sortie de l’école, on a très envie de créer, mais où? Dans tout ça, j’ai l’impression que les questions artistiques viennent après, et c’est ça qui m’inquiète beaucoup… Je me dis que, si ça se trouve, je vais prendre tellement de temps à mettre tout en place que l’artistique en pâtira.
C’est une question de choix effectivement. Si tu veux ouvrir un lieu, et que tu veux l’ouvrir sur le quartier, c’est du travail. Pour ce qui est de faire un spectacle, des lieux de résidences, il y en quand même de plus en plus. Ça, c’est une des choses positives de ces dernières années.
Si tu arrives à faire des résidences, et que tu arrives à faire en sorte que quelques personnes voient ton travail…
Mais ça met une pression quand même aussi, tu te dis que tout le monde va venir et qu’il ne faut pas rater son coup…
Oui, je suis d’accord. Tu peux aussi très bien faire des résidences et écrire un dossier CAPT[1][1] Conseil d’Aide aux Projets Théâtraux, et tu attends douze mois…
Mais dans deux ans, je n’aurais peut-être plus du tout envie de faire le même spectacle! Je ne peux pas attendre…
Il faut donc le faire sans argent, ce serait vraiment mon conseil. Je ne te dis pas de faire ça pour toujours – enfin j’espère pour toi! J’ai eu beaucoup de chance de donner cours finalement, parce qu’au moins, tu pratiques quand tu donnes cours.
Qu’est-ce qu’il faut comme qualités pour être une bonne directrice de théâtre, d’après toi?
Je pense qu’il faut avoir une vision et identifier correctement le lieu dans lequel on travaille.
Après, il faut avoir une capacité d’écoute et d’ouverture, aux autres artistes, et à ce qui se passe autour du théâtre, ne pas penser uniquement à la programmation mais faire en sorte que cela circule de manière fluide entre l’équipe permanente et les artistes.
Et enfin, il faut avoir de l’intuition, c’est vraiment très important. Beaucoup de gens ne s’en rendent pas compte.
Est-ce que le fait pour toi de diriger un lieu et de mettre en scène, ça se fond finalement en un seul et même projet?
Oui. C’est déjà comme ça que je l’envisage. D’une part tu as une vision, et d’autre part, tu es à l’écoute quand même. Il faut trouver un équilibre entre sa vision et tout ce qui peut venir de ton équipe.
Voir le site du théâtre Océan Nord ici.
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