Et si Hansel avait consenti à être cuit vivant
Émois11 août 2024 | Lecture 5 min.
épisode 2/3
Théâtre des Doms, Avignon, Garden Party.
«Je ne souhaite pas régurgiter ce que je vois souvent dans les performances qui portent sur la sexualité: soit des confessions explicites soit l’alimentation d’une morale sans nuance – voire une célébration identitaire. Trouver l’équilibre entre l’espièglerie et l’humiliation, la générosité et l’indulgence, c’est ça le travail. Ma pratique est nourrie par le désir d’être un bon hôte: bien mettre la table, garder les verres remplis, ne pas brûler le souper».
C’est ce que dit Michael Martini de son travail et je trouve ça si beau et si exact que j’avais très envie de le partager.
Autant dire que j’ai adoré sa proposition. Pourtant, ce n’était pas gagné. J’avais fait sept heures de train + le retard, j’étais sonnée par le trajet et par l’effervescence à l’arrivée, par la sollicitation criarde du trop-plein d’affiches placardées partout. Il était 22h aux Doms comme ailleurs dans le même fuseau horaire. Mais j’étais excitée d’être là et ça suffisait à me tenir éveillée. Puis le titre m’a attirée: Et si Hansel avait consenti à être cuit vivant? On veut savoir évidemment: et si?
Michael arrive sur scène et nous balance un tas de choses qui nous font énormément rire, il a l’air sûr de lui et décomplexé. Il y a un grand four sur le plateau et des cloches qu’il dispose à nos pieds, en se traînant sur le sol. J’admire sa désinvolture, sa capacité à exprimer une pensée claire et sans filtre. C’est ça qui me fait marrer.
Il nous demande d’être gardiens du temps. Je suis bon public, j’adore participer, je me saisis donc quasi instantanément d’une cloche à agiter pour signaler le temps écoulé. C’est à faire toutes les 7 minutes – mais sans montre. Dois-je compter approximativement les secondes dans ma tête?
Au moment où on se demande quand est-ce que ça commence, autrement dit quand est-ce qu’on rentre dans le vif du sujet, en fait, on y est déjà. Son introduction brise fictivement la frontière entre lui et nous, pourtant, c’est lui, l’artiste et il a toute l’allure d’un maître de cérémonie: je me précipite sur la cloche, uniquement parce que j’y suis autorisée. Sans cela, après avoir éteint mon portable, je serais restée sage et calme sur ma banquette à recevoir une œuvre sans trop savoir à quoi m’attendre.
Petit à petit l’histoire devient moins drôle. Sa création parle de consentement en allant puiser dans les références de notre enfance. On a déjà fait quelque fois le rapprochement: qui étaient les loups et les ogres de notre enfance? Michaël nous fait glisser dans un espace-temps sombre, où de vieux hommes ont des fantasmes indicibles. Entre-temps, il se bat avec son propre four comme avec la carcasse d’on-ne sait-qui et parfois, prend l’avantage quoiqu’étant visiblement épuisé par le combat.
Les cloches n’osent plus tinter. Je n’ai agité la mienne qu’une fois. Peu importe qu’on dépasse le temps imparti, les 7 minutes qui divisent l’espace attribué à Michael pour une demi-heure. J’aime assez l’idée qu’on parle de fantasmes, j’ai souvent interrogé les miens. Les fantasmes sont encore peut-être une des rares choses qu’on n’ose pas dire pour de vrai et c’est pas plus mal. C’est peut-être notre dernière couche d’intimité lorsqu’elle n’est pas esthétisée dans la sphère sociale. Y a qu’à voir la différence entre le discours ambiant dans certaines sphères et les mots-clés les plus recherchés sur les sites porno.
C’est une zone incompréhensible, parfois encombrante et indésirable, le fantasme. Sale aussi, dans le sens de cringe, déviant, inexposable.
Là, en l’occurrence, l’artiste ontarien nous fait pénétrer un huis-clos où l’on se sent un peu à l’étroit: je me sens soudainement voyeuse et je me demande comment jauger ce qui m’est présenté. J’ai une bonne idée manichéenne des choses et je ne m’en départis pas. Je ne sais pas totalement faire abstraction de ma propre morale puisqu’en un sens, elle me protège. Sans morale, je risquerais de perdre pied. Et Michael Martini, lui, semble totalement barboter dans des mers troubles où la question se situe ailleurs. C’est-à-dire qu’il semble avoir dépassé un certain rapport au tabou et au malaise, ce qui lui permet d’appréhender ces sujets autrement.
Où sommes-nous? dans un lit, une chambre, un sauna, une alcôve?
Dans son récit, Michael partage les interactions que son personnage a avec des hommes plus âgés.
D’un coup, beaucoup de certitudes se brouillent, mon malaise se mêle aux sourires qu’il parvient à me tirer tout de même malgré la gravité qui pèse sur l’assistance.
J’écoute, sans pouvoir éviter de juger ces hommes et leurs envies. Qu’est-ce qu’un monstre? Qui sont les monstres? La simple pensée suffit-elle à nous rendre monstrueux? Devrions-nous aussi nous purger de nos fantasmes pour ne jamais être des monstres?
C’est dans cette balance des choses, qu’on est jeté·es, laissé·es tout entier·es à notre malaise. Michaël, lui, continue de conter ses rencontres et les désirs refoulés ou non, souvent inavouables voire carrément condamnables.
Le sexe se matérialise comme un sas dans lequel tout est permis, tant que deux adultes consentent. La clé est là: la possibilité de consentir ou non. Le consentement comme puissance d’agir.
Et si Hansel avait consenti à être cuit vivant? est une véritable prise de risque, puisque la performance navigue loin des évidences et parvient cependant à élaborer une véritable réflexion fine, intelligente et drôle sur le consentement. C’est probablement une des œuvres les plus queers que j’ai vues au Doms, au sens premier du terme. Elle est queer par nature, dans sa forme: c’est un objet indéfinissable et dérangeant qui a fait irruption dans ma nuit avignonnaise.
La version longue de Et si Hansel avait consenti à être cuit vivant sera jouée à la Balsamine en automne 2024.
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