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Dans le cadre de la candidature de Bruxelles au titre de Capitale européenne de la culture en 2030, a eu lieu à la fin du mois de juin la Summer Assembly: une semaine d’activités et de réflexions pour penser la culture à Bruxelles et imaginer sa place dans un grand projet urbain. La Pointe a ouvert à cette occasion son Auberge Cabaret, place Bethléem à Saint-Gilles: une table, un baffle, un micro, un accordéon, une guitare, des gens qui passent et des chansons.
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©Laurence Van Goethem

Retour sur l'Auberge Cabaret Bethléem

Émois

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Pour l’Auberge Cabaret, nous sommes venues avec quelques envies et quelques idées: partager des choses, des émotions, à travers une forme que l’on pressentait accessible et universelle – la chanson. Dans un espace public où se rencontrent des mondes si différents, une sorte de village bruxellois: la place Bethléem, à Saint-Gilles. Avec une vision, derrière, de ce qu’est, de ce que pourrait être, peut-être de ce que n’est pas un Grand Projet Culturel.

Un Grand Projet Culturel ne naît pas ex nihilo, et il nous semble qu’il peut devenir intéressant s’il se construit sur le terreau de tous les petits projets que nous vivons et formons déjà au quotidien, ici dans cette ville, et qui sont accompagnés de musique, d’images, que nous avons prises et reçues des autres. La culture, disait Michel De Certeau, c’est faire du soi avec de l’autre: en l’occurrence, faire sa voix avec la voix des autres. Comment faire pour que toutes ces petites voix qui composent la ville d’aujourd’hui ne soient pas étouffées par le Grand Projet?

Ҫa, c’était nos idées. Donc, l’Auberge Cabaret: c’est-à-dire, concrètement, une table avec un micro et un baffle installée sous un kiosque. Des gens qui passent et partagent leurs chansons bien-aimées avec l’équipe de La Pointe, qui les diffuse avec enthousiasme et curiosité, durant trois après-midis. Que gardons-nous à l’issue de cette expérience?

D’abord: les gens sont contents d’être émus et de le partager, comme ils peuvent, avec leurs mots et leurs silences, leurs français si différents, parfois si tâtonnants, parfois si élaborés, toujours touchants.

À l’Auberge Cabaret, rien n’est jamais très grave. Si les gens n’aiment pas les chansons, ils aimeront les chevaux, comme ce jeune homme, que son non amour des chansons n’a pas empêché de bavarder avec nous sous le kiosque de la place Bethléem. Les chansons sont un bon moyen de parler. Parler pour parler, et c’est déjà pas mal.

Une conclusion s’impose, au bout de trois après-midis: la place Bethléem, c’est – plus ou moins – le centre du monde et de la Chanson Universelle.

Gardons de l’espace pour ce qui échappe aux cadres du grand projet.

En trois après-midi, nous avons parlé chanson avec des Ukrainiennes qui filmaient le moment où le morceau de leur choix célébrait l’amour du pays; des Marocains qui nous ont bien expliqué la différence entre les chansons qu’on peut écouter avec les parents et celles qu’on ne peut pas du tout écouter avec sa mère; un jeune homme émerveillé par la vieille chanson d’amour découverte en Grèce, le pays de sa petite amie; un Iranien qui a eu plaisir à écouter Bella Ciao à l’accordéon parce qu’il essayait de l’apprendre à la guitare; une Grecque qui a soigné sa dépression par les chansons, et Youssef, un petit garçon syrien qui a trouvé la Brabançonne chantée par le petit Valentin «vraiment trop stylée» (la Brabançonne, je cite le petit Valentin, c’est cette chanson tellement chouette parce qu’on la chante au début des matchs de foot). Et puis des chansons d’amour roumaines, du rap polonais, et des néerlandophones, des Rwandais·es, des Espagnol·es, des Brésilien·nes…

Et beaucoup de rap. Et beaucoup d’amour.

Ensuite, pour la candidature au titre de capitale européenne de la culture, nous nous souviendrons de ça: gardons de l’espace pour ce qui échappe aux cadres du grand projet. À l’Auberge Cabaret, nous n’avons pas travaillé avec des tableaux Excel, ni avec des objectifs, pas même avec des partenaires et tout juste avec de la comm’. Nous n’avons pas organisé les séances et nous avons à peine posé des questions aux gens. Nous avions une table, un baffle, un accordéon, des guitares de copains et un micro Zoom. Et c’est peut-être parce que nous n’étions pas rivés sur la gestion de notre projet que nous avons regardé ailleurs: vers la place, vers les passant·es, et vers ce que nous racontaient toutes ces chansons, écoutées et partagées pendant trois après-midis. 

Et les chansons nous connectent au passé, à l’ailleurs – parfois douloureusement. Je ne pensais jamais, par exemple, que demander «quelle est ta chanson préférée?» serait une question violente, et pourtant quelqu’un m’a accusé de «réveiller ses douleurs».

Elles nous parlent du temps qui passe, du temps qui ne passe pas – deux vérités scientifiques établies par les experts de la place Bethléem, en l’occurrence trois ados et deux agents de quartier: il y a deux choses dans le monde qui ne passeront jamais, et c’est Pour que tu m’aimes encore de Céline Dion et Aïcha de Cheb Khaled. Elles nous parlent des lieux qui passent et des espaces qui ne s’en vont pas tout à fait. Comme ces bars madrilènes avec du Martini-Fanta du début des années 2000, qui sont apparus par magie sur la place Bethléem, juste avec Losing my religion de REM.

Nous avons convoqué les ailleurs qui sont comme des esprits tournoyant autour de ces habitants de la place Bethléem, des petites âmes généralement invisibles. Maintenant nous savons qu’elles sont là, et qu’elles sont précieuses. Un grand projet culturel doit faire attention à elles. Ne pas les écraser, et leur faire de la place. 


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