RECHERCHER SUR LA POINTE :

©Mathieu Ridelle

La rage du dedans qui déborde

Émois

Il y a la grosse du bout de la rue que l’on croise et celle qui s’invite dans notre miroir les lendemains de trop plein, il y a la petite grosse de la cour de récré qui nous hante encore… et il y a Blanche. Blanche est… grosse, aussi.
Grosse, grosse, grosse. Grosse comment? En surpoids? Obèse modérée? Obèse confirmée? Sur le fil ou déjà dans l’horreur de la boulimie? Où en est-elle de sa vie? Elle se perd entre le grand vide et le trop plein d’une existence à mi-chemin, 46 ans et rien de plus.

Grosse comment? En surpoids? Obèse modérée? Obèse confirmée?

Blanche nous fait face, droite sur scène, impeccable dans sa tenue de camouflage: pantalon taille haute, ample, sombre, une épaisse ceinture délimite la zone de conflit entre le grand large de ses hanches et l’Eldorado de son corsage, sa jolie frimousse accroche notre regard.
Blanche vit, rit et a mal.


©Mathieu Ridelle

«La dernière bouchée de l’aliment gras doit se faire à 23h59 avant le passage au lundi révolutionnaire… Mardi, hourra, j’ai tenu vingt-quatre heures. Mais que cette première journée fut longue… Mercredi, hourra, j’ai tenu quarante-huit heures. Mais que ces deux premières journées furent longues… Jeudi, hourra, j’ai tenu septante-deux heures et… je vois déjà la différence. Je sens une grande détoxification. J’ai l’impression, après trois jours, d’être déjà plus mince… Vendredi, au secours le week-end arrive! Samedi, au secours le week-end est là!» (extrait)

Elle dérape peu à peu, se reprend, se raccroche à ce qu’elle peut. Une passion des chiffres qui l’aide à tenir les comptes des jours gagnants et des échecs prévisibles, des «lundi-révolution» et des pesées «du soir-désespoir». Les Outremangeurs Anonymes, un soutien qui ne fait pas toujours du bien. La férocité, surtout contre soi mais aussi contre les autres. Parce qu’il y a la rage du dedans qui déborde. Blanche sait être teigneuse et jalouse, limite méchante.

L’imaginaire collectif fait de la grosse la bonne copine sympa qui fait marrer la galerie.

L’imaginaire collectif fait de la grosse la bonne copine sympa qui fait marrer la galerie, tantôt faire-valoir d’une plus belle, tantôt grosse moche qui finit par se transformer, par amour ou grâce à l’amitié, en séduisante. Rarement premier rôle d’un film, certaines de ces grosses ont toutefois marqué notre existence – et celle du metteur en scène belge Guillaume Druez – telle Monica dans «Friends», Gwyneth Paltrow dans «L’amour extra large», Bridget Jones… ou Toni Collette irrésistible «Muriel». Le talentueux et discret auteur en profite donc pour égratigner au passage le vernis de la gentille grosse. On adore ce venin diffus:

«”Ils puent, les gros; ils puent, les gros.” Ajoutez à ça leur baragouin, les boutons purulents sur la face de cette si laide adolescente et leurs sacs, aussi énormes qu’eux, qui bloquent le passage et deux sièges. “Gros”, “purulents”,”face”, j’accentue les consonnes. Pourquoi me répugne-t-elle? Parce qu’elle est grosse. Moi la grosse suis méchante comme les autres!»

©Mathieu Ridelle

Nous cheminons avec Blanche, pouffons, médisons, chutons, nous relevons avec elle… Elle a quelque chose de nous et un truc bien à elle. Blanche est quelqu’un même si elle pense le contraire.

Guillaume Druez sait dire ce que l’on tait et trouver les mots de nos silences sur tous ces «étranges» qui nous dérangent. Cet auteur, également comédien, n’a principalement pas peur des mots, il l’a déjà démontré dans Cœur de pédé nominé aux Prix Maeterlinck 2023. La paraphrase n’est pas son langage, le «politiquement correct» non plus. Il nomme. Il balance sur la jouissance de ce trop-plein, sur l’escalade et la chute. Il met en perspectives les solitudes, les places à trouver, la futilité des réponses proposées face aux monstres qui dévorent. Guillaume remet la boulimie à sa place: celle de la maladie peuplée de crises démentielles incontrôlables, de doutes, de récidives. Il nous donne à voir, sans voyeurisme, sans prétention aucune, pas même celle de la légitimité du vécu. On accuse le choc, on relativise nos petites fringales compensatrices qui n’ont rien à voir avec la description tragicomique de ses errances nocturnes dans les nightshops.

On croit tout savoir sur le sujet et on en apprend encore, par le biais de cette vie brisée que Stéphane Bissot joue à fleur de peau. Même si l’on aurait aimé davantage de mise à nu, d’abandon, de corps exposé… Elle est tellement belle, émouvante, prenante dans ces moments de laisser-aller, de crises. Dévastée, elle nous subjugue. Elle est l’évidence de ce rôle. Elle est une Blanche à facettes, qui au fil des représentations, pare son jeu de ses humeurs du jour, des sentiments qui l’animent, dans l’ici et maintenant. Différente chaque jour, juste toujours.

©Mathieu Ridelle

Elle[1][1] Stéphane Bissot a souvent joué l’ambivalence dans des rôles cinématographiques tel À perdre la raison de Joachim Lafosse sait avec finesse surfer sur les registres, flirter avec les excès.
De sa belle voix Stéphane amène aussi de la légèreté dans le chaos de ce parcours de vie.

Grosse Grosse Grosse aborde le sujet de la grossophobie, avec humour et dérision. Et montre, sans filtre, en quoi les troubles alimentaires font épouser à la personne qui en souffre le rejet qu’elle subit. Se détester encore plus fort, se vomir, se nier tout autant que le regard accusateur, moqueur, assassin des autres.

Guillaume Druez ne communique ni recettes, ni statistiques, il raconte la banalité du combat quotidien

La pièce questionne également l’émergence du body positive[2][2] Le body positive est un mouvement social en faveur de l’acceptation et l’appréciation de tous les types de corps humains (source:wikipedia), en tant que risque d’une nouvelle potentielle norme semée de diktats et porté par un regard autocentré.

Si nous en sommes loin dans la forme, Grosse grosse grosse a quand même des airs de tragédie grecque tant le drame y est permanent, la violence omniprésente, la mort y rôde et l’issue parait fatale. Guillaume Druez ne communique ni recettes, ni statistiques, il raconte la banalité du combat quotidien, le regard qui n’est toujours pas en paix avec soi-même, les épreuves pour arriver à se supporter, enfin.

«J’avais envie d’écrire quelque chose sur ce que l’on peut ressentir lorsque l’on est vraiment dans le nœud du problème» confie Guillaume Druez. «Oser expulser ses passions. Sans être dans un outrage au public, que ce spectacle soit un miroir de nos pensées.»

Un seul en scène qui se détache d’une conférence sur les troubles alimentaires pour se diriger vers une confidence intime, un partage d’émotions, de vécu. Chacun y trouvera une part biographique, le sujet de la grossophobie s’étendant à tout mal-être, à tout combat intérieur, au simple fait de ne pas savoir quoi faire de soi.

Teaser

_____________________________

Grosse grosse grosse, texte et mise en scène Guillaume Druez, avec Stéphane Bissot

Assistant à la mise en scène Enrico D’Ambrosio
Scénographie Zoé Ceulemans
Création lumière Renaud Ceulemans

à voir à La Scala (Avignon) jusqu’au 29 juillet 2023.

Nous les grosses de retour en Belgique: le 24 septembre 2023 au Festival Découvrez-vous à Bois-de-Villers; le 17 novembre 2023 au Centre culturel de Jette; du 11 au 31 décembre 2023 aux Riches-Claires, Bruxelles.

Le texte est publié aux éditions Les oiseaux de nuit sous le titre Nous, les grosses.


Vous aimerez aussi

Yasmine Yahiatène (à l’avant-plan) et les quatre participantes de l’installation «Les châteaux de mes tantes », à découvrir à l’Espace Magh. ©Pauline Vanden Neste

Les châteaux de mes tantes

En ce moment
Sandrine Bergot, artiste, créatrice, cofondatrice en 2007 du Collectif Mensuel, prendra le 1er septembre la direction du Théâtre des Doms, vitrine de la création belge francophone à Avignon. ©Barbara Buchmann-Cotterot

Sandrine Bergot, cap sur les Doms

Grand Angle
À gauche, Daniel Blanga-Gubbay et Dries Douibi, codirecteurs artistiques du Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, et, à droite, Jessie Mill et Martine Dennewald, nouvelles codirectrices artistiques du Festival TransAmériques (FTA) à Montréal | © Bea Borgers et Hamza Abouelouafaa

Diriger un festival: à deux, c’est mieux

Grand Angle