RECHERCHER SUR LA POINTE :

Céline Beigbeder et Fatou Hane dans «Tervuren» ©Barbara Buchmann-Cotterot

Tervuren

En chantier

Plusieurs lieux en un seul

Le projet Tervuren est né il y a quelques années déjà. L’idée est partie d’une visite de l’Africa Museum, juste après les travaux de rénovation et de «décolonisation» (les guillemets sont importants). Ce musée tient, en effet, une place importante dans la ville de Bruxelles, d’une part parce qu’il est immense (il comprend 5 bâtiments et le parc s’étend sur 207 ha) et, d’autre part, au niveau symbolique, il a une portée particulière dans l’histoire de la Belgique.[1][1] Lors de l’Exposition universelle de 1897, l’Exposition coloniale a connu un énorme succès. Aussi fut-il décidé de la transformer en musée permanent doublé d’un établissement scientifique: «Le musée du Congo» était né.

Anciennement intitulé «Palais des colonies», il abrita le tristement célèbre «Zoo humain» lors de l’Exposition universelle de 1897. Sept corps de Congolais qui y furent exhibés sont enterrés dans la chapelle Saint-Hubert de Tervuren.

L’Africa Museum détient des milliers d’objets provenant des anciennes colonies, en particulier du Congo (ex-Zaïre). À l’heure où le roi Philippe est à peine rentré d’un voyage en RDC où il a «prêté sur le long terme»[2][2] La question du terme utilisé est centrale, «restituer» signifierait admettre qu’il y a eu «vol» et donc possiblement «violence», un Kakuungu, un masque rarissime, le projet Tervuren mené par Céline Beigbeder assistée de Julie Nathan, prend le risque de s’emparer d’un sujet d’actualité complexe, celui de la restitution des objets d’art africains, qui nourrit un débat de société assez virulent.

Un musée qui crée l’altérité

Cet endroit en particulier et les musées en général révoltent Fatou: «Je savais que ce musée existait mais je ne voulais pas y aller.

Je ne veux pas monter sur scène uniquement pour divertir…

Je hais les musées en général, on y expose certaines choses mais tant d’autres sont cachées, tant de personnes sont invisibilisées, humiliées. Payer pour visiter ce musée, c’est comme si on cautionnait tout ce qui s’y est passé. J’ai eu beaucoup de mal avec ça. Je ne veux pas monter sur scène uniquement pour divertir ou jouer la comédie mais pour qu’il y ait des choses qui sortent.» «Ce musée crée la différence. C’est après l’avoir visité que mon fils s’est rendu compte des différences dans les couleurs de peaux.» poursuit Céline.

©Barbara Buchmann-Cotterot

Un long processus de création fragmenté

Le projet, comme tant d’autres, a marqué un coup d’arrêt forcé en 2020, mais Céline Beigbeder a profité du confinement pour écrire un texte qui a été lauréat de «Jeunes textes en liberté». Le spectacle a connu ensuite quelques étapes de travail, dont un séjour de recherche à la Fabrique de Théâtre, à Frameries, une des seules structures, avec les Doms à Avignon et Factory (émanation du Festival de Liège), à rétribuer les résidences de création. Elle a bénéficié aussi d’un stage avec la dramaturge et metteuse en scène Adeline Rosenstein.

Il y a eu derrière tout cela un long travail de documentation et de nombreuses rencontres avec des expert·es, notamment avec l’avocate Madelon De Witte qui travaille au sein du musée sur les questions légales liées à la restitution des objets spoliés.

La vulnérabilité des œuvres en gestation

Travailler par étapes, bénéficier de «retours» de la part d’un public, est important pour la metteuse en scène. «Mais il faut que ce public ait conscience qu’il s’agit là d’une étape de travail. Ce n’est pas toujours évident.»

Il est important de sortir des assignations de rôle.

Par exemple, une scène difficile à monter est celle qui relate de façon assez schématique des arguments «pro» et «contre» la restitution des objets spoliés. «On a présenté cette scène à Factory. Les problèmes venaient de cette dichotomie un peu facile entre “camp du bien” et “camp du mal”. «Nous sommes bien sûr pour la restitution des objets volés, mais il est important de sortir des assignations de rôle.

Par exemple, Fatou voulait jouer le personnage qui était “contre” mais se posait alors la question de sa couleur de peau. Quelqu’un nous a fait la remarque que faire jouer ce personnage par une Noire risquait de troubler la perception du spectateur ou de la spectatrice qui pourrait l’interpréter comme un choix dramaturgique.»

Éviter le didactisme

Comment parler de ces questions de restitution sans juger? Sans patauger dans la culpabilité? Une des solutions envisagées par la compagnie est de passer par le théâtre d’objets, qui permet de faire comprendre certaines choses avec moins de mots et plus d’images. Pour ce faire, elle a travaillé avec Marie Delhaye (Cie Les Karyatides).

Une autre piste est de faire parler les comédiennes en leur nom, qu’elles évoquent leur vécu, leurs propres interrogations. Et de rendre compte du processus de création dans le spectacle, pour montrer ouvertement les questions qui nourrissent la création. Mais se pose alors le problème d’articulation des passages entre parole personnelle et fiction. Comment passer de l’intime à l’émotion, pour arriver à créer de l’empathie, que le public s’identifie?

Les questions, à ce stade de la création, demeurent nombreuses et complexes. Au cœur de ce processus, les plages de résidence telles qu’en ont bénéficié les créatrices à Factory, en septembre, ou aux Doms, en novembre, tiennent un rôle clef: la réflexion s’y aiguise, se mesure au concret du plateau, et rencontre un public faisant preuve de curiosité, dans un esprit de dialogue constructif. 

__________

Tervuren sera créé au Festival de Liège les dimanche 29 et lundi 30 janvier 2023, et présenté ensuite du 8 au 11 février à l’Espace Magh (Bruxelles).

À noter: Le 29 janvier, à la salle B9/Saint-Luc, aura lieu une soirée combinée spectacle + rencontre avec les militants de CADTM.

Distribution

Écriture/mise en scène/scénographie: Céline Beigbeder | Avec Fatou Hane, Céline Beigbeder | Assistanat: Julie Nathan | Dramaturgie: Capucine Berthon | Costume: Anicia Echevarria | Réalisation interview: Violette Pallaro | Construction: Céline Beigbeder, Ali Mbouombouo, La Fabrique de Théâtre


Vous aimerez aussi

À gauche, Daniel Blanga-Gubbay et Dries Douibi, codirecteurs artistiques du Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, et, à droite, Jessie Mill et Martine Dennewald, nouvelles codirectrices artistiques du Festival TransAmériques (FTA) à Montréal | © Bea Borgers et Hamza Abouelouafaa

Diriger un festival: à deux, c’est mieux

Grand Angle