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Chroniques de l'échec milite pour le droit à l’abandon, à la procrastination, au ratage, à la lose et à la déprime.
épisode 4/4
4/4
©Theodore Markovic

Se relever du fiasco

En chantier

épisode 4/4

Françoise Berlanger me parle d’un de ses spectacles, qui a été un triomphe. Elle l’a joué en anglais à Londres, ce qui l’a menée à travailler à Rio de Janeiro. Encore aujourd’hui, elle n’est pas sûre d’avoir tout compris: «Y a des moments dans la vie où tout dit oui, blam. Impossible d’analyser pourquoi ça a si bien marché. Y a toujours un moment où tu te dis quand même, ça m’échappe.»

Par contre, quand il s’agit d’échecs, certains artistes analysent les raisons qui y ont mené de manière très lucide.

Analyser les raisons de l’échec

«C’est tellement dommage qu’on parle pas des spectacles qui ne fonctionnent pas. Parce que ça nous aiderait. On est toujours tout seuls la première fois qu’on rate, mais s’inspirer des compagnies où ça n’a pas marché, ce serait super intéressant.»

Coralie Vanderlinden a porté deux spectacles qui n’ont pas tourné, au milieu d’autres spectacles qui ont été des succès. Elle voit dans ces deux cas isolés un problème de fond, de thématiques très vastes, dont il a été difficile de tirer le fil. «Ce sont des spectacles d’écriture plateau, qui commencent par des intuitions, des envies d’artistes pas forcément expert·es du sujet…». Elle ajoute que certains compromis affaiblissent les ambitions de base: pour le spectacle adulte, «On a voulu mélanger la marionnette, le texte, la musique, le corps, le jeu, petit à petit tout ça faisait que c’était trop. On avait deux personnes à l’extérieur: une chorégraphe et un metteur en scène, deux façons différentes d’envisager la scène, le plateau, le jeu…» Le fonctionnement interne de l’équipe a également une grande importance: est-ce que les rôles sont bien définis, est-ce que tout le monde se fait confiance à 100%? Si ce n’est pas le cas, ça influence forcément le résultat final. Et enfin, pour les deux créations, elle se trouvait dans des moments compliqués de sa vie privée. Elle me dit que cette fragilité qu’elle vivait l’a peut-être empêchée de se battre davantage et qu’elle a laissé passer des mauvais choix.

Le plus douloureux pour elle, c’est de ne pas avoir réussi après à partager le ressenti collectif par rapport à cette expérience. Dans le premier cas, elle a l’impression que le spectacle a été vite mis «sous le tapis». Dans le deuxième, lorsque l’équipe de base s’est réunie pour faire le bilan, il a très vite été décidé de ne pas reprendre le spectacle: «On s’est dit qu’on n’avait plus envie de se remettre tous ensemble autour de cet objet. Humainement, ça nous paraissait trop difficile.» Mais une fois cette décision prise, il n’y a pas eu de discussion plus profonde sur les vécus de chacun·e, ce que la comédienne regrette.

Elle conclut en disant: «C’est tellement dommage qu’on parle pas des spectacles qui ne fonctionnent pas. Parce que ça nous aiderait. On est toujours tout seuls la première fois qu’on rate, mais s’inspirer des compagnies où ça n’a pas marché, ce serait super intéressant.»

Recycler – apprendre

Françoise Berlanger a mis très longtemps à se remettre de son spectacle avorté [lire: Les Conditions extérieures à l’échec]. Elle qualifie cet événement de «plaie ouverte». Pour transformer la douleur, elle a écrit un autre spectacle, Les lianes. D’abord une petite forme créée au Senghor, le spectacle est maintenant une forme longue et sera jouée en novembre prochain à la Balsamine. «J’étais super heureuse. Je suis sortie de là avec plein d’énergie et contente de moi». Les lianes l’ont guéri…

Dans un métier où l’on dépend beaucoup du désir des autres, mieux vaut faire envie que pitié, ou encore fake it till you make it.

D’autres processus de «ratages» mènent à des apprentissages rétrospectivement riches. Stéphanie Goemaere a tourné son premier court-métrage il y a trois ans. Aujourd’hui, après un processus de deuil assez douloureux, elle accepte sereinement qu’elle ne parviendra peut-être jamais à le monter avec une qualité professionnelle: «J’y ai mis beaucoup de temps, d’énergie et d’argent et je sais que je n’aurai pas le résultat voulu. J’ai eu un gros problème de scénario, de base, que j’ai pas pu rattraper.» Après avoir analysé ce qui n’a pas marché, elle prépare deux autres courts-métrages. Cette fois-ci, elle attend d’avoir des scénarios béton avant de tourner. Elle le voit avec le recul comme une expérience réussie: «Rien d’autre n’aurait pu me donner ce que j’ai appris là».

Pareillement, Aylin Manco me parle de son premier texte fini comme d’un douloureux échec esthétique, mais «d’un sentiment de succès parce que j’avais au moins fini un truc. Mais à l’époque, je me souviens que j’ai pleuré.» «Le texte», me dit-elle, «est nul.» Mais avec le recul, elle y voit le premier embryon de ce qui sera son deuxième roman. Elle ajoute: «Je ne sais pas si on peut faire un lien de cause à effet […] Ça, ce serait la manière américaine de le voir… Je sais pas si j’y crois. En tout cas, ce que je trouve nul maintenant va peut-être plus tard ré-émerger, et je pourrai en faire quelque chose d’intéressant.»

Se foutre de l’échec

Mickey Boccar, lui, me parle de l’échec comme d’un moteur, notamment dans le cadre de l’improvisation théâtrale qu’il pratique régulièrement. Il me dit qu’en impro, l’échec est tout à fait permis. Il va même plus loin car il pense que les gens paient leur place pour le frisson: il est possible de voir un spectacle «rater en direct»: «En impro, on essaie de déprogrammer dans le cerveau la case “bien faire”. Le cerveau met plein de mécanismes en place pour qu’on se plante pas, qu’on ait la bonne répartie, mais en fait quand on se prend les pieds dans le tapis, on tombe et… on découvre le tapis. Et c’est super intéressant, on emprunte d’autres chemins.» Marion Levesque relate quelque chose de similaire: «Un pédagogue m’a dit pendant mes études: vas-y, n’aie pas peur de faire des trucs parce que de toutes façons, 93% de ce que tu feras sera de la merde, mais le reste sera hyper intéressant et pour y avoir accès on est obligé·e de faire tout ce 93% de merde.» Malika El Barkani me donne ce conseil qui va dans le même sens: «Il faut se lancer, tu t’amélioreras que si tu fais devant des gens. Si tu restes chez toi, et que t’attends d’être prête, tu ne le seras jamais. Le jour où j’ai progressé, c’est quand j’ai joué avec des pros, je savais même pas ce que c’était une tierce mineure, je savais rien, je jouais de la guitare et de la basse comme ça.»

Même si elle juge son parcours jalonné d’échecs, «ça m’a jamais découragée, parce que je le fais par amour. J’aimerais tellement faire un tabac, mais je le fais pas pour ça du tout. Je veux raconter des histoires!»

Bref, il faut se lancer, et pour cela, il faut accepter la possibilité de produire du contenu «raté».

L’échec: un mythe relatif

La perception de la réussite ou de son contraire dépend des ambitions qu’on s’est fixé·e au départ.

Au final, je me rends compte que l’échec comme la réussite sont des critères binaires artificiels. Il y a toujours des circonstances autour d’un succès, ou d’un échec. Ne serait-ce que l’époque dans laquelle on vit et les conditions de production actuelles, qui ne correspondent pas à tous les types d’œuvres. De plus, la perception de la réussite ou de son contraire dépend des ambitions qu’on s’est fixé·e au départ. Car même l’argent et le succès ne suffisent pas pour définir un succès absolu. Pour finir, certains projets échoués portent par la suite de belles fleurs, qu’ils se recyclent ailleurs ou qu’ils soient sources d’apprentissage et de remise en question. Même s’ils sont douloureux au moment même. Les parcours sont rarement linéaires et seul le recul permet une réelle prise de conscience des enchaînements qui ont eu lieu.

Pourtant, ces critères «construits» influencent les carrières. Beaucoup me disent qu’il leur a fallu «réussir» socialement, c’est-à-dire être produit·e et reconnu·e, pour trouver l’énergie de continuer dans un milieu où les conditions de travail ne sont pas toujours bonnes (voire même franchement mauvaises). De plus, c’est souvent compliqué de parler de ce qui n’a pas réussi. Stéphanie Goemaere me parle même de stratégie: raconter ses réussites crée le désir chez les autres, alors que raconter ses échecs peut mettre inconsciemment à distance. Et dans un métier où l’on dépend beaucoup du désir des autres, mieux vaut faire envie que pitié, ou encore fake it till you make it.

Et puis, on parle peu d’argent, alors que plusieurs artistes m’ont confié que, pour eux, réussir, c’était aussi toucher le chômage via le «statut d’artiste»[1]. Donc pouvoir exercer leur métier sans devoir jongler avec des boulots alimentaires.  

L’échec, c’est toujours un peu ce que t’en fais.

En réalité, l’échec semble inévitable à un endroit ou à un autre, surtout dans un domaine où l’on cherche sans savoir parfois la direction précise. Vouloir l’éviter à tout prix peut conduire à abandonner, ou à produire uniquement des œuvres formatées qui correspondent plus à du divertissement qu’à de l’art. Chaque artiste affrontera des ratés, qui le.la toucheront plus ou moins, chaque être humain aussi, sans doute. Et on en revient à ce que disait Eno Krojanker: «l’échec, c’est toujours un peu ce que t’en fais.»

Et vous, vous faites quoi de vos échecs?


[1] Le «statut d’artiste» est une appellation abusive puisque les artistes en Belgique sont soit salarié·es, soit indépendant·es. Il s’agit en réalité des aménagements des règles de l’assurance chômage qui permettent la non-dégressivité des allocations pour les artistes et leur assurent un revenu minimum décent même les mois où iels ne travaillent pas. Pour obtenir cela, il faut prouver beaucoup de jours de travail artistiques en une certaine durée et tous les artistes n’y parviennent pas. Or, sans l’assurance-chômage, le métier est très précaire puisqu’il est composé de courts contrats et d’énormément de travail non rémunéré. Dès lors, certain·es sont contraint·es de se réorienter.


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