Créer pour faire advenir le female gaze
Grand Angle27 octobre 2022 | Lecture 6 min.
épisode 1/3
Cet article a été écrit en mars 2019, la veille du premier confinement. À cette époque, on parlait très peu de Female Gaze dans le théâtre; depuis, il me semble que les lignes bougent, petit à petit. Il y a le festival Guerrières, à Mars (Mons Arts de la Scène); le festival FAME, à Bruxelles. Les focus «autre regard» se multiplient et je m’en réjouis.
L’occasion est belle pour ressortir cet article du placard et initier une série sur le Female Gaze, qui me semble de plus en plus d’actualité dans les arts du spectacle. L’analyse de ({ : }) (imprononçable) (Prix Coup de cœur du Jury jeune au Festival Émulation à Liège en 2019) peut être considéré comme «cas d’école» d’un female gaze voulu, assumé et réfléchi.
Dans ({:}), les spectateur·ices plongent dans l’univers de la chatte! Si, si, regardez mieux, le dessin formé par le titre l’indique! Passant au travers de rouleaux verticaux colorés et doux, iels se fraient un passage vers la salle de spectacle, devenue métaphore du vagin grâce à la scénographie cotonneuse de Charlotte Lippinois. Assis·es sur des petits coussins ronds, dans une ambiance sonore et lumineuse immersive construite par Laurence Magnée et Jennifer Cousin, iels sont littéralement aux côtés des actrices. L’espace fictif les inclut totalement.
Si le spectacle constitue selon moi un bon exemple de female gaze au théâtre, ce n’est pas seulement par la thématique mais bien, surtout, par la mise en scène, qui met l’emphase sur les expériences subjectives et propose aux spectateur·ices un dispositif dans lequel iels sont inclus.
Le female gaze, tel que le définit Iris Brey, fait écho à une expérience phénoménologique qui permet un changement de regard, apte à ouvrir de nouvelles possibilités artistiques. Pour la citer: «la question n’est pas seulement d’avoir un personnage féminin comme personnage central, mais d’être à ses côtés».
Chez Lorette Moreau, le female gaze a été patiemment mis en place au sein d’un processus de création exacerbant la parole et la présence des collaboratrices: Jennifer Cousin, Céline Estenne, Caroline Godart, Charlotte Lippinois, Laurence Magnée, Réhab Mehal, Lorette Moreau et Salomé Richard. «Mon intention », dit Lorette Moreau, «était de créer un espace de création safe et sécurisant».
L’équipe est 100% féminine, et ce n’est pas un hasard. «Je considère que le choix d’une équipe, donc le choix des personnes à qui on va donner du travail, est déjà un choix politique.»
Obtenir le bon cadre de production
Pour que chaque créatrice puisse apporter sa propre expérience sur un sujet qui a trait à l’intime, il était nécessaire d’avoir un cadre de travail permettant la mise à nu.
Permettre l’émergence d’une véritable création collective demande des outils, explique la metteuse en scène. Elle a utilisé tout le long du travail des techniques d’intelligence collective et a été attentive à baliser le travail de manière à ce que les rôles de chacune soient clairs afin qu’elles puissent avancer dans une direction commune. Si elle-même avait le rôle de «directrice artistique», c’est-à-dire celle qui impulse les directions, chaque collaboratrice pouvait répondre avec son moyen d’expression. L’écriture est également plurielle: les comédiennes ont elles-mêmes écrit leur partition, qui a été retravaillée ensuite collectivement.
Cette manière de travailler est parfois moins efficace que des méthodes «traditionnelles», dit Lorette Moreau. Chercher collectivement, écouter la parole de chacune, accueillir tous les témoignages, être attentives au bien-être de chacune, «ça prend du temps».
«Pour avoir ce temps, il faut un budget. Proposer un cadre de travail optimal est plus difficile sans argent. Sans salaire, des inégalités peuvent apparaître dans une équipe et créer des dynamiques de pouvoir tronquées.»
Pourtant, travailler bénévolement reste actuellement un passage presque obligé si l’on veut faire des créations plus longues et qu’on est jeune artiste. Surtout si on est de genre féminin: une récente étude montre que les projets portés par des femmes sont encore sous-représentés et surtout sous-financés.
Si on ajoute à ça que les méthodes de travail collectif, qui nécessitent plus de temps, sont loin d’être le modèle dominant, on comprend que pour créer ({:}), l’équipe du spectacle a travaillé de quatre à cinq semaines bénévolement avant d’être soutenue par le festival Émulation produit par le Théâtre de Liège.
Bienveillance et pluralité
Le mot d’ordre que Lorette Moreau essaie de mettre dans son travail: la bienveillance. «Dans le milieu du théâtre belge francophone, le travail se fait encore très souvent de manière hiérarchisée, avec pour but l’efficacité», dénonce-t-elle. «Ces fonctionnements sont liés au système patriarcal dans lequel nous évoluons. Je cherche de mon côté à inventer des méthodologies de travail féministes, axées sur les pratiques de care, traditionnellement réservées aux femmes, qui changent ce qu’on écrit et ce qu’on montre.»
Le spectacle parle d’organes génitaux, et parfois de masturbation solitaire, sans jamais sexualiser les femmes sur scène. Elles parlent de leur expérience sensuelle, mais le dispositif empêche aux spectateur·ices tout voyeurisme. On est avec elles, pas extérieur à elles. Ainsi, si le récit peut faire penser au sexe, voire être émoustillant, il ne s’agit jamais d’être excité·e par les corps en présence sur scène, mais bien par ce qu’ils vivent, ce qui est entièrement différent.
La subjectivité des personnages féminins est encore valorisée en scène par l’écoute qu’elles se portent les unes aux autres quand elles parlent de leur rapport à leur corps. Cette écoute attentive est un relais spectatoriel très efficace: nous sommes invité·es à la bienveillance et au non-jugement par la position que ces femmes adoptent les unes par rapport aux autres. Mieux: la pluralité des paroles évite la formation d’un «archétype» féminin.
La place du/de la spectateur·ice
Pas question d’ériger un mur entre spectateurs et performeurs. Dans le travail de Lorette Moreau, le regard du public fait partie intrinsèque de l’œuvre. «Pour le spectacle ({:}), je voulais m’adresser en priorité aux jeunes femmes, aux adolescentes. Mais c’est délicat de dire ça dans un dossier de subventions ou aux programmateur·ices…»
Certain·es programmateur·ices ont d’ailleurs reproché à l’équipe un spectacle «excluant» pour les hommes: le point de vue est celui du rapport que des femmes entretiennent avec leur vulve; les relations hétérosexuelles ne sont pas abordées et les seuls hommes cités dans le spectacle sont les médecins ayant «découvert» l’anatomie féminine… Qui sont plutôt critiqués.
Un reproche qui interroge: l’inclusion reposerait-elle davantage sur la présence sur scène du masculin que sur le mode d’adresse? Ici, les spectateur·ices sont placé·es dans un dispositif confortable et ludique, le quatrième mur est aboli, les actrices s’adressent à elleux… Iels sont invité·es, hommes ou femmes, à partager un moment ensemble autour d’un sujet précis. Ne pas être représenté, voire ne pas être le premier public cible, ne signifie pas forcément être exclu d’un propos.
Mais ce dont témoigne précisément cette remarque, c’est de ce fameux male gaze qui dirige énormément de productions cinématographiques (et probablement théâtrales même si cela n’a pas encore été étudié). Nous sommes habitué·es à ce que l’expérience subjective des hommes devienne la généralité neutre, comme le dit l’essayiste Alice Coffin. Quand ce n’est plus le cas, on parle d’injustice et d’exclusion. Pourtant, lorsque des spectacles sont créés uniquement par des hommes et n’incluent aucune femme, il est très rare que des programmateur·ices s’inquiètent de son «exclusivité». En général, c’est même un impensé.
Ici, le chemin est nouveau: le spectateur lambda est en fait une spectatrice. Ça ne veut pas dire que les spectateurs ne peuvent pas apprécier le spectacle et en apprendre beaucoup, mais la supposée neutralité du genre masculin a été dévoilée comme un point de vue particulier, et ce point de vue particulier a été écarté. C’est donc en s’intéressant à l’expérience des spectateur·ices sans les considérer par défaut comme «neutre», c’est-à-dire masculin, blanc, bourgeois, que Lorette Moreau est parvenue à mettre en place un female gaze.
Le résultat? Un spectacle tissé de sororité, de collectivité et de bienveillance, perturbant le regard fétichisant et objectifiant du male gaze sur les personnages féminins.
D’autres spectacles marqués par le female gaze, selon Lorette Moreau:
- Fire of emotions: The Abyss, un essai parlé de Pamina de Coulon, qui «déploie son intelligence dans des formes inusitées».
- Tanz, de Florentina Holzinger, qui «repousse les limites du corps».
Pour en savoir plus sur son travail: Lorette Moreau.
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