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Tiago Rodrigues ©Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon

Avignon, le festival, et moi

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La PointeVous êtes un homme de théâtre qui est venu diriger une institution extrêmement emblématique dans un lieu très marqué, très imprégné de tout un imaginaire du théâtre. Mais vous aimez aussi, sans doute, flâner dans Avignon au quotidien… Quel rapport à la ville nourrissez-vous?

Tiago RodriguesJ’ai déménagé à Avignon il y a un an. C’est une ville que je connaissais sans la connaitre. L’Avignon de juillet est très différente du reste de l’année. En juillet, Avignon garde son esprit mais l’amplifie. Personnellement, j’aime beaucoup marcher dans les villes. J’aime aller dans les marchés. Hemingway disait que les marchés sont les musées de la rue et j’aime aller au marché juste pour regarder. Il y a quelque chose de convivial au marché, c’est un lieu d’échange, très différent d’autres lieux d’achats de produits de consommation. C’est un peu comme un agora. Et le marché d’Avignon m’a toujours impressionné. Les Halles, c’est un de mes lieux préférés dans cette ville. J’y passe beaucoup de temps. C’est aussi une ville de places, de terrasses, même quand il ne fait pas beau.

Est-ce qu’une de ces places est spéciale pour vous?

Il y a une place avec laquelle j’ai un rapport particulier. Elle est proche de mon bureau, en face de l’église des Célestins: la place des Corps Saints. C’est un lieu qui est très lié à la première fois que je suis venu ici, en 2015. Je devais présenter Antoine et Cléopâtre au théâtre Benoît XII. J’avais reçu une invitation très tardivement, en février ou mars de la même année. Or, cet été-là, j’avais prévu d’écrire une pièce parce que c’était ma première saison comme directeur au Théâtre National de Lisbonne et la saison devait s’ouvrir avec ce spectacle. Mais nous avons reçu cette invitation du festival d’Avignon. Bien sûr, on l’a acceptée mais je devais travailler à cette réécriture d’Iphigénie pour le Théâtre National de Lisbonne. Tous les jours, tôt le matin, je m’installais à une terrasse place des Corps Saints. J’aime bien écrire dans des cafés ou entouré de bruit. À l’époque, j’étais anonyme, je n’étais interpellé par personne. Mes premières images d’Avignon sont donc associées au stress de devoir finir l’écriture d’une pièce avant de rentrer au Portugal. Aujourd’hui, c’est ma place préférée, je m’y rends très souvent!

Antoine et Cléopâtre
Texte, mise en scène: Tiago Rodrigues ©Emile Zeizig

Qu’est-ce que ça fait, justement, de ne plus être un anonyme qui peut se poser au café pour écrire?

En tant que directeur, c’est intense, on est toujours au travail, on est souvent interpellé. Les habitants ont des choses à nous dire, souhaitent partager des conseils, poser des questions, donner leur opinion. Et c’est super, parce qu’Avignon, c’est cette ville où l’on s’attend à voir passer le directeur du festival, des artistes qu’on a vus la veille sur scène, et on les appelle, on leur parle. Et cet esprit, il faut le garder.

La ville est associée au festival de manière très forte…

C’est une des choses très impressionnantes ici, cette petite ville de 90 000 personnes qui devient un énorme festival en l’espace de trois semaines. En juillet, on a jusque cent cinquante mille spectateurs. Quarante pour cent du public du festival d’Avignon est local. Et les habitants se mobilisent pour participer! C’est une ville qui a une grande fierté de son festival. Quand on vient juste pour faire un spectacle, on ne mesure pas forcément l’importance qu’une manifestation culturelle peut avoir au niveau historique, économique et symbolique. Économiquement, les retombées pour la ville et pour la région sont énormes. Je suis sûr que mon amie directrice du festival d’Edimbourg, un énorme événement international lui aussi, n’a pas le truc d’avoir quelqu’un chez le coiffeur ou au marché qui lui dit: «J’espère que le festival se passera bien parce que pour nous c’est très important».

Avignon, c’est cette ville où l’on s’attend à voir passer le directeur du festival, des artistes qu’on a vus la veille sur scène…

Mais il y a aussi un énorme travail à faire à Avignon pour toucher celles et ceux qui sont éloignés des habitudes culturelles et qui sont indifférents au festival. Surtout dans les quartiers extra-muros. Un autre de mes lieux préférés dans la ville c’est la FabricA, à l’ouest, où j’ai présenté hier la programmation [l’interview a été réalisée le 6 avril 2023]. C’est un quartier où l’on travaille avec des centres sociaux, des maisons de jeunesse, des associations. Il y a là une espèce d’éloignement géographique mais aussi symbolique de la vie culturelle, de l’art. On essaie, à La FabricA, de créer de nouvelles centralités. Pour nous, le lieu de rencontre avec le public, les professionnel·les et les artistes, doit être là-bas. C’est quelque chose qu’on veut développer davantage, le contact plus quotidien avec les habitants d’Avignon.

Comment ça se passe, ce contact avec les habitant·es?

C’est une petite ville, ça me convient énormément, c’est vraiment ma personnalité. J’adore cette expérience d’être à Avignon, cette ville à échelle humaine où on fait notre vie à pied, où on se dit bonjour entre voisins.
Ici, le rythme de travail est toujours intense, tout au long de l’année, pour nourrir le contact avec cette population qui se mobilise beaucoup pour le festival, avec une vraie passion. Contribuer à animer cette passion, c’est une grande responsabilité. Parfois, j’ai la sensation que la rue me soutient!

Le Palais des Papes ©Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

Revenons au festival. Vous allez rouvrir la carrière de Boulbon pour cette édition: c’était lié à un souvenir de festival?

Je n’ai jamais vu de spectacle là-bas, la carrière était déjà abandonnée quand je suis venu pour la première fois à Avignon en 2015. Je la connaissais parce qu’au conservatoire de Lisbonne on travaillait sur les vidéos du Mahabharata de Peter Brook. J’avais donc cette fausse mémoire de la carrière, une mémoire de captation vidéo. Mais dans toutes les conversations à Avignon – ces fameuses conversations au marché, au coiffeur–, une des premières questions qui m’étaient toujours posées, était: « Est-ce qu’on va rouvrir la carrière de Boulbon ?».
Pour y accéder, il y a un petit portail; notre régisseur, qui prend soin de tous les lieux et de toute la logistique, possède les clefs. Nous sommes allés la visiter avec l’équipe technique, et j’ai senti l’excitation. C’était vraiment très fort de voir comment les gens s’emballaient avec cette idée du retour de la carrière. C’est une grosse et très complexe aventure technique, c’est le lieu le plus difficile à aménager, à investir, à préparer techniquement, mais c’est le genre d’aventure que cette équipe technique d’Avignon – presque 400 personnes – adore. Je me suis dit:«Allons-y, transformons, rendons possible ce qui parait impossible: trouvons de l’électricité, de l’eau…» Inventer un lieu qui soit un lieu de vie, tout en lui laissant sa beauté presque sauvage – pas complètement parce que c’est une carrière, un lieu d’exploitation –, cette beauté monumentale avec ce mur de 30 mètres, et le magnifique paysage autour.
Il y a eu tellement de mobilisation chez les équipes, les artistes, tellement d’attente du public que peu à peu, en frappant aux portes, on y est arrivés, avec beaucoup de complicités et de nombreux partenaires: la mairie de Boulbon, mais aussi les pompiers – parce que le risque d’incendie dans cette région est très élevé. Ensuite, on a trouvé le bon projet, le bon artiste; on pourra y voir Le Jardin des délices de Philippe Quesne.

Une manière aussi de décentrer le festival?

Le festival d’Avignon est l’emblème de l’énorme mouvement de décentralisation culturelle historique qu’il y a en France depuis 70 ans. Ce serait paradoxal qu’il se recentralise chez lui. C’est pourquoi, nous voulions absolument que les Boulbonnaises et les Boulbonnais puissent participer à la vie culturelle de cette carrière, ce qui par le passé n’a pas toujours été le cas. On met donc en place des activités avec les enfants de Boulbon, et on fait aussi tout un travail pour permettre au public qui se déplace d’Avignon à la carrière de passer par le village de Boulbon, d’aller au café, au restaurant, de se loger sur place. Nos équipes qui travaillent à la carrière seront logées à Boulbon. On développe aussi, en dehors de la période du festival, des activités spécialement ciblées pour les habitants de Boulbon. C’est dans la lignée de la philosophie de ce festival pour lequel la décentralisation ne se fait pas seulement à 300km mais aussi à 3km.
En effet, pour l’intra-muros d’Avignon, Boulbon, Barbantane et même le quartier ouest où se trouve la FabricA – à dix minutes à pied – sont considérés comme des zones de périphérie. Ce sont ces remparts que nous voulons briser, symboliquement. Faire en sorte que les festivaliers découvrent un autre territoire, autrement. Qu’ils aillent se promener à la Montagnette, à Barbentane ou qu’ils se rendent au Café du commerce à Boulbon – qui est, par ailleurs, un de mes cafés préférés – pour connaitre la région d’une autre façon.

La FabricA ©Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

Comment peut-on nourrir à la fois un ancrage local et une dimension d’envergure internationale?

C’est un festival polyglotte, un peu comme Bruxelles, une ville que j’aime par ailleurs beaucoup. L’analogie avec Bruxelles marche toujours! (rires) Le festival est polyglotte parce qu’il parle une langue universelle: celle des arts vivants, de la recherche, de l’innovation, de l’exigence et de la complexité… Une langue de laboratoire des arts vivants. Mais c’est aussi un festival qui parle la langue du marché, de la place, de la terrasse, de la convivialité. Et la langue de 1947, de Vilar, de la passion pour le grand répertoire qui peut parfois sembler ringard à la partie d’Avignon qui parle la langue du laboratoire. Mais ce laboratoire-là est né de ce qui précédait, qui est maintenant devenu patrimoine. Nous sommes plusieurs choses à la fois. On n’est pas obligés de choisir entre être un festival international à échelle planétaire, ou un festival ancré dans un territoire. Une des plus grandes artistes au monde, par exemple, se rend aussi au café, au marché… Anne Teresa De Keersmaeker est une légende de la danse contemporaine et quand même… elle aime bien boire son thé en terrasse. Flâner dans son jardin et y observer un petit oiseau. Nous sommes plusieurs choses. Le festival peut aussi être plusieurs choses. Il n’y a pas d’incohérence ou d’incompatibilité, il y a juste un festival qui est polyglotte dans ses ambitions, ses espoirs et ses désirs.

Tiago Rodrigues ©Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

La 77ᵉ édition du Festival d’Avignon a lieu du 5 au 25 juillet 2023. Vous trouverez toute la programmation ici.


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