La puissance des langues vernaculaires
Au large15 novembre 2022 | Lecture 2 min.
En 2011, à l’occasion de la traduction en français de son ouvrage Decolonising the mind (paru en 1986, traduit de l’anglais (Kenya) par Sylvain Prudhomme sous le titre Décoloniser l’esprit, éd. La Fabrique), Nguigi wa Thiong’o écrit:
«On continue, un peu partout dans le monde, d’empêcher de nombreuses communautés de s’exprimer dans leur langue. On continue de les railler et de les humilier, d’apprendre à leurs enfants à avoir honte et à faire comme si le respect et la dignité ne pouvaient se gagner qu’en rejetant leur langue maternelle et en apprenant la langue dominante, celle du pouvoir.
La vérité est tout autre: les vrais puissants sont ceux qui savent leur langue maternelle et apprennent à parler, en même temps, la langue du pouvoir.»
Le festival Les Ritlames (Rencontres Internationales de Théâtre en Langues Maternelles initié en 2021 par l’acteur, metteur en scène et auteur burkinabè Sidiki Yougbaré afin de susciter la création théâtrale en langues nationales (le Burkina Faso compte une soixantaine de langues) peut se lire dans cette perspective. À l’occasion de la seconde édition du festival, on revient, avec son fondateur, sur l’origine et les enjeux de ce projet.
Karolina SvobodovaComment est née l’idée de ce festival et comment s’est-il mis en place?
Sidiki YougbaréL’idée des Ritlames remonte à 2005. Il y a très longtemps… Nous ne voulions pas faire les choses rapidement sans savoir vers où aller, ni quelle route prendre… voilà pourquoi ça a pris autant de temps. Le projet a été rédigé 2013 par Estelle Songré et de 2013 à 2021 nous avons travaillé par moments et par étapes de connexions avec de nombreux interlocuteurs (Kouam Tawa, puis par la suite avec Marie Vaiana, Roland Zeliam, Gaëlle Gourvennec, Hypolitte Kanga, Franck Dakpo et Serge Daoui, Ildevert Méda et le Dr Gislaine Fatou Sanou. Nous aurions dû faire la première édition en 2020 mais pour les raisons sanitaires ce fut annulé.
Pour la première édition, quand nous avons lancé l’appel à spectacles, nous n’avons reçu aucune réponse, parce que peu de gens écrivent et montent en mooré (la langue la plus parlée du Burkina Faso).
Nous nous sommes donc retrouvés avec une seule pièce: mon écriture mise en scène par Laure Guiré dans un projet mis en place par Alain Hema. On avait également programmé des contes. Pour cette seconde édition, suite au conseil d’Ildevert Méda, nous avons décidé de maintenir le conte dans le coeur du festival.
Mais surtout, on s’est rendu compte qu’il fallait qu’on essaie de voir comment nourrir le festival de spectacles, d’où l’idée de l’appel à textes avec la collaboration de Claire Tipy et Bethany Greenwood de la compagnie RPS Théâtre. Cette année, on a eu neuf textes et le jury en a choisi quatre. Ces quatre textes lauréats seront lus pendant le festival, en mooré et en dioula. L’année prochaine, nous souhaitons que ces quatre textes soient mis en scène, dans le but d’arriver à un moment donné à avoir l’embarras du choix pour la programmation. L’idée, cette année, c’est de s’ouvrir aux auteurs et aux autrices qui veulent vraiment écrire dans leur langue. Il y a aussi le «Prix Baore» qui rend hommage à des personnalités physiques ou morales qui ont œuvré ou œuvrent pour la promotion de nos langues.
En 2005, qu’est-ce qui avait suscité cette envie de créer en langue vernaculaire et d’inviter d’autres artistes à le faire?
Ça a été une question banale. Ce n’est pas dans un esprit francophobe que je me suis mis à écrire en mooré. Simplement, à un moment donné, je me suis posé la question «pourquoi tout le monde crée en français?» Surtout dans notre domaine, on dit qu’on est tous révolutionnaires, qu’on est des artistes engagé·es… et on ne le fait pas dans nos langues, pourquoi? Je me suis dit que j’allais m’amuser à écrire une pièce de théâtre en langue, pour voir. Et c’est là qu’est né M data m man («Je veux ma mère») dont la mise en scène a été assurée par Paul P. Zoungrana, parrain de la première édition et la scénographie par Bobelle Toudeba, parrain de la deuxième édition. Ça veut dire que l’idée du festival est née après l’écriture et la mise en scène de mon premier texte en langue, en 2005. Le spectacle a été créé et joué au CCF en restitution (Centre Culturel Français, aujourd’hui Institut Français, à Ouagadougou). Quand on a invité les gens, ça a été un choc. Et c’est comme ça que c’est parti. La pièce n’a pas eu une grande carrière mais toutes les fois où on jouait, les gens riaient et pleuraient. Il y avait du comique mais, derrière les mots, c’était dur, très dur. Et donc, il y avait les femmes qui rient et qui pleurent, qui pleurent et qui rient… C’est vrai que comme l’avait prédit Paul Zoungrana (metteur en scène, auteur et actuel directeur de la FINATEB-fédération nationale du théâtre burkinabè …), la pièce n’a pas fait le tour du monde, mais elle a donné naissance à un événement qui, peut-être, fera le tour du monde. Parce que nous comptons au fur et à mesure ouvrir le festival à la sous-région et à l’international. Parce que ce n’est pas seulement en Afrique que nous avons les langues maternelles, les langues maternelles, c’est partout. J’ai suivi une pièce à Montpellier en 2011 en occitan. Je n’ai rien compris de ce que les acteur·ices disaient mais c’était beau, c’était poétique. Il se pourrait qu’un jour, Les Ritlames invitent ce genre de spectacles ici à Ouaga, mais en attendant on va aller petit à petit.
En attendant, vous avez développé une bibliothèque numérique avec les textes collectés.
Oui, nous avons créé une bibliothèque numérique pour loger tous ces textes. Les textes lauréats sont en train d’être transcrits dans les règles de l’art et dès que ce sera fini, on va les loger dans la bibliothèque pour qu’on puisse y avoir accès de partout. On va également les faire enregistrer. Ça pourrait même être des cours des langues pour s’exercer, tu as le texte et tu as l’enregistrement pour t’entraîner!
Le Festival Les RITLAMES se déroule du 16 au 19 novembre à Ouagadougou. Au programme: des panels scientifiques à l’Université Joseph Ki-Zerbo sur la question des langues nationales et de la création dans ces langues, des lectures de textes lauréats en langues (mooré et dioula) et des spectacles. Voir le programme ici.
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