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Mariem Memni, artiste, Directrice de l'ÉEIMA (École européenne pour l'intégration des migrants par l'art) ©DR

Art et migration

Grand Angle

La deuxième édition du forum Art et Migration aura lieu le samedi 7 septembre 2024 à la Maison de la création, à Bruxelles (site Bockstael). Organisé par l’École Européenne pour l’Intégration des Migrants (EEIMA), le forum réunira artistes et chercheureuses autour de la thématique «L’adaptation comme une forme d’art». Pour en discuter, nous avons rencontré Mariem Memni, artiste engagée depuis plusieurs années dans l’art invisuel

[1][1] «L’Art Invisuel est une catégorie d’art qui se construit en opposition avec l’art visuel. Il met en valeur des pratiques artistiques hétérogènes qui ont pour point commun le refus de production d’objets d’art. Les artistes de l’Invisuel se servent dans leurs pratiques des objets ordinaires, sans pour autant les détourner de leur nature première, pour les transformer en objets d’art. L’Art Invisuel peut être le conteneur de différents mouvements artistiques, des stratégies disruptives pensées à l’encontre du système artistique même, des modes de vie, et pour simplifier, de toute attitude, activité ou idée qui révélerait des qualités artistiques non rétiniennes, et par conséquent invisuelles.» Corina Chutaux Mila, Esthétique de l’art invisuel, p19.

En 2022, elle fonde à Bruxelles L’École Européenne pour l’Intégration des Migrants par l’Art, qui vise à soutenir les migrant·es dans leur processus d’intégration tout en contribuant au développement de nouvelles formes artistiques. 

Comment ton parcours personnel et artistique t’a-t-il conduit à créer cette nouvelle école artistique à Bruxelles?

J’ai fait les Beaux-Arts en Tunisie et j’ai vécu les difficultés de la vie d’artiste. En migrant ensuite à Bruxelles, je pensais que la situation de l’art était meilleure, mais j’ai découvert que la misère des artistes ici était mille fois pire que ce que je pensais! C’est en voyant à quel point c’est dur d’être artiste, femme et migrante, que je me suis dit que je devais trouver une solution. À ce moment-là, j’ai vu un appel à candidature pour l’ENDA (École nationale d’art de Paris) et leur approche de l’art qui explore des choses qui n’ont jamais était faites. J’ai alors compris que ce que je voulais faire, c’était d’intégrer l’ENDA. Aujourd’hui, l’ENDA est mon principal partenaire.

Faire de l’art invisuel, c’est aussi voir le monde sans lunettes, sans filtre.

J’y ai découvert l’«art invisuel» qui est une forme d’art qui dépasse l’art visuel. J’en avais assez de la performance; l’art invisuel permet d’aller plus loin, de s’intégrer et de s’exprimer en tant que personne, dans son identité. L’art invisuel permet de révéler sa singularité. Cela m’a permis de mieux m’intégrer en Belgique. J’ai aussi compris que l’art pouvait permettre une meilleure intégration. C’est comme ça que j’ai eu l’idée de fonder cette école, en utilisant l’art invisuel comme outil ou comme moteur de créativité. L’école c’est mon propre projet d’art invisuel. Par rapport à l’art académique, on n’a pas les mêmes limites de ce qu’est ou non l’art. L’art invisuel est davantage comme une éponge qui peut tout absorber. C’est un espace de liberté: on sort de l’objet d’art et on va vers toutes les autres formes possibles. On peut trouver ses formes en politique, médecine, dans tous les domaines. Il faut juste être conscient que ce qu’on fait est de l’art, même si ça dépasse les frontières habituelles de l’art visuel. Pour moi, faire de l’art invisuel, c’est aussi voir le monde sans lunettes, sans filtre, c’est voir la réalité et agir sur le réel pour le transformer. C’est pour cela que ça constitue un outil et un espace d’expression pour les migrant·es qui peuvent être valorisés.

Première édition du «Forum Art et Migration», La Maison Commune. Bruxelles, 2023. ©DR

C’est l’idée que tu développes à travers le concept de migrologie et la discipline qui lui est rattachée que tu as mis en place.

La «migrologie» c’est l’art à travers la migration et réciproquement. Il s’agit de considérer que chaque migrant·e est un artiste qui s’ignore. Et que la migration peut se constituer en tant que telle comme un domaine d’activité autonome. De même que l’artiste choisit ses couleurs, le migrant choisit son intégration, la manière dont il la vit, ses valeurs, son destin. L’expérience de l’immigré, le parcours d’intégration peut être très difficile, très mal vécu. Pour en rendre compte et observer comment l’art peut être un levier, nous avons élaboré à l’EEIMA une «échelle de l’adaptation» qui permet de mesurer comment les migrant·es vivent leur intégration et d’observer comment leur expérience évolue grâce à leur projet artistique.

Comment est organisée la formation et quels sont les projets qui ont été développés dans ce cadre?

À l’EEIMA nous travaillons en intelligence collective: chaque étudiant·e ou «eeimable» comme nous l’appelons, est pris en compte, son avis et son identité sont pris en considération même si on n’a pas la même culture. Pour des personnes qui vivent une intégration parfois difficile on veut renforcer leurs compétences, valoriser ce que chaque personne peut apporter à la société. La formation s’adapte à chaque personne, à son parcours, à ses capacités, à ses propres formations précédentes et on réfléchit à comment les mobiliser dans un projet d’art invisuel. Je suis persuadée qu’un tel projet peut donner de l’espoir aux migrant·es en leur montrant qu’iels aussi peuvent être au niveau des locaux et faire avancer le pays positivement dans une intelligence sociale. Avec l’art invisuel, la société devient créative.
La formation dure huit mois, quatre mois où on étudie la théorie, ce qu’est l’art invisuel, comment se l’approprier et quatre mois pour construire et développer son propre projet. L’année dernière deux projets ont été réalisés. D’autres le seront cette année.
Parmi ces projets, je peux citer «la poévie» développé par Fatima, poète et artiste invisuelle d’origine marocaine. La Poévie c’est la poésie comme mode de vie, la poésie au quotidien. C’est en quelque sorte une démocratisation de la poésie. Ou encore le projet de Rémi, metteur en scène d’origine syrienne, qui, en tant qu’homosexuel passé par différents pays, a rencontré beaucoup de difficultés jusqu’à arriver à Bruxelles. Son projet intitulé «BruxellesDame» est une institution qui veut intégrer «les artistes en situation de risque». Il a créé «l’art haram», un art qui accepte toutes les personnes qui ne sont pas acceptées, en particulier les LGBT. Parmi nos étudiant·s chercheureuses, Akissi, d’origine ivoirienne, a toujours rêvé de faire une crèche basée sur «la sagesse comme élément de paix». Cela permettrait ensuite de créer chez les enfants des conditions pour éviter les conflits. Hanen, d’origine marocaine, était coiffeuse. Au sein de l’EEIMA elle a créé «Biocoiffure», un salon de coiffure mobile qui se déplace chez les femmes pour les aider à faire des produits avec ce qu’elles ont chez elles. Son idée est d’implémenter la beauté dans des quartiers défavorisés au sein desquels les femmes n’ont pas toujours accès à la beauté. Maria vient d’Argentine. Elle utilise le concept d’ «osteo-canto», une thérapie qui mélange l’ostéopathie et le chant. Son projet est de créer un opéra qui mixe ces deux disciplines. Enfin, le projet «Migration sans frontière» de Lambert, juriste qui vient de Burundi, vise à aider les migrant·es à comprendre la législation belge et leurs droits, à les aider dans leurs parcours de migration. L’année dernière tous les étudiant·es venaient de Belgique, cette année on a aussi une artiste suisse.

ArtLab de recherche sur la mobilité avec l’EEIMA et ERBA/ESA (Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles) ERBA/ESA. Bruxelles, 2023 ©DR

En quoi consiste votre accompagnement dans la réalisation de ces projets?

On leur apprend à créer un projet innovant à travers l’art invisuel mais aussi à formuler leur modèle économique, à conceptualiser leur démarche et à travailler en collectif. On voit comment on peut s’en sortir à partir de rien pour faire quelque chose. C’est là la base de l’art invisuel: composer avec ce qu’on a. Quand on observe le monde de l’art et le travail de l’artiste, on voit que les différentes fonctions sont séparées: la production, l’économie, la médiation, la communication… alors qu’ici, on agit à tous les niveaux. L’idée c’est aussi de devenir conscient du fait que seul·e, on ne peut rien faire, et qu’à plusieurs on est plus forts. On cherche comment agir en tant que collectif et en tant qu’institution pour réaliser ces projets. On cherche comment transformer l’énergie négative en énergie positive au sein d’un groupe constitué de personnes qui peuvent être très déprimées, qui se sentent inutiles et qui ne trouvent pas toujours leur place dans la société, qui ne sont pas bien traitées en Belgique. On valorise leurs compétences, ce qu’ils et elles peuvent apporter à eux-mêmes et à la société. C’est un des enjeux majeurs de la formation. L’immigration fait partie des solutions pour l’évolution de la société. Ce n’est pas le problème mais plutôt la solution. Mais pour cela, la migration doit être vue différemment et valorisée. La question qui se pose est «Qu’est-ce qu’on peut faire ensemble?».

Tu as également développé le concept de «liformance» pour qualifier ta pratique artistique. De quoi s’agit-il?

Je considère ma vie comme une performance. Ce que je fais dans la vie je le fais à travers le chata, c’est-à-dire la transformation de l’énergie négative en énergie positive. Cette idée m’est venue de ma pratique du théâtre. J’en ai fait beaucoup. Le théâtre est basé sur le mensonge. On prend un personnage et on ment tellement bien que les autres y croient.

Je considère ma vie comme une performance.

La performance est, elle aussi, un art éphémère, elle est limitée dans le temps, alors qu’avec la liformance, l’art est à l’échelle de la vie. C’est aussi un moyen d’intégrer les autres, de ne pas limiter la pratique à moi-même. Je vis de façon à faire du bien autour de moi, parce que ça me fait du bien. Ça passe par de petits gestes, des petites intentions.

___

La deuxième édition du forum Art et Migration a pour thématique «L’adaptation comme une forme d’art» et aura lieu le samedi 7 septembre 2024 à la Maison de la création Site Bockstael.

Programme:

13h00

Séance d’ouverture

13h15

«L’humiliation comme moteur de migration»

Chawki Dachraoui

14h00

«L’Esthétique de l’hospitalité»

Yosr Mahmoud

14h30

«Une histoire de la musique par le prisme de la migration»

Loli Tsan

15h00

«Migrer pour bouleverser»

Alexandre Gurita

15h45

Pause café

16h00

«L’Architecture de la misère»

Paul Ardenne

Une réflexion sur les bidonvilles et l’adaptation dans les contextes précaires.

17h00

«Microcollection»

Elisa Bollazzi

17h30

«Migrations»

Gary Bigot

18h00

«La migrologie»

Manel Houes

18h30

«Parcours migratoire»

Pierre Verbeeren

Directeur général de CPAS Bruxelles

19h00

Questions-réponses

19h30 – 21h00

«Une expérience culinaire partagée»

Participation à une expérience culinaire unique inspirée par l’esthétique de l’hospitalité.

Yosr Mahmoud

«Cabinet de Regard»

Elisa Bollazzi


Site de l’EEIMA: http://www.eeima.eu

Contact: info@eeima.eu


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