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Marco Martinelli et un choeur d'adolescent·es ©Teatro delle Albe.

La puissance de Dionysos

Au large

La rencontre organisée par l’Ambassade d’Italie le 19 octobre dernier a permis de faire le point sur ces liens qui perdurent, dans un climat européen complexe. Les invité·es[1][1] Gianni Forte, Didier Juillard, Erica Magris, Marco Martinelli, Fabio Gambaro ont évoqué les influences qui, dans le champ des arts de la scène, ont marqué mutuellement les deux pays, et en premier lieu, le développement du théâtre comme service public inauguré au Piccolo de Milan par Giorgio Strehler et au Théâtre National Populaire (TNP à Villeurbanne) par Jean Vilar. Ensuite, les artistes contemporains, comme la societas Raffaello Sanzio (Romeo Castellucci), Pippo Delbono, Giorgio Barberio Corsetti, Emma Dante, qu’on a beaucoup vus sur les plateaux en France (et en Belgique), fortement soutenus par les institutions françaises.

Marco Martinelli, cofondateur avec Ermanna Montanari du Teatro delle Albe, une compagnie implantée depuis près de 40 ans en Emilie-Romagne, nous rappelle dans ce texte qu’il a prononcé à cette occasion, les correspondances mystérieuses du théâtre, sa nature chorale, et le rôle central de Dionysos, le Dieu turbulent de la fête, source de folie libératrice.

La puissance de Dionysos par Marco Martinelli

Mon amour pour la littérature française est né dans les trains.

En première année d’université j’allais tous les jours en train de Ravenna à Bologne, et je lisais Les Fleurs du mal.

Je n’avais pas étudié le français au lycée, je n’avais donc aucune notion grammaticale; chaque jour j’essayais d’apprendre par cœur une de ces poésies splendides. J’ai gardé L’Homme et la mer dans mon esprit pendant toutes ces années, parfois je la répète, comme une chanson qu’on connaît par cœur. La poésie est déjà elle-même «théâtre», un théâtre dans notre tête, une «vision» qui réunit la réalité et le rêve, qui les entrelace d’une façon magique, en réalisant des «correspondances» mystérieuses, pour employer encore une fois un mot cher à Baudelaire.

La poésie est déjà elle-même «théâtre».

Au cours de mon aventure théâtrale j’ai trouvé parmi les auteurs et autrices français majeurs trois «compagnons de veille» (ainsi les appelait l’écrivain et critique littéraire Cesare Garboli): en premier, naturellement, Jean Baptiste Poquelin, dit Molière; ensuite, le fondateur de la Pataphysique, Alfred Jarry; troisièmement pas un dramaturge mais une metteuse en scene, une femme qui avec son Théâtre du Soleil a marqué le théâtre européen: Ariane Mnouchkine.

Il y a plusieurs années, quelqu’un m’a demandé si le choix de nous appeler en 1983 «Teatro delle Albe» (que j’ai cofondé avec Ermanna Montanari, mon épouse, ma compagne de vie et de scène) était lié au «Soleil» de Mnouchkine: eh bien, disons qu’au niveau conscient on n’y avait pas pensé… Parce que le choix du nom Albe partait de ce spectacle – Les Aubes – avec lequel Vsevolod Meyerhold inaugura le Théâtre de la Révolution en 1917; mais ce lien entre les Aubes et le Soleil ne nous dérangeait pas du tout puisque parmi les phares qui nous inspiraient il y avait aussi l’enseignement de la metteuse en scène française.

Par ailleurs, les relations entre le théâtre français et italien ont toujours été fructueuses, à partir du géant Molière qui apprit l’art des Italiens et ensuite, sur le plan dramaturgique, dépassa ses maîtres.

Cela se passe ainsi pas seulement au théâtre – car le théâtre n’est jamais seulement théâtre – mais dans le monde de l’art en général: je pense aux peintres et aux réalisateurs, de Robert Bresson à Georges Rouault, aux philosophes et anthropologues que j’aime encore beaucoup: Blaise Pascal, Simone Weil, René Girard: on est influencé et à son tour on influence. On est inspiré et à son tour on inspire, en dépassant les limites des langues et des nations. C’est une chaîne séculaire, et fructueuse.

Tout ça en ce qui concerne les quatre décennies de théâtre derrière moi: et l’avenir?

Quel destin peut avoir le glorieux, mais humble, savoir de la scène?

Je crois que le théâtre italien et le théâtre français, mais en général tout le théâtre européen, devrait s’interroger sur une question à mon avis cruciale: nous le savons, nous avons une grande Tradition, un chœur de voix, d’auteurs, d’autrices, de poètes, un patrimoine d’une beauté infinie. Mais le risque est que cette richesse reste cantonnée dans un musée de statues de pierre. Nous vivons à l’époque du réseau immatériel et des smartphones. Quel destin peut avoir le glorieux, mais humble, savoir de la scène? Son statut d’art matériel, art du corps et de la voix, d’ici et maintenant?

Je pense surtout aux adolescents et aux adolescentes, aux nouvelles générations: comment concurrencer les grands nombres du petit écran qui nous emprisonne? Je m’explique: créer des œuvres est essentiel, mais il est également fondamental de sentir la responsabilité de maintenir vivant le tissu d’une culture théâtrale capable de faire percevoir aux jeunes la puissance ancienne et toujours nouvelle de Dionysos, le dieu du théâtre, ou comme disait Nietzsche: «le mot emprunté aux grecs».

Dionysos est encore la puissance sans laquelle le théâtre n’a pas le droit d’exister, Dionysos est la mise en scène qui devient mise en vie; Dionysos est l’émotion qui traverse le corps du comédien, de la comédienne, et par contagion, comme une décharge électrique, rejoint le corps du spectateur. Dionysos, c’est la complexité des techniques et des langages qu’aucune vidéo ne peut remplacer. Dionysos, c’est-à-dire «la vie dans sa turbulence», doit remplir nos théâtres et retrouver une relation puissante avec sa nature chorale. C’est pour cette raison que j’ai toujours mis au centre de ma pratique scénique une réinvention moderne du «chœur», car le théâtre vivant est un théâtre du «nous», le «nous» de la ville, de la société qui nous forme et dans laquelle nous nous reflétons, que la scène sait à la fois embrasser et critiquer.

Dionysos, c’est les deux bois de la croix: l’axe vertical qui pointe vers la Beauté et l’Invisible ou qui descend dans les profondeurs de l’âme, et l’axe horizontal qui enveloppe l’économie et la Société.

Ce texte a été prononcé à l’occasion de la 22ᵉ édition de la «Settimana della Lingua Italiana nel Mondo», initiative consacrée à la promotion de la langue et de la culture italiennes dans le monde: «Italie et France: dialogues et échanges au théâtre», rencontre publique du 19 octobre 2022. Avec Gianni Forte (auteur dramatique et co-directeur Secteur Théâtre 2021/2024 de la Biennale de Venise), Didier Juillard (directeur de la Programmation de l’Odéon – Théâtre de l’Europe), Erica Magris (Maîtresse de Conférences, Université Paris 8 Vincennes – Saint Denis), Marco Martinelli (auteur Dramatique et Metteur en Scène – Teatro delle Albe) – Rencontre animée par Fabio Gambaro.

Pour aller plus loin: Le Teatro delle Albe sera à l‘Istituto Italiano di Cultura (Paris) le 30 novembre 2022 à 19h avec 5 Fotogrammi per Bernardo Bertolucci.

Se faire lieu, brèche dans le théâtre en 101 mouvements, de Marco Martinelli, éd. Alternatives théâtrales.

Aristophane dans les banlieues, pratiques de la non-école, de Marco Martinelli, Actes sud-papiers. Lauréat du Prix de la critique comme “Meilleur livre sur théâtre” en 2021.

Le site du Teatro delle Albe.


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