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Plonger, de Sarah Devaux | © Jeanne Cousseau

«Plonger», ou l'éloge de la suspension

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Raissa Ay M’Bilo«Plonger» est très inspiré par «Éloge du risque» d’Anne Dufourmantelle, comment vous est venue l’idée de cette création?

Sarah DevauxJe souhaitais créer une œuvre qui rassemblait un peu toutes les idées de ce livre. J’ai été frappée par sa lecture, je voulais savoir ce que ça donnerait sous le format d’un spectacle. «Plonger» n’est pas une adaptation d’«Éloge du risque» mais une création sur les thématiques qui y sont abordées par Anne Dufourmantelle. Il y avait déjà dans son écriture quelque chose de scénique et de théâtral que j’avais envie d’explorer. J’ai trouvé dans ses écrits quelque chose de physique, relevant du rapport de notre corps au monde.

Anne Dufourmantelle, autrice de Éloge du risque ©Éditions Payot

La pièce se déroule dans une piscine, y a-t-il une symbolique particulière?

Ma pratique de circassienne, ce sont les agrès. Je fais donc un parallèle avec la dimension de suspension qu’on retrouve aussi dans l’eau. Néanmoins, j’étais également très attirée par les piscines vides, en friche. Je pense que ces lieux sont les premiers espaces de risques et de peurs dans l’enfance. J’aime aussi énormément l’esthétique des piscines. Au départ, je songeais surtout à la logistique que cela demandait d’installer un bassin sur scène puis l’idée du plongeoir a émergé. C’était quelque chose qui illustrait parfaitement ce lieu et qui a pris de plus en plus de place, jusqu’à devenir central.

C’est assez évocateur car le plongeoir incarne l’instant T, le moment du choix que l’on fait d’agir ou de ne pas agir. Cela est abordé dans votre pièce, mais de quoi traite-t-elle exactement?

Plonger s’intéresse au Kairos. En philosophie, c’est le moment opportun. Le spectacle ne parle pas tant du risque physique mais plus de décision, d’audace et de renoncement. Je trouve qu’il y a de la beauté dans le renoncement et ça requiert un certain courage. Je traite aussi du risque d’affirmer ce renoncement, d’affirmer des peurs. Il y a un chapitre dans «Éloge du risque» qui résonne énormément en moi: «Comment ne pas devenir soi-même», qui évoque le fait que nous sommes toujours un devenir, une essence en mouvement qui se transforme. S’ouvrir à l’inconnu, ce n’est pas s’arrêter sur des certitudes, c’est oser aller vers le doute. Le plongeoir incarne ça dans la pièce: un moment suspendu où tout est possible, durant lequel on se laisse transformer par la relation à l’autre, à un événement, à une atmosphère, une musique, un lieu.

Plonger, de Sarah Devaux ©Jeanne Cousseau

Qui sont les personnages de votre pièce? D’où viennent-ils et que cherchent-ils?

Il y a d’abord ce personnage que je ne souhaite pas nommer, que j’appelle l’«insomniaque en maillot de bain». Je ne voulais pas trop le personnifier pour que tout le monde puisse s’y projeter. Il se trouve à un moment de bascule dans son parcours, au bord du plongeoir. Celui-ci est figuré en lumière et en son pour saisir une dimension plus métaphysique. Sur ce plongeoir, on accède à de nouvelles portes à ouvrir, en quelque sorte.

Est-ce qu’ouvrir une porte est une décision ou une impulsion?

En tout cas, il s’agit de se rendre disponible à quelque chose, d’être suffisamment poreux/ poreuse pour que quelque chose advienne, que ce soit dans l’abandon ou dans l’affirmation d’une chose qu’on ignore. Le personnage est émotionnel voire névrosé, elle est dans des affects dits n«négatifs». Mais il y a aussi beaucoup de joie dans ces moments-là. Rien n’est binaire, je voulais montrer que les moments de suspension sont aussi des moments de vulnérabilité et le valoriser. La vulnérabilité ne va pas sans courage.

Plonger, de Sarah Devaux ©Jeanne Cousseau

Toute la pièce semble se concentrer sur le moment précis de l’hésitation. Est-ce qu’à la fin, on sait ce que le personnage décide de faire?

Je trouve trop facile d’amener un sujet et laisser les gens tirer leurs propres conclusions. Moi j’aime avoir des réponses. Le tout était de savoir comment on les apportait. La mienne était de dire que rien n’était acquis, que tout était toujours à miser à nouveau.

Qu’en est-il de l’autre personnage? Quel est son rôle?

Marcel s’apparente au concierge de la piscine, qui est un espace surréaliste. Je le vois comme un ange gardien. Je veux qu’on voie deux personnages sur scène mais ils n’ont pas le même statut, ils ne sont pas au même niveau. Ce n’est pas son double, car il a sa vie propre et un côté plus intuitif que l’insomniaque. Je souhaitais le ramener à du concret et du banal même s’il appartient à cet espace-piscine fantaisiste. Marcel et l’insomniaque s’opposent: il est plus ancré dans la matière et la réalité; elle est suspendue, relève plus de quelque chose d’aérien.

Plonger, de Sarah Devaux ©Jeanne Cousseau

On sait dans quel lieu on se trouve, on sait aussi dans quelle temporalité on s’inscrit- la nuit. Comment cela a-t-il été mis en scène?

J’ai travaillé avec Mélissa Von Vépy. Pour la temporalité, je souhaitais que la pièce se passe la nuit, car c’est un espace de possibles et d’inconscient. Pour moi, la piscine est un espace mental, le tout était de savoir comment on le concrétisait. Je voulais aussi représenter la notion de répétition. Celle-ci ressort grâce aux variations qu’on a introduites: les mêmes images reviennent plusieurs fois mais sont traitées différemment. Je voulais qu’on ait accès à cette tentative d’aller toujours un peu plus loin tout en répétant souvent les mêmes choses. Pour créer cet univers, je me suis inspirée d’une phrase de Claude Régy: «On se situe où le conscient et l’inconscient ont oublié de se séparer». Pour moi, ce lieu, c’est la nuit, car elle permet des pensées et des réflexions qu’on n’a pas à d’autres moments. La pièce progresse à mesure que le personnage descend. Ça traduit le fait que le changement n’advient pas soudainement mais par étapes. Chaque variation amène un peu plus de profondeur. Ce n’est pas l’acte de plonger qui compte mais l’élan vers. Cet intervalle entre le moment de la décision et le moment de concrétiser celle-ci.

Pouvez-vous nous dire un mot de l’ambiance sonore?

C’est une ambiance très radiophonique. Au départ, le rôle du concierge était assez technique: il était dans sa cabine avec un micro. La radio est un bon médium pour amener du texte et des questionnements philosophiques, car elle a une dimension à la fois intime et universelle. Je voulais reproduire cette ambiance-là. Puis, ce poste radio a légèrement évolué pour devenir un lieu plus abstrait qui évoque l’inconscient et dans lequel le concierge joue autant avec la lumière qu’avec le son. On a sélectionné quelques tubes nostalgiques, mais, pour le reste, j’ai travaillé avec Noé Voisard, qui s’attèle davantage à évoquer une réalité à travers le son plutôt qu’à la traduire de façon réaliste. Enfin, il y a le son lancinant d’une guitare qui installe une boucle musicale, comme le drill de «Paris, Texas», de Wim Wenders. On est enveloppé dans une nappe qui relève d’un vent angoissant.

En tant que circassienne, quelle place avez-vous donné à la technicité des mouvements dans votre pièce?

Ma pratique influence beaucoup mon imaginaire. Néanmoins, j’aime les mots et je ne voulais pas m’inscrire dans une séparation du corps et de l’esprit. Pour moi, on est multiple, et je souhaitais réaliser une œuvre au carrefour de plusieurs disciplines. La prouesse technique n’était pas le cœur de cette création, on l’y retrouve mais pas dans l’objectif de la rendre spectaculaire.


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