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Katy O’Brian and Kristen Stewart dans Love Lies Bleeding ©A24

Love Lies Bleeding

Émois

Hier, au Bifff, elles étaient une quarantaine à se casser bruyamment pendant la projection de Love Lies Bleeding, la rage au ventre.  Le film n’est pas en cause – c’est à mon sens le meilleur que j’ai vu au Bifff cette année. Le thriller électrique de Rose Glass, déjà autrice en 2019 d’un habile et dérangeant Saint Maud, s’engage ici dans une histoire d’amour tortueuse et puissante. Sa réalisation magnifique immerge d’emblée dans un club de culturisme des années 80 dont l’employée, Lou (super Kristen Stewart) tombe en fascination/amour pour Jackie (Katy O’Brian, impressionnante). Sans spoiler, leur relation ne sera ni simple, ni tranquille. De l’amour, de la passion, de la chair, de la défense des femmes battues, du meurtre, un peu de gore, et une dose d’onirisme, et des personnages secondaires bien dérangés (Ed Harris – Anna Baryshnikov). Bref, un moment de réel cinéma d’autrice, intelligent et troublant. Les sélectionneurs du Sundance Festival ne s’y sont pas trompés. Ceux du Bifff non plus, d’ailleurs.

C’était sans compter avec les hardcore Bifffiens de base. On les connaît, on les reconnaît, ils gueulent fort, et mêlent un «humour de salle de garde» avec un esprit potache. Vieux ados au tee-shirt fatigué et à la verve rustaude. Ils sont flattés dans le sens du poil – long et gris – par le présentateur (lors de la séance de Stockholm Blood Bath, un spectateur s’époumone: «la chanson est courte», Stéphane répond «comme ta bite!»). Bref, l’esprit beauf dans un corps d’homme blanc corpulent, sûr de son droit de «rire de tout».

Dans ton Bifff!

Le film fait la part belle à la sensualité des personnages. Et les commentaires passent rapidement des classiques «n’y va pas» ou «la porte!», qui sont drôles au Bifff, à des insultes lesbophobes, qui ne sont ni marrantes, ni tolérables où que ce soit. Et là, tout s’emballe. Les représentant·es de la communauté LGTBQIA+, en nombre dans la salle, se lèvent comme une seule femme, et engueulent copieusement les connards. Mieux, deux d’entre eux se font gifler…

L’esprit beauf dans un corps d’homme blanc corpulent, sûr de son droit de «rire de tout».

Surgissement du service d’ordre. Ça hurle, ça chahute. Et tout le monde se fait évacuer. Enfin, pas les connards-insultants, bien sûr, les autres, les «agité·es violentes»… Derrière la porte, iels scandent des slogans anti-homophobes – tout en se faisant rudoyer par le service d’ordre bifffien, semble-t-il (témoignages ultérieurs confirmés).

Retour dans la salle. La projection est interrompue. Deux porte-parole du Bifff montent sur scène. Deux femmes (que l’on envoie courageusement au casse-pipe ?). Elles tiennent un discours ahurissant sur la liberté d’expression et le respect de toutes et tous. Certes, on comprend l’intention de «calmer le jeu» dans une salle au bord de l’émeute. Mais si je résume le contenu de l’intervention, en substance, «si t’es lesbienne et qu’on t’insulte, c’est rigolo, mais bon, ok, gentils les garçons. Mais si toi tu te fâches vraiment, t’es hystérique et violente, et ça c’est vraiment intolérable».

Les hommes de Néandertal, c’était hier…

Très mauvais jugement de la part du Bifff, qui s’enfonce et manque l’occasion de rappeler à son «public-fétiche» que les hommes de Néandertal, c’était hier, et que le sexisme de base ne passera plus. Coupable double discours.

Le film reprend. Les spectateur·ices n’ont pas tous suivi ce qui s’est passé, ni le chaos immédiat qui en résulte. Ceux et celles qui restent (et je pense que j’aurais dû quitter la salle), se replongent dans l’univers de Love Lies Bleeding, dans ses images au grain magnifique, dans sa bande-son splendide, et dans cette histoire d’amour un peu tordue et thelma&louisienne en diable. Et ce, dans une salle vidée d’une partie significative de son public. On est entre nous, tout va bien au Bifff…

Les Flics au Bifff !

À la sortie – ce n’est pas fini! On nous demande de sortir par le haut («pour éviter les ennuis», me dit la représentante du service d’ordre). Grand détour dans les étages. Tout le monde est un peu inquiet. La police est là maintenant, gilet pare-balle, matraques, chiens qui aboient et armes. Mais pour protéger les spectateur·ices un rien secoué·es – pas mal de seniors au Bifff – d’une quarantaine de «jeunes harpies» qui scandent des slogans anti-homophobes.

J’ai beau avoir le même âge que les bifffiens des débuts et avoir moi aussi suivi le Festival depuis 42 ans, j’ai honte d’être de ce côté-là du rideau de flics, honte de «mon festival» qui n’a pas géré son public et l’évolution du monde. Cela fait plusieurs éditions (4 ou 5), que les réactions racistes, sexistes, homophobes font réagir les publics. Pas vraiment les organisateurs. Il est temps que cela change.

Le communiqué de presse publié à la suite de cette séance calamiteuse transcrit cette incompréhension du monde, ne trouve pas les mots qui apaisent, ne dit pas qu’il ne s’agit pas d’un «différend», mais qu’il n’y aura plus aucune tolérance pour les insultes au Bifff.

Une chouette nouvelle direction du Bifff est en place. Parfait. Il faut sortir le public et le Festival du crétacé. Sinon, «On se lève et on se casse».


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