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Zora Snake "Faire Poing Commun" ©Colin Delfosse

Trouble #13: Invocations et évocations

Grand Angle

Pickels, qui en est encore le programmateur, a la réputation de choisir des artistes et des sujets controversés. La treizième édition de cette manifestation incluait des performances relatives aux agressions sexuelles, à la répugnante histoire de l’empire colonial belge ou encore aux effets d’une bactérie intestinale devenue incontrôlable. Plusieurs performances se sont déroulées dans la rue et ont été vues par des publics inattendus, dont la police. La performance qui clôturait le festival était donnée par Rocío Boliver, une artiste mexicaine, connue pour avoir été mannequin pour des couches pour adultes, avoir cousu son vagin et avoir déféqué en public.

Trouble #13 s’est ouvert sur Viol caché, paroles libérées de Ras Sankara Agboka

Trouble #13 s’est ouvert sur Viol caché, paroles libérées de Ras Sankara Agboka, une pièce forte nous mettant face aux violences sexuelles, présentée dans la vitrine du Studio Thor. Ras Sankara a investi l’espace, un tissu blanc noué autour de la tête, et entrepris de laver un vêtement blanc selon un rituel tandis qu’était diffusé un enregistrement de voix de femmes racontant leurs histoires. Les hommes présents dans le public étaient invités à participer à des actes rituels de purification et de communion – boire du vin rouge et compléter une installation mêlant dessin, écriture et sous-vêtements. En 1972, Judy Chicago, Aviva Rahmani, Sandra Orgel et Suzanne Lacy avaient présenté Ablutions, l’une des premières œuvres d’art traitant explicitement du viol. La performance de Ras Sankara est quant à elle l’une des premières réalisées par un homme (africain/togolais) et impliquant d’autres hommes.

Ras Sankara Agboka Viol caché, paroles libérées  ©Colin Delfosse
Plus tard dans la soirée, Natacha Nicora a joué Haïssez(-moi), une pièce provocante et déstabilisante

Plus tard dans la soirée, Natacha Nicora a joué Haïssez(-moi), une pièce provocante et déstabilisante. Nicora a essayé de pousser le public à la haïr: elle l’a insulté et lui a distribué des légumes pourris et des objets dangereux – allumettes et essence à briquet par exemple – qu’il pouvait ensuite utiliser contre elle. Un spectateur a même essayé de la brûler avant que d’autres interviennent. La performance a dégénéré quand Nicora a enduit de Nutella ses organes génitaux et tenté de persuader un chien de les lécher. L’animal, manifestement perturbé, n’en a rien fait, et la performance – sur le point de déraper, à l’instar de Rhythm 0 proposée en 1974 par Marina Abramovic – a pris fin.

Natacha Nicora Haïssez (-moi)©Colin Delfosse
C’est par la répétition que les rituels gagnent en force

La deuxième journée de Trouble s’intéressait aux invocations, soit le fait d’appeler à l’aide un esprit. Pongo Pete de Romuald Dikoume se présentait comme un rite de purification mêlant le corps de l’artiste couvert d’une peinture argentée ainsi que de l’eau, du vin, des citrons, du charbon et des bougies. Pongo Pete est une expression de la langue diouala signifiant «acte de répétition». C’est par la répétition que les rituels gagnent en force. Le rituel, la répétition et la simplicité caractérisaient également le magnifique Ballet cosmique de Kimia Nasirian et Nazanin Yalda, inspiré par le Bundahishn, un recueil de textes zoroastriens sur la création du monde. Au moyen de miroirs, de la lumière, d’ombres et de son propre corps, Nasirian a créé un environnement mystique, accompagnée par le paysage sonore créé par Yalda au sitar et au piano.

Pongo Pete s’est révélé être un prélude à la performance Afro-Renaissance de Dikoume, un véritable tour de force qui a commencé dans la cour des Abattoirs d’Anderlecht le lendemain. Afro-Renaissance peut signifier tout à la fois un retour aux racines et une projection dans l’avenir. Dikoume a été porté dans la cour et déposé au sol, le corps couvert d’un linceul. Une prêtresse, le corps enduit de peinture argentée et portant un vêtement noir, a déversé de l’eau colorée en vert et en bleu sur l’artiste, qui tressaillait et grelottait à ce contact. Libéré de son linceul et oint de peinture argentée, Dikoume est revenu à la vie et s’est dressé sur les échasses fixées à ses pieds, dansant et invitant avec force gestes le public à le suivre. La prêtresse d’argent, bras grands ouverts, a montré le chemin vers la sortie des Abattoirs et la rue Heyvaert, précédant Dikoume, une apparition hors du commun qui attirait les foules. La marche s’est terminée à la Grande Halle du canal, où Larissa Ebong a donné COND’ART-NÉ, un rituel de purification évoquant un traumatisme d’enfance et la perte d’un parent. Ebong portait des bottes et une tenue noire couverte de miroirs qu’elle a retirées et tendues à des spectateurs et spectatrices – un geste symbolique de soutien et d’aide.

Romuald Dikoume Afro-Renaissance ©Brieuc Van Else

La performance Minerais de sang s’est déroulée au Parc du Cinquantenaire, un lieu aménagé par Léopold II pour marquer les 50 ans de l’indépendance de la Belgique, et financé avec les bénéfices de l’extraction du caoutchouc par l’entreprise ABIR via le travail forcé imposé aux Congolais. Ras Sankara y a abordé l’histoire sanglante du colonialisme. Il a d’abord installé au niveau de la Fontaine du parc des gants en latex plongés dans de la peinture noire – une allusion à la conviction selon laquelle l’arcade a été construite sur les mains coupées de victimes congolaises. Portant une chemise blanche au dos de laquelle était inscrit le mot «liberté» et faisant tinter des bracelets de cheville en cauris, il a claudiqué pieds nus vers l’arcade en tirant un grand fardeau blanc enchaîné à lui. Arrivé au niveau de l’édifice, il a diffusé un enregistrement parlant d’Alice Seeley Harris, la missionnaire dont les photos documentent les atrocités commises par ABIR. Laissant là l’enceinte, Sankara a poursuivi son chemin vers le Monument aux pionniers belges au Congo – un hommage néoclassique au colonialisme – où il a terminé par un rituel de feu et d’eau visant à libérer le Congo du joug belge.

Larissa Ebong – COND’ART NE ©Brieuc Van Else
Du parc, il n’y avait qu’un pas vers La Balsamine, où s’est déroulée une autre performance de rue

Du parc, il n’y avait qu’un pas vers La Balsamine, où s’est déroulée une autre performance de rue, The Pocket History of Polish Trauma [L’histoire de poche du traumatisme polonais], Marta Bosowska a employé des comptines et chansons polonaises ainsi qu’un trampoline pour démontrer pourquoi les Polonais continuent de souffrir d’un traumatisme intergénérationnel. Enfants, on leur proposait une collation, une activité divertissante et une dose malsaine d’idéologie par le biais de comptines et chansons. Le trampoline était accessible à ceux et celles disposés à chanter la chanson polonaise.

Marta Bosowska The Pocket History of Polish Trauma ©Colin Delfosse

Deux autres performances ont été remarquées : The Fatal Obedience of the Image [L’obéissance fatale de l’image], où Day Magee explore à la fois le deuil provoqué par la perte du père et la représentation de soi, en se muant en autoportrait vivant délimité par un grand cadre blanc; et Inner Monologue [Monologue intérieur], où Wojtek Ziemilski, gisant au sol, converse avec les bactéries de son intestin. Après avoir passé huit ans à lutter contre la CBCG (colonisation bactérienne chronique de l’intestin grêle), il a placé un microphone contre son abdomen afin de négocier avec ces microbes – des entités vivantes entrant en conflit avec sa santé.

l’artiste Ana Mendieta, décédée en 1985, a été convoquée quarante ans après sa mort

Dans ce festival mettant à l’honneur invocations et évocations, l’artiste Ana Mendieta, décédée en 1985, a été convoquée quarante ans après sa mort. Mendieta occupe une place particulière dans l’histoire de l’art: cette belle jeune femme caribéenne est morte des suites d’une chute depuis la fenêtre de son appartement, au 34e étage. Son mari, l’artiste Carl Andre, a été largement soupçonné d’avoir provoqué cette chute – mais sa culpabilité n’a jamais été prouvée. Les premières performances de Mendieta traitaient des violences sexuelles; ses œuvres ultérieures s’intéressaient aux femmes, à la nature et à la Déesse Mère. Aujourd’hui encore, des féministes se rassemblent à l’entrée des expositions consacrées au travail d’Andre, et mettent en scène des performances de protestation telles que Tears for Ana Mendieta [Larmes pour Ana Mendieta].

Véronique Danneels a organisé en hommage à Mendieta un colloque intitulé Moment réflexif: Vases communicants. En l’honneur de Mendieta et d’Annabel Guérédrat, dont le travail a été influencé par Mendieta. La partie la plus intéressante était la présentation de Guérédrat et l’entretien que Carol Laurent a effectué avec elle. Les deux performances de Guérédrat dans le cadre de Trouble #13 adoptaient des idées similaires à celles de Mendieta, mais dans une perspective postcoloniale et intersectionnelle, plaçant Mendieta et Guérédrat dans une vase toxique saturée d’algues postcoloniales. Guérédrat avait donné la veille, à La Raffinerie, MamiSargassa 5.0, une pièce enracinée dans l’afrofuturisme et l’écoféminisme radical. Contrairement à Afro-Renaissance, cette performance rejette toute vision nostalgique du passé pour plutôt dresser le portrait d’une déesse dystopique née de l’exploitation coloniale et de la sargasse, une algue toxique. Guérédrat a invité les participantes et participants du colloque à assister à sa performance Let’s Go Back to the River [Retournons à la rivière], qu’elle a présentée le dernier jour du festival avec sa collaboratrice Chloé Timon; ce rituel de purification de deux heures était inspiré par la vision de plénitude de Mendieta. Le public a été invité à s’allonger et se reposer, et Guéredrat et Timon ont tendrement lavé les mains et les têtes avec de l’eau parfumée, et invoqué la Mendieta des rituels caribéens plutôt que celle des attaques sexuelles et du meurtre.

Annabel Guérédrat ©Brieuc Van Else
Le dernier jour de Trouble #13 a été chargé d’énergie

Le dernier jour de Trouble #13 a été chargé d’énergie. D’abord avec Faire poing commun, une collaboration entre le danseur camerounais Zora Snake et un groupe de femmes bénévoles. Snake a dirigé un rituel public faisant honneur à la cosmogonie des Bamilékés, qui associe le corps de la femme à un pont entre les mondes visible et invisible.

La procession a connu son apogée lors d’une danse rituelle sur la place Saint-Josse, où la police est brièvement intervenue. Avant cela, Snake avait descendu la route en sprint, évitant de peu une ambulance, invitant les danseuses à investir l’espace – l’une d’elles s’est même allongée sur un passage piéton, et d’autres ont marché sur elle pour atteindre la place du marché. Ce même après-midi, Le Botanique, le parc néoclassique doublé d’une station de métro, a abrité plusieurs performances, dont une parade par Studio LDB+ et EDUBE par Dikoume, qui s’est terminée par la mise à feu d’une croix le Samedi Saint. Aimé⸱es Rossi, portant des bottes à talon rouges et une veste faite de vestiges de leur passé, ont entraîné à travers la ville un défilé de carnaval sous les traits d’un Makoumè – un symbole de la masculinité déviante – avant de mettre le feu à leur costume.

Rocio Boliver Resonance ©Colin Delfosse 
Boliver, allongée nue sous un drap blanc, a semblé lutter contre un adversaire invisible qui la faisait trembler

Et pour terminer, Rocío Boliver, aka La Congelada de Uva (MX), a réalisé la performance Resonance, qui abordait le vieillissement et le combat mené pour ne pas y céder. Durant une trentaine de minutes, Boliver, allongée nue sous un drap blanc, a semblé lutter contre un adversaire invisible qui la faisait trembler comme si un esprit avait pris possession d’elle et la contraignait à exposer son corps vieillissant d’une façon inconvenante. Cette performance était l’évocation d’un esprit/d’une idée qui entraînerait Boliver vers l’interdit, l’obscène, le pervers et le censuré – un plongeon délibéré dans la folie qui a abouti à une lucidité et une clarté d’esprit accrues. Les évocations peuvent être dangereuses, déclencher quelque chose d’incontrôlable. S’y confronter peut être extatique, jusqu’à transcender même la mort.

Article traduit de l’anglais par Émilie Syssau


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