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Montage à partir de photos de Cispersonnages en quête d'auteurices (©Thibault Carron), Tableau final de l'amour (©Patrice Tremblay) et Anna ces trains qui foncent sur moi (© Christophe Péan)

Cinq spectacles québécois en rafale au FTA et au Carrefour

Au large

Il fut un temps lointain où l’on pouvait presque schématiser la scène québécoise en quelques traits. Un théâtre identitaire exaltant la langue française dans des écritures textocentristes aux dialogues ciselés, dans une langue vernaculaire locale rythmée. Un goût pour la narration et la pièce bien faite. Un jeu d’acteurs baignant dans une forte et sublime émotion. En danse, des chorégraphies conceptuelles et des corps virtuoses poussés à l’épuisement. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts au fil des trois dernières décennies, mais peut-être atteignons-nous un point de diversité inégalé : la scène québécoise est plus multiple que jamais et résiste aux analyses croisées. C’est du moins le sentiment que j’ai eu en fréquentant cette année le FTA, à Montréal, et le Carrefour international de théâtre, à Québec.

À travers cinq spectacles, je remarque une diversité qui raconte la québécitude d’une manière ou d’une autre, et des formes théâtrales très distinctement populaires sur la scène québécoise, qui disent les épanchements esthétiques et les formes de récit chouchoutées par les artistes québécois, ainsi que quelques filiations et traditions locales réinventéees.

Quelles formes? Des narrations épiques et tragiques sur fond de symboles forestiers. Une pièce de Larry Tremblay sur le morcellement du corps – Tremblay en a fait un genre en soi! Du théâtre « neurodivergent » à la québécoise, dans la foulée du Back to Back theatre australien. Une pièce entièrement interprétée par une distribution noire, tendance actuelle de visibilisation des artistes afrodescendants. Et de la danse urbaine remixée à travers les codes de la danse contemporaine.

Anna, ces trains qui foncent sur moi, de Steve Gagnon

Une scène de Anna, ces trains qui foncent sur moi, pièce vue au Carrefour international de théâtre de Québec. On aperçoit le comédien belge Salim Talbi tout à droite. © Christophe Péan

Commençons par ce spectacle certes très québécois, mais qui est aussi constitué d’une bonne dose de belgitude. La FACT Cie de Bruxelles – du comédien et metteur en scène Clément Goethals – est coproductrice de cette immense pièce de 3h50 pour 14 acteurs : des Québécois, des Français et des Belges (Salim Talbi, Julie Sommervogel et Clément Goethals lui-même). Vincent Goethals (le père de l’autre) est à la mise en scène. Il s’est d’ailleurs souvent mesuré à la dramaturgie de Steve Gagnon au Théâtre du Peuple de Bussang (dans les Vosges), ce théâtre populaire en plein-air qu’il a dirigé quelques années. Voilà pour les présentations.

Le nom de Steve Gagnon ne vous dit peut-être rien. Ou, si, peut-être avez-vous vu la pièce Ventre, mise en scène par Clément Goethals en 2019-2020 et présentée au Rideau de Bruxelles. Steve Gagnon, retenez-le, est un gros nom de la dramaturgie québécoise actuelle, dont les pièces racontent souvent un amour ardent et passionnel qui agit comme refuge, voire comme bouclier, devant un monde hostile et décevant. Au registre intimiste et romantique de ses pièces de jeunesse (Ventre en fait partie), il combine désormais des peintures sociales précises, racontant une certaine lutte des classes, tout en subtilités, souvent dans des décors sauvages qui se révèlent peu à peu chargés de symboles forestiers et d’onirisme. Une nature qui se réveille et qui révèle les personnages à eux-mêmes, les poussant à sortir de leur confort bourgeois.

La comédienne québécoise Violette Chauveau et l’acteur français Marc Schapira au centre de cette photo de Anna, ces trains qui foncent sur moi. On aperçoit aussi les Belges Julie Sommervogel et Salim Talbi à droite © Christophe Péan

Tous ces ingrédients sont présents dans Anna, ces trains qui foncent sur moi, une ambitieuse et très libre adaptation d’Anna Karénine, de Tolstoï. Gagnon y raconte la désillusion politique d’une certaine gauche caviar, campant les amours d’Anna au cœur d’un groupe de député.e.s idéalistes dont la politique a peu à peu usé les passions et les relations. Réunis à la campagne, ils et elles se confrontent à la résurgence de leurs conflits latents, puis peu à peu à une lutte des classes se jouant à l’intérieur de leur petit groupe. Et ce, sans négliger un propos fort sur l’amitié – houleuse mais tenace et sublime au fil des années qui passent et des crises qui la meurtrissent tout comme elles la renforcent.

Notamment en vedette sur cette photo de Anna ces trains qui foncent sur moi la comédienne québécoise Véronique Côté, qui tient le rôle-titre (en robe rose) et l’acteur belge Clément Goethals (à l’avant-plan) © Christophe Péan

Dans l’ampleur épique de la narration, il y a du Wajdi Mouawad. Dans la mise en scène qui réaménage souvent l’espace avec une seule table et quelque chaises, il y a des principes chers à Robert Lepage. Dans la poésie qui convoque forêts nordiques et animaux sauvages, il y a des traces d’autres auteurs dramatiques québécois, au premier rang l’incontournable Daniel Danis. Steve Gagnon est unique – mais il s’inscrit dans une forte filiation dramaturgique québécoise.

Des représentations en Belgique ne sont pas exclues au cours des prochaines saisons – même si rien d’officiel ne semble encore dessiné. Vous en aurez entendu parler ici en premier.

Tableau final de l’amour, de Larry Tremblay, mis en scène par Angela Konrad

Grand auteur dramatique québécois mais également romancier de réputation internationale, Larry Tremblay écrit depuis toujours sur le corps démembré et fragmenté, ou encore il invente des personnalités dédoublées ou démultipliées, lesquelles sont souvent métaphores d’une identité morcelée et fragile. Terrassés par une sexualité primitive et envahissante, ces corps sont aussi parfois triturés par les guerres qui font rage au dehors. Avec Tableau final de l’amour, c’est la première fois que l’une de ses œuvres est mise en scène par Angela Konrad, une artiste allemande qui a un peu pratiqué à Marseille avant de débarquer à Montréal au milieu des années 2000 pour y devenir une figure phare de la mise en scène québécoise. La rencontre est féconde.

Les comédiens Samuel Côté et Benoît McGinnis dans Tableau final de l’amour © Patrice Tremblay

Larry Tremblay écrit toujours sur le corps, disais-je. C’est manifeste dans cette pièce qui fut d’abord un roman, et qui fantasme la relation de Francis Bacon avec son amant George Dyer, modèle de ses peintures représentant des corps désarticulés, amas de viande tordue dans lesquels on reconnaît tout de même notre humanité profonde.

Triptyque de Francis Bacon représentant son modèle et amant George Dyer

À travers leur relation crue et sauvage et par le prisme de cette vision du corps comme morceau de viande ou comme objet de désir animal, Larry Tremblay défend l’art de Bacon et dépeint comme sublime sa vision d’un art au-delà de toute morale, où la chair frissonnante et la violence du désir sont suprêmes.

Le corps est morceau de viande – mais l’auteur ne pose aucun jugement moral sur ces amas de chair putrides, vus comme purement jouissifs, et d’ailleurs racontés dans une langue d’une grande élégance.

La mise en scène d’Angela Konrad s’ancre dans ce même mouvement, insistant sur les mots délicieux de Tremblay en les faisant entendre dissociés du corps des acteurs Benoit McGinnis et Samuel Côté, en voix hors-champ enrobant leurs corps de plus en plus suants et emmêlés. Sur une scène qui restera presque toujours immaculée.

Samuel Côté et Benoît McGinnis dans Tableau final de l’amour © Patrice Tremblay

Voilà qui est important à une époque où l’art est de plus en plus souvent soumis à des regards moralisateurs, autant par des critiques de la droite religieuse que par une gauche radicale qui a le regard un peu tronqué (souvent pour de bonnes raisons, mais néanmoins avec des excès qui réduisent le champ des interprétations). Larry Tremblay a proposé à quelques reprises cette analyse dans les entrevues qu’il a accordées aux médias en marge des représentations. Cette vision m’est aussi apparue criante en tant que spectateur. Oui, se permettre encore aujourd’hui sur scène de représenter l’abject est important.

Samuel Côté et Benoît McGinnis dans Tableau final de l’amour © Patrice Tremblay

Le public belge s’est d’ailleurs posé des questions similaires au cours de la saison 2022-2023 en assistant à la mise en scène de Baal, de Berthold Brecht, par Armel Roussel. «À quoi sert-il de promouvoir sur scène les agissements d’un personnage qui se conduit à ce point comme un porc?», avaient demandé quelques militants et militantes le soir de la première au Varia. Parce que les porcs sont aussi des poètes et que le monde n’est pas si manichéen, avait-on envie de leur répondre. Le spectacle de Larry Tremblay et Angela Konrad vu à Montréal propose avec éloquence et sophistication une réponse proche. 

Cispersonnages en quête d’auteurices, de Catherine Bourgeois

Les comédiens Edon Descollines et Guy-Philippe Côté dans Cispersonnages en quête d’auteurice, de Catherine Bourgeois © Thibault Carron

À Montréal, grâce à Catherine Bourgeois et à quelques autres artistes (par exemple Menka Nagrani) a émergé ces dernières années une fascinante génération d’acteurs et actrices neurodivergent.e.s, vivant avec des handicaps ou des déficiences intellectuelles. Depuis ses débuts, la metteuse en scène Catherine Bourgeois s’intéresse à la qualité de présence de ces acteurs et actrices et elle construit des pièces qui s’ancrent dans leur vision du monde, se positionnant en léger décalage avec les codes narratifs canoniques occidentaux.

La démarche peut s’apparenter à celle, bien connue, de l’Italien Pippo Delbono, mais le travail de Bourgeois n’en a pas l’emphase visuelle et préconise une approche davantage centrée sur la parole et sur une certaine simplicité au plateau. On  pense aussi à l’Australien Bruce Gladwin, du Back to Back Theatre, avec qui le travail de Catherine Bourgeois est en véritable filiation. (La plus récente pièce de Gladwin était d’ailleurs également à l’affiche du FTA cette année, occasion pour le public de croiser les regards.)

Audrey Talbot, Edon Descollines et Michael Nimbley font partie de la distribution de Cispersonnages en quête d’auteurice © Thibault Carron

Le FTA 2023 m’a permis de mesurer le chemin parcouru depuis quelques années par cette artiste dont le travail se complexifie. Dans Cispersonnages en quête d’auteurices, une adaptation très libre de Six personnages en quête d’auteur, de Pirandello, elle use de métathéâtralité pour plonger directement sa troupe dans des questionnements sur la notion de représentation, en confrontation avec leur handicap. Qui peut jouer qui? Peut-on tout dire? Est-ce éthique pour un acteur «traditionnel» de jouer un neuroatypique? Toutes les grandes questions éthiques de notre époque y passent : la notion de privilège, l’inclusivité, la cancel culture, l’appropriation culturelle. De la bonne matière à penser.

Cabaret Noir, de Mélanie Demers

Florence Blain MBaye dans Cabaret Noir, de Mélanie Demers © Stefan Verna

L’an dernier, j’avais raté au FTA un événement majeur : M’appelle Mohamed Ali, la toute première production québécoise francophone entièrement interprétée par une distribution afrodescendante. Comme ça a été le cas dans d’autres sociétés occidentales, le Québec a pris conscience en accéléré ces dernières années du manque de représentativité de son théâtre et a pris les moyens de renverser la tendance, entrant dans l’ère de la visibilisation. Ça ne s’est pas fait sans cris et douleurs, notamment lors d’une polémique d’appropriation culturelle autour de SLAV, un spectacle de Robert Lepage et Betty Bonifassi sur les slave songs. Mais force est aujourd’hui de constater que la controverse a finalement positivement servi de prise de conscience et enclenché des actions concrètes pour visibiliser les acteurs afrodescendants et mieux raconter leurs histoires. Le quotidien Le Devoir nous apprenait ainsi cette semaine que sur l’ensemble du territoire québécois, « 21 % des metteurs en scène, auteurs et interprètes étaient issus de minorités visibles pour la saison 2022-2023. Cette proportion était de 14 % en 2018-2019 et de 9 % en 2017-2018. »

Certes, il reste encore du chemin à parcourir. Mais l’observateur de bonne foi n’a pas le choix de constater que le milieu des arts de la scène au Québec s’est emparé de cet enjeu avec promptitude. Ainsi, si j’avais raté à mon grand désarroi l’an dernier M’appelle Mohamed Ali, j’ai pu voir cette année au Carrefour international de théâtre de Québec ce qui constitue, sauf erreur, la deuxième pièce québécoise francophone entièrement interprétée par une distribution afrodescendante : Cabaret noir. Je précise « québécoise francophone », car les Anglo-Montréalais, eux, font depuis des décennies du théâtre avec des distributions noires, notamment des mises en scène de Shakespeare par le Black Theatre Workshop. C’est vraiment du côté francophone que le bât blessait…

Une partie de la distribution de Cabaret Noir, y compris la chorégraphe et metteuse en scène Mélanie Demers (au centre) © Kevin Calixte

Cabaret noir est d’ailleurs tout imprégné de culture québécoise, empruntant son titre et sa structure à une pièce légendaire du répertoire québécois des années 80, Cabaret Neiges Noires, qui édifiait une forme fragmentée et festive pour raconter une identité québécoise francophone en crise après le référendum perdu de 1980. L’intelligence de Mélanie Demers, mieux connue comme chorégraphe mais qui se risque à un spectacle purement théâtral cette fois-ci, est de proposer un miroir à cette identité blanche québécoise qui se disait malmenée en 1980, lui montrant qu’aujourd’hui, elle est bel et bien dominante devant des minorités visibles qui ont envie de raconter enfin leur point de vue et leurs histoires.

Le spectacle Cabaret noir se conclut par une grande scène de banquet. De gauche à droite : Paul Chambers, Stacey Désiliers, Anglesh Major, Florence Blain MBaye, Mélanie Demers et Vlad Alexis (qui faisait partie de la première mouture du spectacle) © Paul Chambers

Tout autant célébration d’écrits glorifiant l’identité noire que représentation ironique de textes racistes ou d’œuvres parcourues de visions caricaturales de l’identité afro, Cabaret noir oscille entre fierté affichée et violence subie. James Baldwin et Aimé Césaire côtoient Othello et Tintin au Congo. Le résultat est inégal, mais nécessaire.

In My Body, de Crazy Smooth

Une partie de la troupe de bboys et bgirls du spectacle In My Body, y compris son chorégraphe Crazy Smooth (au centre) © Jerick Collantes

Conjuguer danse urbaine et danse contemporaine : voilà une tendance qui est de moins en moins neuve et que l’on voit sur les scènes belges (notamment dans le travail de Julien Carlier) autant que sur les scènes québécoises, où, par exemple, le Rubberbanddance Group s’y consacre depuis plusieurs années. Le travail du chorégraphe Crazy Smooth est à ranger dans cette catégorie, certes, mais au contraire des autres qui, il faut bien l’avouer, travaillent davantage les codes du contemporain que ceux du breakdance, il m’a semblé que son spectacle In My Body avait réussi le contraire : amener les codes du battle de break dance sur une scène contemporaine sans trop les asservir ou les dompter.

Sur la scène du Monument-National de Montréal, c’est bien à un battle que nous assistons. La foule crie pour encourager son danseur préféré. Les interprètes rivalisent d’entrain à chaque nouvel émoi du public. Les chorégraphies sont serrées mais des moments d’improvisation percent souvent le ballet chronométré des corps virtuoses.

Le bboy Vibz en pleine action dans In My Body, de Crazy Smooth © Jerick Collantes

Et c’est à travers cette forme classique de breakdance, très peu trafiquée, que le spectacle érige doucement une réflexion sur le corps vieillissant du danseur bboy, pointant et questionnant une culture de performativité extrême qui survalorise la jeunesse dans le monde du breakdance. Nul besoin, pour Crazy Smooth, de surligner le propos : la simple cohabitation de danseurs jeunes et vieux est éloquente.

Un spectacle de bboying rafraîchissant.

Ainsi constatons-nous que la scène québécoise contemporaine, lieu de multiplicité, résiste à toute catégorisation. On ira voir à nouveau l’an prochain si la température de l’eau aura un peu changé.


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