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©Alice Piemme

Des ados, du lyrisme et des dunes

En ce moment

Emilie Garcia Guillen (EGG)Avec La Bande sur la lande, vous faites un choix qui paraît plutôt à contre-courant du théâtre contemporain: raconter une histoire, avec un début, un milieu et une fin, à travers un texte inédit. Or, on voit souvent ces dernières années un théâtre qui s’écarte de la fiction, par le documentaire, ou par un théâtre très «méta», qui parle avant tout du théâtre ou de son impuissance…

Nelly Latour (NL)J’avais envie de raconter une histoire, une fiction, un peu linéaire.

J’avais envie de raconter une histoire, une fiction.

J’avais conscience que ce n’était pas forcément ce qui se faisait, mais en même temps j’ai l’impression qu’on a besoin de retourner vers les fictions, un besoin d’histoires et de nouvelles représentations des personnages. Je crois que c’est à travers l’histoire, avec les personnages, qu’on peut s’interroger sur l’évolution des personnes dans la société. Par exemple, sur les questions de sexisme, de représentation des femmes. J’ai l’impression que si ça n’avait pas été une fiction, je n’aurais pas pu creuser cette question sociale via les rapports entre les personnages. Dans mon projet de fin d’études à l’INSAS, d’où est issue la pièce, il y avait une scène de viol. Et on s’est rendu compte qu’on n’avait pas besoin d’aller jusqu’au viol, sinon ça devenait l’événement pivot du spectacle pour justifier qu’un des personnages, Céleste, veuille se libérer d’un autre, Eddy. C’était dangereux de montrer qu’une femme ne peut se libérer que si elle subit une violence extrême. Il suffit juste de la voir s’opposer.

EGGComment s’est construite cette histoire d’un groupe de jeunes qui se met en retrait du monde en allant jouer aux survivalistes, enfermés dans une salle des fêtes ensevelie, au bord de la mer?

NLLe processus d’écriture a commencé avec le monologue intérieur des personnages. J’avais l’événement initial: ce 14 juillet où la bande d’ados vole l’arme. Je racontais cet événement jusqu’à la sortie du bunker, selon le point de vue de chaque personnage. Après, on a commencé à faire dialoguer ces monologues intérieurs et j’ai rajouté des dialogues.

EGGDonc un point de départ, un début d’intrigue assez mince, et une construction de personnages, qui prennent vie par leur relation avec les autres. Edith, qui parle très peu, existe par sa relation à son jumeau Eddy; Gary par sa disponibilité, son déplacement entre les autres…

NLC’était une volonté de l’histoire: que les personnages se transforment par l’adversité. Ils grandissent ensemble. Je voulais raconter qu’on a besoin d’échanger, qu’on a besoin de l’autre pour pouvoir se connaitre soi-même, pour s’affirmer, savoir ce qu’on veut pour soi.

EGGL’écoute qu’on sent entre les personnages vient certainement de la place centrale qu’a occupée leur construction dans le processus d’écriture; chacun d’entre eux est très nourri. Peut-être aussi de la manière dont vous avez travaillé?

Yohann Bourgeois (YB)On a une super équipe, bienveillante, du régisseur au comédien. On se fait confiance, il y a de l’écoute.

NLIl y a tout ce travail autour du groupe: qu’est-ce que c’est être une bande? Cette nécessité d’être ensemble – et donc de travailler une écoute ensemble. Quand l’un bouge, comment l’autre bouge?

EGGUn autre aspect frappant, c’est la beauté de l’écriture. Comment est née cette langue, très littéraire sans qu’elle paraisse artificielle?

NLC’est ma façon d’écrire, parfois un peu lyrique, et en même temps je veux qu’elle soit très concrète. Et il y a eu beaucoup de dialogues avec l’équipe. Je propose quelque chose tout en sachant que ça ne va pas être la version finale. On l’éprouve au plateau, on voit que ça ne fonctionne pas, on se demande quelle est la situation, qu’est-ce qu’on veut vraiment raconter.

YBOn a eu la chance de faire le travail sur six ans; il y a plein de choses qui se déposent.

Qu’est-ce que c’est, être une bande?

Certaines phrases que j’aimais beaucoup ont changé de comédien. Et elles restent chargées d’un truc, elles sont passées par plusieurs bouches, donc elles ont une sonorité différente, une histoire différente. À chaque fois il y a une couche en plus, et les personnages naissent de ça. Dans une première version du spectacle il y avait une danse, et on a encore des mouvements qui reviennent. Qui datent de la jeunesse, de cette époque-là.

NLJ’ai écrit la narration, mais pour les dialogues je me suis beaucoup inspirée de documentaires et de romans.

EGGOn voit en effet que la pièce est ponctuée de phrases qui sont pas de toi, mais sans qu’on ait l’impression d’être face à des références plaquées.

YBIl y avait par exemple une interview de Gainsbourg intégrée à la pièce, et il n’en reste qu’une seule phrase.

Baptiste Leclere Je me souviens bien du père dans le roman My absolute darling[1][1] My absolute darling de Gabriel Tallent, sorti en 2018 aux éditions Gallmeister, d’où vient plus ou moins une partie du discours alarmiste de mon personnage, Eddy. Le personnage du roman ne mettait pas du tout un lien vers l’adolescence, mais vers une espèce d’autorité très malsaine.

EGGNelly, peux-tu nous parler un peu de ces sources d’inspiration?

NLPar exemple Price, de Steve Tesich[2][2] Publié en 1982 sous le titre Summer crossings et publié en français en 1984 sous le titre Rencontre d’été puis en 2014 sous le titre Price, un roman qui parle d’un groupe de garçons très proches qui viennent de finir l’école secondaire et de la manière dont ils doivent s’insérer dans la vie d’adulte. La vie d’adultes les emmène à s’éloigner les uns des autres, à prendre des directions différentes. Par ailleurs, les films de Bruno Dumont m’ont beaucoup aidée pour l’univers esthétique.
On a regardé beaucoup de documentaires pour s’inspirer, par exemple, Pas comme des loups de Vincent Pouplard (2016): ça parle de jumeaux qui viennent de sortir de prison. Il n’y a pas d’adultes, on ne sait pas bien ce qu’ils ont fait, ils squattent des écoles abandonnées, ils ont une bande de copains… Et on voit qu’ils ont un rapport hyper exigeant à la langue et à la fiction, un besoin de fictions, c’est très touchant. Ils sont en marge, mais d’une extrême sensibilité. Ҫa démonte tous les clichés qu’on a sur les délinquants.

EGGDans la pièce, on n’est pas du tout dans un traitement documentaire de la jeunesse. Ce n’est pas réaliste: vos personnages ne parlent pas comme des ados, ils n’ont pas d’activités d’ados – ils ne font rien… Comment jouer l’adolescent·e sans singer l’adolescent·e?

YBAu début, j’ai l’impression de singer l’ado. C’est une première approche: jouer le stéréotype et voir après comment ça se délite. Antoine Vitez disait: «avant de parler des rôles et de leur complexité, jouez le stéréotype, ça fonctionne». Ne pas avoir peur d’un sur-jeu, d’y aller franchement. Le style vestimentaire de Gary, mon personnage, est très ado, très années 1990: autant poser cette base-là et ensuite, jouer en finesse.

Valentine Bellone (VB)C’est un peu dans mon coin que je me fais mes petites histoires et peu à peu je rajoute des choses corporellement, dans la tenue… Je me demande «dans quel état il faut que soit le personnage pour qu’elle dise ça et que ça fasse sens?», et ça branche mon corps d’une certaine manière.

EGGOn n’a pourtant jamais l’impression que vous imitez des adolescent·es ou leur langage, ce qui rend la pièce assez décalée, avec quelque chose d’intemporel.

VBAu début on disait «il faut qu’on fume des clopes, qu’on boive des bières…»

YBQu’on dise des gros mots…

VBMais Nelly est intransigeante! [rires]

Envie de rester dans le monde de l’enfance

J’avais envie de rester dans le monde de l’enfance même si c’est des adolescents, qu’il n’y ait pas ce côté de l’ado qui veut devenir adulte et prend les apparats de l’adulte, comme la cigarette ou la bière… Je voulais voir un corps encore un peu enfant, un peu guindé au début, avec toute cette rigidité de la discipline de la fanfare, qui peu à peu se libère et devient plus adulte.

EGGFinalement, est-ce que c’est vraiment une pièce sur l’adolescence? Plutôt qu’une pièce sur le malaise et le désœuvrement de la jeunesse, est-ce que ça ne parle pas plutôt de la rencontre, de comment on se rencontre?

NLChacun va affirmer son propre désir en tant qu’individu. Quelle est la place de l’individu dans le groupe? Comment peut-on ne pas s’effacer dans le collectif et oublier son propre désir? Dans l’écriture, j’ai l’impression qu’on a beaucoup travaillé sur ce qui distingue les personnages, et pourtant ils font partie d’un groupe, de fait, dans la fanfare, sans s’être vraiment choisis. Comme si ils devaient être ensemble, tout en étant très différents les uns des autres. Et en même temps, ils ont besoin de sortir de leur ordinaire et de se chercher.

EGGIl y a ce personnage, Gary, qui lui, n’est pas dans le groupe au début, et qui vient d’ailleurs…

NLQuand quelqu’un vient d’ailleurs, ça bouscule les rapports, ça nous fait nous réinterroger sur ce qui nous semble complètement acquis, normal et qu’on ne voit même plus. Son intrusion éclaire autrement les relations, notamment les rapports de jalousie et de pouvoir entre les garçons.

©Alice Piemme

EGGDe nombreux spectacles récents explorent cette place de l’individu dans le groupe, mais souvent par ce qu’ils montrent du processus créatif, de la manière de travailler, sans que ça passe nécessairement par la fiction. Vous avez choisi de le faire par les moyens du théâtre et du jeu. Les personnages jouent, et on sent un fort plaisir du jeu.

NLIl y a ces deux dimensions, à la fois des personnages et des comédien·nes qui prennent du plaisir.

YBPour communiquer avec cette langue-là, pour qu’elle vive, il faut passer au-dessus d’un certain niveau de jeu, avoir un jeu presque expressionniste.

VBEssayer de dire le plus de mots possible; les mâcher, les articuler, les projeter.

NLEn tout cas on ne peut pas être dans le naturalisme, ça ne passe pas du tout. J’ai l’impression que pour les personnages eux-mêmes c’est aussi un plaisir des mots, de les goûter, comme s’ils découvraient le pouvoir de la parole. Ils essaient de mettre des mots sur leurs émotions. Chaque mot a un poids.

EGGEt puis il y a ce lieu, qui existe très fort et dès le début: cette dune, ce bunker et au-delà cette ville qu’on imagine ennuyeuse, un peu morte. Comment s’est forgé le rapport à cet endroit? Et comment vous le faites exister très concrètement à travers la lumière, le son?

NLJe voulais que ce soit des jeunes qui vont s’enfermer dans un lieu, qui devient un prétexte pour qu’ils puissent s’imaginer une société hors adultes. Et cet enfermement, ce lieu ne pouvaient exister que s’il y avait un extérieur, un hors-champ: la ville, au loin. Cet élément du décor, la baie vitrée, a permis de créer cette frontière. Et tout le travail de Romain Pigneul, en son, permet d’emmener les odeurs d’embruns…

VBToute la création sonore, la lumière, sont hyper porteurs.

Quand on ouvre le rideau et qu’on regarde par la baie vitrée, on y est.

C’est tellement pressant que tu as presque rien à faire: c’est là. Quand on ouvre le rideau et qu’on regarde par la baie vitrée, on y est.

©Alice Piemme

EGGPourquoi avoir situé la pièce sur la Côte d’Opale, et précisément à Ambleteuse, une ville qui existe réellement?

NLBruno Dumont tourne beaucoup là, dans les dunes de la Slack, sur la lande, le bord de mer. Dans ses films, la nature est un personnage à part entière – une nature hostile qui raconte les émotions des personnages. Il y avait quelque chose qui m’attirait très fort dans ce lieu et dans le folklore de cette région. Je pense que le choix d’un lieu précis m’a aidée. C’est un repère stable, je peux me projeter. Et donc l’écriture de la description d’Ambleteuse, c’est aussi un ressenti que j’ai eu en y allant. C’était en hiver, à Noël, il y avait vraiment rien, l’épicerie qui fermait ses portes à 18h50… Mais c’était très beau! Je me demandais: qu’est-ce qu’on fait quand on est jeune ici?

EGGCet espace-là raconte quelque chose de très différent des films de Dumont, on est très loin de son univers. Vos personnages sont plutôt lyriques, avec un imaginaire de l’évasion; ils n’ont pas du tout le côté fracassé, hostile, sec des personnages de Dumont.

NLOui, on sent juste que l’été est pluvieux et qu’il n’y a pas beaucoup de lumière… En fait, je suis venue avec mes images, mes références, et après c’est vraiment tous ensemble qu’on a construit l’esthétique. C’était bien de voir que d’autres s’approprient mon projet, que je ne sois plus seule à l’imaginer. Ҫa l’a fait grandir.

EGGLa musique occupe une place très importante dans La bande sur la lande.

NLValentine Bellone (qui joue Edith) et Anaïs Aouat (qui joue Céleste) sont musiciennes. Il y a eu cette idée de fanfare, je ne sais pas très bien pourquoi…

VBLa musique qui rassemble.

NLOui, qui fédère… Les personnages ont grandi dans une fanfare militaire, un truc très patriotique, et c’est une volonté de montrer comment on se réapproprie les codes d’une éducation, comment ils peuvent déformer et déconstruire ce code-là pour faire de la musique jazz, pour se libérer.

EGGCe n’est pas forcément facile de doser cette place de la musique, qui peut charrier des émotions si puissantes et raconter tant de choses, quand on a par ailleurs un texte très fort.

NLOn s’est posé beaucoup de questions sur la manière de rendre le spectacle digeste. Comment réserver des moments de contemplation où le cerveau peut juste se reposer? Les moments musicaux permettent de pouvoir lâcher et d’être pris dans une énergie joyeuse. Et à d’autres moments, c’était nécessaire qu’on puisse entendre des enregistrements ou simplement avoir des images. De prendre des respirations et qu’on ne soit pas tout le temps saturé.

EGGCe qui fonctionne aussi avec l’équilibre entre vos personnages, qui permettent d’apporter…

VBDu relief.

NLEt des respirations. Ça, ça se cherche encore. Je pense qu’au fil des représentations, ça va être de plus en plus organique, fluide et détendu.

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LA BANDE SUR LA LANDE
Mise en scène & Dramaturgie Nelly Latour/Jeu Anaïs Aouat, Valentine Bellone, Yohann Bourgeois, Baptiste Leclere, Romain Pigneul/Lumière Lou van Egmond/Son Romain Pigneul/Arrangements musicaux Valentine Bellone, Anaïs Aouat/Scénographie Boris Dambly/Construction Vincent Rutten/Chorégraphie Juliette Otter/Costumes Dolça Mayol/Assistanat à la mise en scène Lauryn Turquin

Tous les soirs à 20h – mercredi à 19h – au Studio Varia, 154 rue Gray, jusqu’au 11 février.

Du 14 au 18 février au Théâtre de Namur.


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