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«Juwaa» de Nganji Mutiri. ©DR.

Drame familial sur fond d'imaginaire décolonisé

Grand Angle

Karolina SvobodovaNganji Mutiri, vous êtes photographe, acteur, poète et réalisateur. En 2021, vous avez réalisé Juwaa, votre premier long métrage qui rencontre un beau succès dans les festivals internationaux. C’est en autodidacte que vous vous êtes initié aux différentes pratiques artistiques que vous exercez. Pourriez-vous nous raconter votre parcours?

Nganji MutiriMa porte d’entrée dans la pratique artistique s’est faite via la dépression, tout simplement. J’ai travaillé dans le domaine bancaire après un diplôme en commerce extérieur mais les trois, quatre dernières années m’ont déprimé. En 2009, comme une bouée de sauvetage, je lance le site de partage de poésie L’Art d’Être Humain. En 2010, je démissionne de la banque en me disant que je ne sais pas ce que je vais faire mais que je ne veux pas vivre de regrets, donc autant que je suive mes passions artistiques! Le site internet, l’écriture sans arrêt et la publication du livre collectif écrit avec Kalvin Soiresse, Saïdou Ly et Malik Bee Des Intégrations donnent naissance à plusieurs lectures sur scène. C’est à cette époque que je rencontre François Makanga qui devait travailler sur le projet Les Spectateurs de la metteuse en scène Lotte van den Berg mais qui n’était plus disponible et devait proposer d’autres comédiens pour passer une audition. Chance du débutant, j’ai réussi cette audition et me suis retrouvé en répétition avec cette pièce qui a eu sa première au Kunstenfestivaldesarts! J’ai aussi pratiqué assidûment la photographie et puis l’artiste Badi m’a poussé à passer de la photo à la vidéo. C’est ainsi qu’avec Hubert Amiel, je co-réalise Jump2.
Ensuite je fais des courts-métrages expérimentaux avec le collectif L’animalerie que nous avons fondé avec Watna Horemans et Grégory Laurent avant de raconter des histoires plus personnelles avec ma sœur Malkia Mutiri. Quelques années plus tard, c’est une autre intervention humaine qui me pousse à faire un grand pas: celle de Monique Mbeka Phoba qui me dit: «tu es prêt à faire un long-métrage. Il y a la première édition des productions légères au centre du cinéma qui est ouverte!». Je postule avec Quentin Noirfalisse de Dancing Dog Productions et c’est comme ça que je me retrouve à écrire et à réaliser Juwaa, mon premier long métrage.

Du théâtre, vous êtes donc passé au cinéma. Pourquoi ne pas vous être essayé à la mise en scène plutôt qu’à la réalisation?

Un film crée une possibilité d’identification et d’empathie plus puissante qu’une pièce de théâtre. Mais je crois que c’est aussi une question d’occasions, de rencontres. J’ai souvent besoin de balises pour me rassurer moi-même. Peut-être qu’avant d’écrire une pièce, il faut que je passe par l’exercice vertigineux du seul en scène ou que je fasse d’abord une co-mise en scène, comme pour mon tout premier clip. Donc ça arrivera!

Les comédien·nes (Babetida Sadjo, Edson Anibal, Claudio Dos Santos) avec qui vous avez travaillé viennent justement du théâtre.

Oui, je les ai découverts principalement sur une scène de théâtre. Ça m’intéressait pour le niveau d’endurance de la comédienne et du comédien de théâtre de ne pas m’inquiéter si jamais je voulais faire de longues prises au cinéma. Et puis, je fais partie des gens qui sont convaincus que c’est au théâtre qu’on apprend le mieux à enrichir sa palette et à grandir en tant que comédienne et comédien.

Juwaa est tourné à Bruxelles et à Kinshasa, quelles sont vos relations avec ces deux villes?

Bruxelles et Kinshasa sont les villes qui m’ont le plus marqué, à part, évidemment, Bukavu, ma ville natale. J’ai grandi à Bukavu jusqu’à mes quinze ans. Et puis de quinze ans à seize ans, j’ai vécu à Kinshasa. Et c’était intense parce que, comme je l’ai révélé dans quelques interviews, la façon traumatique dont on a quitté le Congo a créé au début une relation d’amour/haine avec mon premier pays. Ensuite, c’est l’amour qui a gagné et je me demande tous les jours qu’est-ce que je fais de cet amour-là, avec le sentiment d’impuissance qui l’accompagne face à la guerre permanente dans l’Est congolais…

L’exercice que je me suis imposé est celui d’un drame psychologique, d’un drame familial. L’important n’était donc pas le monde extérieur, mais le monde intérieur des personnages.

Mais pour répondre à votre question, je suis arrivé à mes dix-sept ans à Bruxelles, capitale de mon deuxième pays. J’ai fini mes études secondaires ici, j’ai fait mes études supérieures dans cette ville où j’y ai également connu de belles histoires d’amour et d’amitié malgré les problèmes structurels liés à l’histoire coloniale belge. C’était évident pour moi de faire subtilement le pont entre ces deux capitales qui me tiennent autant à cœur l’une que l’autre, mais c’était un peu plus compliqué pour la production parce qu’on avait peu d’argent et que je voulais tourner sur place. Il faut connaître l’atmosphère de Kinshasa et il faut bien connaître Bruxelles pour reconnaître des statues ou d’autres éléments caractéristiques dans le film. L’exercice que je me suis imposé est celui d’un drame psychologique, d’un drame familial. L’important n’était donc pas le monde extérieur, mais le monde intérieur des personnages.

Claudio Dos Santos, Babetida Sadjo, Edson Anibal, Juwaa. ©DR.

Une scène importante du film se déroule dans le musée Wiertz. Pourquoi avoir choisi ce lieu?

Parce que c’est mon musée préféré en Belgique! J’ai d’abord découvert Antoine Wiertz à travers les tableaux et les sculptures. Et puis j’ai lu l’histoire fascinante de l’artiste, le fait aussi qu’il avait légué son atelier à l’État pour en faire un atelier-musée mais à condition que l’accès reste gratuit pour le public m’a encore plus séduit. Dans le film, les tableaux peuvent renvoyer au passé et au présent torturé d’Amani. Cette torture intérieure que certaines œuvres illustrent me parle très fort, c’est un formidable miroir, ça donne chair à des questionnements et à ce qui nous dévore de l’intérieur. J’avais déjà tourné des scènes au musée Wiertz dans mon dernier court-métrage Le Soleil Dans Les Yeux et donc, pour le long métrage Juwaa, j’y suis retourné et me suis focalisé sur deux tableaux : Les Grecs et les Troyens se disputant le corps de Patrocle parce que dans ce tableau se cache un des twists du film et Faim, folie et crime qui illustre qu’Amani pense que sa mère Riziki l’a abandonné, qu’elle l’a sacrifié. Qu’il exagère ou pas, c’est une réalité émotionnelle pour lui qu’il doit questionner et c’est pour ça que je le mets face à ce tableau.

À Bruxelles, votre film vient d’être présenté au Festival Contrechamps. Ce nouveau festival est consacré aux artistes afrodescendant·es ou issu·es de la diaspora africaine. Quel sens donnez-vous à la présentation de votre film dans ce contexte et quels sont, selon vous, les enjeux d’un tel festival en Belgique aujourd’hui?

Arriver à répondre, sans naïveté, aux questions suivantes: qui écrit les histoires les plus répandues, qui alloue les moyens à chaque projet, qui en bénéficie le plus, qui conserve ou partage ses privilèges et pourquoi?

C’est la visibilité. Nous sommes face à une forte domination hollywoodienne dans le cinéma mondial. Si certains pays, je pense notamment aux pays asiatiques, arrivent très bien à protéger leur marché cinématographique local, en Belgique, quand on regarde l’offre cinématographique, c’est Hollywood qui a le plus souvent pignon sur rue, ensuite le cinéma français. Et après? Un cinéma belge avec des têtes d’affiche belges ou françaises connues. Ensuite seulement vient le cinéma belge indépendant. Être visible dans cette industrie, c’est très compliqué. Donc les festivals comme Elles tournent, Pink Screen, Contrechamps, ou encore des festivals focalisés sur une thématique répondent à ce besoin. Dans un monde idéal, ça ne devrait pas exister, mais on n’est pas dans un monde idéal. C’est nécessaire pour la visibilité, c’est nécessaire pour offrir aussi un début d’opportunités à des autrices, des auteurs, des techniciennes, des techniciens, des comédiennes et des comédiens qui n’auraient pas ces opportunités si on ne voyait pas leur travail sur grand écran. Je suis très fier d’avoir participé à cette première édition.

Edson Anibal, Juwaa. ©DR.

Une telle programmation concourt également à la promotion d’autres récits et imaginaires, d’autres représentations.

C’est vraiment quelque chose d’utilité publique. Il y a des enfants et des moins jeunes qui ne voient pas à l’écran quelqu’un qui leur ressemble ou qui leur rappellerait leurs proches. L’enjeu principal de la diversité, c’est de voir de tout, partout et de sortir des clichés liés aux personnes d’origine africaines ou des personnes africaines. On ne doit pas nous encenser que dans le sport, le rap, la danse, la cuisine et le comique, parce que c’est très réducteur.

Que chaque personne ait assez confiance en elle-même pour être elle-même et réduire tout type de complexes d’infériorité.

De manière globale, il est indispensable pour approcher une plus profonde et durable paix sociale de décoloniser les imaginaires en faisant voir, entendre, ressentir et triompher d’autres humanités; des êtres humains aux couleurs de peau différentes, aux genres, aux langues parlées, aux croyances spirituelles, aux préférences sexuelles, aux réalités, aux expériences et aux ambitions diverses. L’enjeu de la diversité, c’est aussi d’arriver à répondre, sans naïveté, aux questions suivantes: qui écrit les histoires les plus répandues, qui alloue les moyens à chaque projet, qui en bénéficie le plus, qui conserve ou partage ses privilèges et pourquoi? Je m’encourage évidemment et j’encourage tout le monde à partager, raconter des histoires authentiquement singulières, parce que cela contribue à nous faire avancer en tant que société humaine, peu importe le continent sur lequel on se trouve. Quelque chose qui me tient aussi beaucoup à cœur, ce sont toutes les initiatives qui permettent à ce que chaque personne ait assez confiance en elle-même pour être elle-même et réduire tout type de complexes d’infériorité. Et cette confiance permet non seulement d’apprendre à se faire respecter, à réfléchir par soi-même mais également à s’enrichir collectivement… sauf évidemment pour celles et ceux qui ne veulent rien partager.

Quels sont les œuvres qui vous ont inspiré et que vous pourriez conseiller à notre lectorat?

Pour les livres: Rouge Impératrice de Léonora Miano, Les bons ressentiments, essai sur le malaise post-colonial de Elgas, All about love: new visions de bell hooks et Psychologie des foules de Gustave Le Bon.
Pour les films: Rye Lane de Raine Allen-Miller, Un Monde de Laura Wandel, À plein temps de Eric Gravel et Past Lives de Celine Song.
Et au théâtre: Depuis que tu n’as pas tiré de Marie Darah / Cloé du Trèfle / Laure Chartier et Ouragan de Ilyas Mettioui pour faire un peu d’auto-promo!

Pour suivre l’actualité de Nganji Mutiri:

https://www.instagram.com/nganjimutiri/ et https://www.linktr.ee/nganjimutiri


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