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Depuis 2005, le festival fondé par le chorégraphe-danseur-pédagogue Taoufiq Izeddiou, constitue un rendez-vous important pour les professionnels et amateurs de la danse contemporaine au Maroc. Dans cette série, on vous emmène à la découverte du festival et des artistes qui s'y sont réunis.
épisode 5/6
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©Elallami Abdel Mounim

Nedjma Hadj Benchelabi: programmatrice-dramaturge

Au large

épisode 5/6

Karolina SvobodovaTu participes depuis de nombreuses années au festival de danse contemporaine «On Marche». Pour sa seizième édition, tu interviens en tant que coordinatrice du forum de réflexion organisé sur la question des rapports entre la danse et les intellectuel·les au Maroc ainsi que comme coordinatrice et membre du jury des Prix Taklif. Comment s’est faite ta rencontre avec Taoufiq Izeddiou, fondateur et directeur de ce festival organisé à Marrakech depuis 2005?

Nedjma Hadj BenchelabiJe crois que les rencontres humaines peuvent devenir de vraies complicités de perceptions et conceptions du monde, ce sont des chimies et avec Taoufiq Izeddiou, il y a eu une grande complicité depuis notre première rencontre. Quand j’ai découvert Taoufiq au plateau, j’ai senti un langage de corps empli de force et de poésie. En tant que programmatrice aux Halles de Schaerbeek, j’ai d’abord programmé certaines de ses créations pendant Daba Maroc. J’ai ensuite organisé des croisements en ateliers, entre publics et artistes bruxellois, où il intervenait en tant que pédagogue. Au fil des années, Taoufiq a formé énormément de danseur·euses qui sont venu·es à la danse par engagement et, d’une certaine manière, en «urgence». J’ai admiré son engagement envers celles et ceux qui se construisent en danse, ainsi que sa pratique pour passer le relais à d’autres.
Et moi, de programmatrice, je me suis déplacée vers une contribution en écho à ce qui me passionne : là où je me sens pertinente, dans un rôle de passeuse et de mentor. Il est fondamental de continuer à soutenir la création en général, et semer la confiance dans la jeune génération. On sait que c’est dur pour les jeunes, surtout ici, où il n’y a pas de statut d’artiste, pas de chômage, et pas vraiment de studio pour répéter.
Je me situe dans cette position qui consiste à stimuler et donner confiance à exister dans sa danse, son langage singulier et à maintenir le feu que chacune et chacun possède. Depuis, j’ai programmé avec Taoufiq depuis 2014. Jusqu’à la Biennale de la danse en Afrique en 2021. Taoufiq m’a invité à être avec lui dans les ateliers, puisque je fais de la dramaturgie. Il y a de la confiance et de la complicité, il a partagé avec moi ses espaces de travail avec les jeunes ce qui m’a permis de mieux les connaître et de partager des moments de leurs parcours. Cette générosité est importante. Il s’agit pour moi de cette possibilité de participer à des processus de création, des processus d’exploration des matières…

Stimuler et donner confiance à exister dans sa danse, son langage singulier.

Ces moments de travail (loin d’un agenda de dates de présentation) sont un vrai laboratoire où on se rend compte des efforts, des doutes et des questions avec une transpiration réelle, mentale et physique. Cela me permet de poser un autre regard sur le spectacle une fois achevé. Le processus me permet de comprendre un peu mieux l’œuvre au moment où la temporalité est posée.
Disons que c’est une position opposée à une programmation opérant d’en haut, regardant le produit fini, en mode de soucoupe volante!

©Elallami Abdel Mounim

Tu développes cette approche pour la programmation d’autres festivals?

De 2016 à 2018, le festival D-CAF (Down Town Contemporary Art Festival) au Caire m’a proposé d’être la curatrice danse pour une programmation dans le Arab Art Focus. J’avais déjà des relations avec la scène des chorégraphes égyptiens. J’ai commencé à réfléchir à une programmation qui puisse être «un plus», en écho avec ce qui est déjà là. Il est important de saisir le paysage culturel et politique là où on opère, et de respecter ce paysage. Je ne pense pas que je suis là, au Caire pour ramener des grandes pièces. Le plus pertinent à mes yeux était de permettre l’accès à la scène aux «jeunes chorégraphes». C’est également une occasion, par le biais de ce programme, de stimuler la rencontre entre eux dans une ville telle que le Caire. Entre le Maghreb et le Moyen-Orient, les rencontres (quand elles se passent) se font plus souvent en Europe. À mon niveau, je voulais contribuer à une rencontre des pratiques et langages chorégraphiques entre artistes Maghrébins et du Moyen-Orient. Parce qu’on n’a pas assez de circulation d’œuvres, ni d’occasions d’échanger sur les pratiques. Les arts performatifs ne sont pas documentés, il n’y a pas vraiment d’écrits critiques ni de plateformes numériques et les lieux culturels n’ont pas de programmation de saison, il n’y a donc que des festivals qui assurent ces rencontres. Il faut donc attendre et espérer une prochaine édition de festival pour trouver une scène, pour danser et se retrouver… Là aussi y avait l’urgence pour danser, donc il fallait faire ce festival.
Alors j’essaie de programmer quatre ou cinq performances qui reflètent ce triangle Europe- Maghreb-Moyen-Orient. Je vois la mise en scène de ce triangle et les rencontres suscitées comme un mode de curation.

Tu te définis en tant que programmatrice-dramaturge, est-ce que tu peux développer cette approche?

Je veux me donner la liberté de ce déplacement de la curation aux réflexions sur les pratiques chorégraphiques. Soutenir la création par mon expérience comme dramaturge, aider au montage de projet comme «Un-Controlled Gestures» et «Halaqat», qui sont des projets qui offrent des temps de travail en résidence avec accompagnement (mentoring).
Pour deux éditions de ce programme, nous avons organisé des résidences au Caire, à Berlin et également à Tunis. Nous avons cru dans un travail en collaboration avec d’autres mentors en écho à la nature du projet artistique en développement. C’est cela qui est mis en avant pour essayer d’être le plus à l’écoute des besoins du projet, de ces rêves et potentialités.
C’est vraiment ça qui manque, l’espace/temps de travail, l’accompagnement… Il est nécessaire d’assurer des processus de résilience pour pérenniser les arts performatifs, la/les danse(s) contemporaine(s)…
Je rêve à ce qu’on soit encore beaucoup plus nombreux à le faire ici et ailleurs.
Ça ne veut pas dire que ces temps de travail doivent tous se faire en Europe. Il s’agit d’être plus solidaires pour partager nos pratiques et nos soutiens, et de reconnaître les expertises et dynamiques en soi et autour de soi.


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