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Hippolyte Bohouo et Matrix Ebonga ©FW-B-Jean POUCET.

De la musique à la danse de luttes

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Hippolyte Bohouo est chorégraphe, danseur et acteur. Né en Côte d’Ivoire, il travaille en Belgique depuis plus d’une dizaine d’années. Son spectacle Zouglou sera joué au Théâtre 140 du 26 au 28 avril 2022. Le zouglou (saleté, pourriture en baoulé, mais aussi «sortir de terre» en bété) est un genre musical populaire en Côte d’Ivoire. Il qualifie un rythme et une danse qui se sont développés dans les années 1990 pour rendre compte de la vie quotidienne, des difficultés rencontrées par les jeunes ivoiriens et des luttes sociales menées par ces derniers. Mobilisant des instruments traditionnels, l’humour et l’ambiance festive des maquis (les bars et cafés en Afrique de l’Ouest), le zouglou a notamment été popularisé en Occident par Magic System.  

Ensemble, nous avons parlé du sens du zouglou pour lui aujourd’hui, du processus de création du spectacle, des questions et défis que soulèvent les pratiques de luttes d’ici et d’ailleurs. En filigrane de notre conversation, la question de la place revenait, lancinante: celle qu’on nous assigne, celle à laquelle on se trouve, celle qu’on décide de prendre.

Tu as récemment présenté Zouglou au Masa (le Marché des Arts du Spectacle d’Abidjan), le spectacle sera joué prochainement au Théâtre 140. Or, ce sont deux contextes de réception très différents: en Côte d’Ivoire, le zouglou est très populaire, un spectacle qui s’en empare crée des attentes spécifiques alors qu’en Occident, et malgré quelques groupes qui ont participé à sa diffusion, on ne peut pas parier sur la connaissance du public – notamment comme c’est la cas ici, un public de danse – vis-à-vis des codes et enjeux du zouglou.
Comment as-tu travaillé cette dimension inter- et transculturelle de la représentation?

Pendant tout le processus de création, j’ai essayé de ne pas m’appuyer sur le zouglou en tant que rythme ou en tant que musique, mais de le considérer plutôt comme un mouvement social. Ce qui m’a guidé dans la création, c’est le processus de la lutte elle-même, qui peut se retrouver autant ici que là-bas. J’ai visionné beaucoup de photos et de vidéos de manifestations et je me suis intéressé à leurs différentes formes. J’ai découvert de nombreux éléments dont je me suis inspiré afin d’asseoir le zouglou comme mouvement social. C’est pour cela qu’il y a également du texte dans le spectacle: il s’agit de porter la voix des étudiants en lutte dans la société. Je préfère laisser des fenêtres ouvertes tout en donnant ma vision du sujet ou mon bout d’histoire, et ce sans volonté d’orienter l’interprétation des spectateur·ices. Pour moi, il y a une multiplicité de lectures possibles. J’essaie donc d’offrir différentes portes d’entrée dans le spectacle.
Au Masa, après la première représentation, des collègues m’ont notamment dit: «Il y a un truc qui, pour nous, est le symbole du zouglou, c’est le djembé. On aurait aimé voir le djembé sur le plateau.» Or, pour moi, ce n’est pas nécessaire, il peut y avoir d’autres formes de symboles. Peut-être que c’est l’endroit de mes luttes à moi aussi.

Celle d’un danseur-chorégraphe ivoirien contemporain?

Dans beaucoup de spectacles, on est pris pour jouer sa couleur de peau, pour porter des discours de Noirs, jouer des rôles de Noirs… Ce sont peut-être des rôles intéressants mais il arrive souvent que l’approche soit «noirisante», «africanisante». Ça crée parfois chez moi, comme chez d’autres artistes noirs, un combat intérieur terrible: tu refuses ta culture traditionnelle africaine parce que tu veux refuser qu’on te maintienne dans cette condition, qu’on te réduise à ça… Quand je suis sollicité ici en tant que chorégraphe ivoirien pour faire un spectacle de danse, et que c’est un spectacle de danse traditionnelle qui m’est commandé, j’explique que je suis certes ivoirien, que j’ai effectivement pratiqué la danse traditionnelle, mais que je fais aussi de la danse contemporaine, de la danse urbaine et que je suis actuellement en Europe. Je suis un danseur qui est venu ici, qui s’est confronté à des pratiques d’autres pays et à la danse contemporaine occidentale. C’est donc aussi une inspiration pour ma pratique.

Hippolyte Bohouo ©FW-B-Jean POUCET.

Comment as-tu travaillé avec le musicien sur ce déplacement du zouglou comme genre musical vers sa dimension de mouvement social? Comment avez-vous transposé cet univers populaire dans une forme contemporaine?

Au début, j’avais pour projet de me rendre en Côte d’Ivoire pour aller dans le ghetto du zouglou pur et dur, le wôyô (le bruit en malinké), comme on dit. Et puis, Nadia Beugré, une chorégraphe danseuse qui vit en France, m’a dit: «Tu sais que quand il pleut à Abidjan, Paris est mouillée? Alors pourquoi tu veux aller à Abidjan? Il y a tout à Paris.»
C’est comme ça que j’ai finalement rencontré Matrix Ebonga (Ange Deroux), qui joue tous les dimanches au Zouglou, à Paris. Il est récemment arrivé de Côte d’Ivoire, ça doit fait trois ou quatre ans qu’il est là, il y a donc chez lui une fraîcheur pas encore perdue par rapport au pays qui m’intéressait.
Je lui ai d’abord expliqué l’esprit du spectacle, je voulais qu’il saisisse l’endroit où moi je me positionne par rapport au zouglou afin qu’il puisse, à partir de là, ouvrir ou rétrécir son appréhension de la création.

Si je suis zouglouphile, je vais vouloir voir tout ce qui renvoie au zouglou: le wôyô, quelques blagues, les chansons un peu ironiques…

En effet, en tant qu’ivoirien, si je suis zouglouphile, je vais vouloir voir tout ce qui renvoie au zouglou: le wôyô, quelques blagues, les chansons un peu ironiques qui passent par la blague pour attaquer, la percussion, la bouteille, le hochet, la cloche… Beaucoup de choses qui constituent l’orchestration habituelle. Et puis, il y a le maquis en terme de scénographie, le grand ou le petit bar, avec l’alcool…
Il y a toute une projection de l’univers du zouglou qui est normale, qui est liée au vécu mais dont il fallait se distancier. À travers nos échanges, il a compris que c’est le spectacle d’un ancien étudiant, qui a été «feciste» [engagé dans la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI)] et qui va chercher dans le zouglou la fonction essentielle de la lutte afin d’interroger cette dernière aujourd’hui et poser la question de la lutte chez les autres. Il a apporté sa touche à lui au niveau des chansons. J’ai aussi eu envie de ramener des classiques, des chansons zouglou en langues… Ça crée un peu de mystère: ces chansons parlent de mort à cause de la lutte, de la pauvreté… Ensemble, nous avons mené des recherches en ce sens. J’aime beaucoup ce qui sort du plateau! Et puis, au niveau de la composition musicale, c’est avec Manou Gallo, qui vit ici, qui a travaillé avec Zap Mama, et qui, en tant qu’ivoirienne, connait l’univers du zouglou. On est entrés au studio avec un percussionniste, un ancien wôyôman, (Raphaël Bley): il jouait et Matrix improvisait. Ça, c’est aussi un principe du zouglou, il improvisait en enchaînant des classiques, et c’est comme ça que la musique a été composée.

Est-ce qu’il reste de l’improvisation dans le spectacle?

Les partitions sont écrites, mais au niveau de la parole, il reste une partie d’improvisation. Il y a une partition au sein de laquelle Matrix s’amuse avec sa voix. Quand il s’adresse au public, c’est sa liberté à lui.

En Côte d’Ivoire, tu t’es engagé dans les mouvements de contestation estudiantine (La Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI), défendant la résistance par la culture. Aujourd’hui, quels sont tes terrains d’engagement?

Quand je suis parti de Côte d’Ivoire pour poursuivre des études ici, j’éprouvais du fatalisme: je me disais que ce que nous faisions ne servait à rien, que nos manifestations, nos colères ne changeaient rien, alors que nos camarades tombaient devant nous sur le campus. J’ai commencé à ressentir du dégout pour mon propre pays. Aujourd’hui, je m’interroge par exemple sur ma légitimité ici, à aller marcher Avenue de la Loi par rapport à un appel d’un parti politique ou d’une organisation… J’ai tendance à toujours remettre les choses dans lesquelles m’investir en question et je me demande si je suis bien à ma place. Est-ce que je suis à l’endroit où je dois être?
J’ai été très intéressé dernièrement par Pierre Lemaître qui insistait dans l’émission Dans quel monde on vit sur l’importance de penser et de lutter à partir de la place très concrète, très située à laquelle on se trouve.
Je dirais donc que ma propre lutte se trouve à l’endroit où je suis dans le domaine artistique.
J’essaie d’apporter ma petite pierre à l’édifice de la danse dans le soutien de projets et d’initiatives de mes amis et collègues danseurs ivoiriens. C’est ainsi que je me retrouve secrétaire général de la DID (Danse Ivoire Diaspora) et chargé du planning de la première Biennale de la Danse en Côte d’Ivoire, que nous avons organisée en septembre 2021 à Abidjan. La biennale comportait des workshops, des spectacles de danses urbaines, contemporaines et patrimoniales, du coaching chorégraphique, des conférences.
J’essaie aussi d’amener des projet concret de création en Afrique. Notamment, le projet Ngor. Miettes de vie qui a commencé par deux semaines de résidence en septembre 2021 à l’école des Sables à Toubab Dialaw au Sénégal.


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