
Vieilles peaux
Émois12 mars 2021 | Lecture 5 min.
Je n’aime pas les gentils petits vieux. Je n’aime pas les vieux qui suscitent de la pitié. J’aime les vieux hargneux, les vieux désagréables, ceux qui ne sont pas accommodants, ceux qui exaspèrent leur entourage, qui refusent de jouer le jeu, de tenir leur rôle; ceux à qui on préfère ne pas confier les enfants, ou alors en assumant les risques.
Si l’on recense beaucoup de vieux dans les films ou les livres, ce sont bien souvent des hommes, qui dévoilent en filigrane un cœur tendre et généreux. Ce n’est pas étonnant, comme l’observe Annette Keilhauer: «L’importance en nombre des femmes âgées dans nos sociétés, ainsi que leur pouvoir et leur liberté relatifs vont à l’encontre d’une tradition symbolique très ancienne qui méprise et condamne le vieillir des femmes de manière différente et plus importante que celui des hommes. Cette tradition est soutenue et développée par des textes littéraires qui mettent en scène des figures de femmes vieillissantes à travers un regard masculin dépréciatif et en même temps inquiet.»
Alors, je me suis intéressée à ces vieilles. Pas les gentilles mamies. Mais les vieilles libres, entières, rencontrées au hasard des derniers romans que j’ai lus. Femmes indépendantes ayant survécu aux hommes ou s’en étant affranchies.
Sur la couverture de Quelqu’un sous les paupières deux vieilles posent crânement derrière une table de billard. Des deux héroïnes de Cristina Sánchez-Andrade s’échappent des tas d’odeurs et de bruits corporels: «L’une avait des toiles d’araignée dans les yeux, était ridée comme une vieille pomme de terre et n’avait pas plus la notion de l’avenir qu’une poule; l’autre avait la mémoire qui flanchait, un rein en mauvais état et ses genoux grinçaient comme des charnières rouillées.» Co-dépendantes, bourrues, entières, elles se disputent, elles râlent, elles tuent. Surtout, on les découvre au moment où elles décident enfin de quitter l’espace domestique et c’est en mouvement, sur les routes, qu’on les suit, dans l’Espagne contemporaine et dans les souvenirs de la guerre civile.
Dans Sur les ossements des morts, le personnage d’Olga Tokarczuk annonce dès la première phrase: «Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tels que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit». Janina Doucheyko est vieille, elle vit seule, dans une maison désordonnée, dans un hameau dont seules trois maisons sont habitées toute l’année. C’est le corps de la femme qui prend toute la place, ses maux et plaisirs. Jamais pathétiques, jamais complaisantes, des pages entières le racontent: «J’ai un corps de méduse, blanc, laiteux, phosphorescent». La vieille malade, obsédée d’astrologie, se promène dans la vallée, traduit William Black et découvre des cadavres d’animaux et d’hommes aussi. La «vieille femme excentrique» si souvent moquée et dévaluée, devient ici la narratrice: c’est à travers ses yeux que l’on voit, ses obsessions deviennent les nôtres et on partage ses colères.
La vieille du roman de Yôko Ogawa Le musée du silence n’a pas de nom: elle est la «vieille femme». Presque centenaire, minuscule, pleine de rides. Dans cette «propriété trop grande, une jeune fille trop jeune, une vieille femme trop vieille….» et un jeune muséologue sont réunis autour d’un projet de musée. Ce dernier devra rassembler des objets substitués quelques heures après le décès de leur propriétaire, comme preuves matérielles, vestiges de leur existence passée. Ici aussi, l’autrice s’intéresse au corps, aux odeurs, aux textures, comme en témoigne le compte-rendu de la première rencontre entre la vieille et le narrateur:
«La rencontre eut lieu dans la bibliothèque. Ma cliente était assise au centre de la pièce, sur un canapé recouvert de velours. Il avait dû être crème à l’origine, mais la sueur, les mains sales, la salive, la poussière, les boissons de toutes sortes, les matières grasses des gâteaux, le mélange de toutes ces taches d’origines diverses qui l’imprégnaient lui avaient donné au fil du temps une couleur un peu misérable. Les coussins étaient avachis, les accoudoirs élimés au point que l’on apercevait le rembourrage. Ma cliente était toute petite. Maigre et fine comme si les éléments nutritifs passaient sans se fixer à travers son corps, et courbée presque à angle droit. J’aurais pu, en tendant les bras, la serrer entièrement sur ma poitrine. On aurait pu dire qu’au-delà du petit elle était l’incarnation de la miniature. Je ne sais si c’était dû à sa constitution physique ou une question de goût, mais les vêtements qu’elle portait étaient si excentriques qu’il m’aurait été impossible de les décrire. Outre le chapeau en laine sur sa tête, elle avait le corps recouvert de tissus à carreaux, rayés ou à fleurs, sans aucune notion d’équilibre. On aurait dit qu’elle faisait partie intégrante des taches du canapé.»
Mais ce n’est pas une petite chose fragile. Agaçante et irascible, exigeante et intraitable, ce n’est pas une gentille mamie nostalgique. Les objets collectés ne sont liés à aucun sentimentalisme. Ils constituent des témoins de la vraie nature de leur propriétaire et que le musée permettra de révéler.
Le désordre, la mort, les obsessions, les croyances habitent ces trois livres et caractérisent leurs héroïnes ridées, malades et jusqu’à la fin indomptables.
Sur les ossements des morts de Olga Tokarczuk, traduit du polonais par Margot Carlier, Noir sur Blanc éditions.
Quelqu’un sous les paupières de Cristina Sánchez-Andrade, traduit de l’espagnol par Edmond Raillard, Jacqueline Chambon éditions.
Le musée du silence de Yôko Ogawa, traduit du japonais par Rose-Marie Makono-Fayolle, Actes Sud, 2003.
Disponible en poche, collection “Babel”.
À lire aussi: Mona Chollet, Sorcières: La puissance invaincue des femmes, Paris, Éditions Zones, 2018.
Marie Charrel, Qui a peur des vieilles, Paris, Éditions Les Pérégrines, 2021.
Et un blog à découvrir: Coup de vieilles
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