La très belle métamorphose d’une traduction des Métamorphoses
Grand Angle18 novembre 2022 | Lecture 1 min.
Laurence Van GoethemComment avez-vous appris que votre traduction des Métamorphoses d’Ovide allait être mise en scène? Avez-vous échangé en amont du spectacle avec la compagnie?
Danièle RobertLe projet remonte maintenant à l’automne de 2019; j’ai reçu un courriel du metteur en scène Malte Schwind, directeur de la compagnie En devenir2, me demandant l’autorisation – ainsi que celle de mon éditeur, Actes Sud – d’utiliser ma traduction des Métamorphoses pour la création en 2022 d’un spectacle à partir d’extraits choisis. Au fil de nombreux échanges concernant les orientations et la forme que Malte Schwind et Mathilde Soulheban (en tant que dramaturge) souhaitaient donner au projet, celui-ci s’est concrétisé tout d’abord par une lecture à plat du texte – une mise en voix, disons – à laquelle j’ai assisté en février 2020, et qui m’est apparue très prometteuse. Mais l’épidémie qui a littéralement éclaté dès le mois de mars suivant, avec toutes les difficultés qui ont suivi, a considérablement compromis sa mise en œuvre. Néanmoins, la compagnie a tenu son pari et réussi à donner tout d’abord une petite forme, intitulée Dira canam («Je vais dire l’horreur») à partir des histoires de Diane et Actéon, Orphée et Eurydice, Le Déluge et Myrrha et Cinyras, et la tournée qu’elle a effectuée en divers lieux a permis aux actrices et à toute l’équipe d’expérimenter, au moins partiellement, l’effet sur le public que produit un texte vieux de deux mille ans mais dont la force et la modernité restent intactes.
Il ne m’était pas possible d’assister aux répétitions, étant donné la situation: confinements, déconfinements, déplacements restreints et soumis à attestations, passe vaccinal… En revanche, le travail en amont avait été fait comme je vous l’ai dit, et je n’avais nullement à intervenir dans la réalisation.
Est-ce la première fois qu’une de vos traductions est adaptée pour le théâtre?
Non. Pour ce qui concerne les Métamorphoses, c’est la troisième fois. Peu de temps après la publication de ma traduction en édition bilingue chez Actes Sud (en 2001), le directeur italien de la célèbre compagnie Fattore K, Giorgio Bárbero Corsetti, a monté un grand spectacle en français avec mon texte et l’a traité en homme de théâtre, magnifiquement: une vingtaine de représentations ont eu lieu à Paris et autant à Strasbourg. Plus tard, c’est la compagnie de Jean Boillot, Spirale, qui a mis en scène l’œuvre traduite, dans une mise en scène très différente, et tout aussi passionnante. À aucun moment la question de leur liberté de création ne s’est posée à moi quant à leur vision du texte, à leurs choix tant pour l’agencement que pour les extraits retenus, ainsi que pour les digressions ou les incrusts qu’ils souhaitaient faire avec leurs comédiens, et j’ai été à chaque fois très heureusement surprise. J’avais connu aussi, plusieurs années auparavant, une adaptation de mon ouvrage sur Billie Holiday, Les Chants de l’aube de Lady Day (Le temps qu’il fait, 1993), dans laquelle la grande Dee Dee Bridgewater redonnait vie à Billie et interprétait ses chansons avec le talent et l’originalité qu’on lui connaît.
Qu’avez-vous pensé de l’adaptation et de la mise en scène?
Je dois dire que je suis sortie du spectacle aussi enchantée – au sens propre du terme – qu’éblouie, et que j’ai rencontré le même enthousiasme auprès du public présent ce jour-là. La construction de cette grande fresque, l’enchainement des divers épisodes, les correspondances subtiles que l’on y découvre à chaque pas et auxquelles nous renvoient les deux actrices, Naïs Desiles et Yaëlle Lucas, nous tiennent en haleine sans aucune faille, que l’on soit familier du texte ou pas du tout. On suit leurs propres métamorphoses pendant qu’elles se maquillent ou se démaquillent devant nos yeux, on épouse les sentiments et les émotions qu’elles expriment, tant par les vers prononcés que par leurs visages, leurs corps, le rythme qu’elles impriment à la scène jouée, ou dansée, ou sous la forme d’une pantomime «à la romaine», l’arrêt sur image qu’elles proposent soudain comme pour nous inviter à reprendre notre souffle, les rires qu’elles provoquent d’un simple clignement d’œil ou d’une grimace, l’horreur qu’elles suscitent de leurs cris quand la violence du récit est à son comble; tout concourt à nous faire ressentir les vibrations que le texte porte en lui, sans une ride depuis deux mille ans. À cela s’ajoutent l’introduction dans le récit de quelques phrases de Spinoza que signale son portrait brandi par l’une ou l’autre des actrices, puis des chansons de vedettes de la grande variété italienne (Mina, Ornella Vanoni) ou de Nina Simone, ou encore l’Orphée de Glûck, et une saltarelle endiablée qui inscrivent l’œuvre d’Ovide dans la vitalité d’une pensée en perpétuelle mutation.
Enfin, le spectacle comporte un corollaire particulièrement alléchant… pour les gourmands! Les spectateurs et les spectatrices qui entrent dans la salle s’attablent réellement, s’assoient sur des tabourets devant des tables spécialement conçues et réalisées par Malte Schwind et son équipe et décorées de grappes de raisin (on était en pleine période de vendanges), de pain, d’olives et de bonnes bouteilles.
Entre les deux parties de la pièce, comme en entr’acte, personne ne songe à sortir car arrive une délicieuse salade de betteraves et pommes de terre délicatement assaisonnées, suivie d’un plat de lasagnes «pythagoriciennes» (je vous laisse le soin de deviner pourquoi, et vous aurez la réponse après avoir lu le livre XV des Métamorphoses… !) dont je garde un souvenir ému. Bien entendu, les libations «À Bacchus» sont joyeuses jusqu’au dessert! On est là, à coup sûr, dans le partage des plaisirs par la vue, l’ouïe, les parfums, le goût, l’intellect, l’émotionnel: dans la vraie et tangible convivialité.
En quoi ce texte est-il contemporain? Qu’est-ce que la jeune génération peut y trouver?
Le poème d’Ovide est un ensemble de récits à la fois fantastiques et réalistes, mettant en scène les humains et les dieux qui leur ressemblent comme deux gouttes d’eau, ce qui les rend beaucoup moins intimidants: les uns et les autres sont habités des mêmes préoccupations, des mêmes qualités et des mêmes défauts, se rendent coupables des mêmes délits, si bien qu’on a le sentiment que ce sont les hommes qui ont créé les dieux et non l’inverse. Certes, les dieux sont plus puissants que les humains, mais cette supériorité est sans cesse mise à mal par la résistance que les plus faibles lui opposent. Par la malice avec laquelle Ovide fustige la pensée officielle et incite ses contemporains à chasser la peur, affirmer leur désir et leur volonté, par ce fonds mythologique dans lequel il puise afin d’en donner sa vision et la transmettre à la postérité, il montre son indépendance d’esprit et sa modernité. Il est vrai qu’il l’a payé cher puisqu’il est mort en exil. Mais la leçon qu’il nous donne n’est-elle pas une leçon de courage et sa foi en son œuvre n’est-elle pas une leçon d’espoir pour la jeunesse? N’oublions pas les deux derniers vers du poème: «Je serai lu par tous, reconnu à travers les siècles, et si les pressentiments des poètes se réalisent, je vivrai.»
Distribution
Les Métamorphoses
Par la cie En Devenir 2. Représentations du 1 au 5 décembre 2022 au Théâtre L’Échangeur (Théâtre Bagnolet).
Texte: Ovide; traduction du latin: Danièle Robert (Actes Sud, 2001; 2018 pour la réédition dans la collection «Babel»)
Éthique et Lettres de Spinoza, traduction: Émile Saisset
Mise en scène: Malte Schwind
Jeu: Naïs Desiles, Yaëlle Lucas
Dramaturgie: Mathilde Soulheban
Régie lumière & générale: Anne-Sophie Mage
Construction & conception: Florent Seffart, Charlotte Le Floch & Malte Schwind
Poterie: Malte Schwind
Peinture: Simon Bouillaud
Accessoires: Sara Bartesaghi-Gallo & Sarah Anstett
Stagiaires: Thomas Colas, Capucine Vigier, Élise Plazza
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