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Cailee Spaeny et Jacob Elordi dans "Priscilla". ©DR

Priscilla

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Heartbreak Movie

14 ans! Être une petite fille américaine de 14 ans, coincée à Bad Neuheinem, une base de l’armée américaine en Allemagne au tournant de l’année 1959. Un ennui profond, comme seules des petites filles de 14 ans peuvent en vivre. Des espoirs diffus, des envies brouillardeuses. Avec comme décor un ‘fake Diner’ façon soda et Juke box. Une jupe plissée, des cardigans (pas le groupe, le vêtement très sage). La queue de cheval. Le corps et le cœur en chamade. Pour Frankie Avalon, qui susurre «Venus». Et pour Elvis bien sûr, qui a mis le feu au blues, au rock et au cœur de toutes les midinettes du monde.

Cailee Spaeny ©DR

Le King. Une légende depuis cinq ans déjà, le Super Size Crooner qui a offert la musique noire aux blancs américains. Le fils catho à sa maman devenu Elvis The Pelvis depuis un concert en 56 après lequel on ne le filmera plus qu’au-dessus de la ceinture! Il a 24 ans, il est beau à en frémir, sa voix de velours fait fondre toutes les femmes, quand il doit interrompre sa carrière stratosphérique et se retrouve dans un trou perdu en Allemagne pour deux ans de service militaire. Il est flippé, a le mal du pays et craint d’être oublié… Un roi en exil.

La rencontre est presque bizarre, abrupte. À l’écran, elle joue du contraste des âges, de la maturité sexuelle, de la taille des acteurs. Quelque chose d’inadéquat. Et un amour qui naît, improbable, touchant, dérangeant, aujourd’hui on dirait «plutôt malaisant». Le pitch officiel appartient à l’histoire, avec mariage, choucroute (pas le plat, la coiffure), Graceland et mini Lisa-Marie du côté vie familiale, et tournées sans fin, drogues et médocs, une filmo comme un cauchemar, le mythe planétaire et la déchéance côté carrière.

Mais pour son 8e opus, Sofia Coppola prend le point de vue de celle que l’on a peu entendue par ici: Priscilla. La gamine qui devient l’épouse délaissée du King. Ici, Elvis ne sera pas le Roi. Coppola ne refait pas Lurhmann, dont l’approche très glitter donnait à voir et à entendre «Elvis» sous un jour postmoderne et tragique. On avait adoré, malgré Tom Hanks. La réalisatrice, comme souvent (toujours ?), cherche et trouve la femme, dans un bio-pic entomologique et touchant.

Priscilla, la bande-annonce

Désir sur pause

Être l’élue de l’idole commence comme un conte de fée, une bluette devenue réelle. Il est délicat, sait attendre et traite sa petite protégée en amoureux tendre et prévenant. Mieux, il se (la) réserve pour un mariage, dont il fixera la date, bien sûr. Très vite le film devient celui de la frustration. Elle l’aime, le veut pour elle, en elle. Lui la possède, mais ne la touche pas.  Au point qu’on se demande pourquoi le désir est mis sur pause si longtemps. Presley serait-il un allumeur qui ne tient pas ses promesses ? Quelques moments grincent, où le doux Elvis dévoile un côté Jekyll pour maintenir Priscilla dans cette attente sans fin, une errance dans un Graceland couvert de monogrammes EP, écrin beige des rêves éteints, aux tapis aussi profonds que l’ennui. Son Xanadu sera cette prison de luxe, dans laquelle elle s’étiole dans l’attente de son roi pathétique ou menaçant.

Pas glorieux, l’Elvis. Sa bande de potes est omniprésente, dans une homosocialité envahissante et alcoolisée. Elle crée un public permanent à la star, qui alterne drogue pour dormir et drogue pour veiller, et est une marionnette pendue au téléphone pour prendre ses ordres du «Colonel» ou se plaindre à papa. Les «admiratrices» et les aventures se succèdent, de Nancy Sinatra à Ann-Margret, la torride suédoise, la meute de groupies énamourées d’un Elvis gourou de pacotille. Dehors, Elvis est un séducteur. A la maison, il cherche en vain sa virilité.

Si le regard de Coppola ne juge pas, il est implacable et ne cille jamais. Une caméra souple, un montage rythmé qui vient chercher les regards, des très gros plans pour la préparation du maquillage iconique de la femme-enfant, les obliques chahutées des moments de jeu enfantins entre Elvis et Priscilla, où la violence affleure. Et surtout, les longues pauses dans Graceland, décor parfait, parfaitement rangé, dans lequel se fond la jeune fille, et bientôt la jeune maman. Une bande-son savamment dosée, qui alterne sucré et speedé pour une ligne du temps des fifties aux sixties – mais avec un petit coup de Ramones, anachronisme signature de la réalisatrice – et souligne l’amertume des personnages. Une trame sonore dans laquelle l’absence de chansons de Presley est tonitruante. Il y aura bien quelques mesures jouées par le bel Elvis lors de la rencontre, et puis plus rien. Le crooner est muet, le rocker réduit à une gestuelle et à quelques costumes un peu kitsch. Son chant ne passe pas le seuil.

46 cm

Cailee Spaeny est une Priscilla d’1,50 m. Une jeune adolescente très touchante, amoureuse de ‘son Elvis’ à l’aube d’une histoire disneyenne désenchantée, qui ne perdra jamais une forme d’innocence, de candeur, même déguisée en choucroute maquillée et habillée par son mentor. Jacob Elordy est un Elvis d’1,96m. Un roi vite falot, un despote mal éclairé, un drogué maniaque, un humain fragile, cassé, perdu, pas à la hauteur du type qui magnétise les foules sur scène et hystérise le monde par microsillon interposé. La disparité de taille est un vecteur puissant du film. 46 centimètres qui montrent ce couple bancal et créent un sentiment de déséquilibre visuel dans presque tous les plans qui les réunissent.

Le parti-pris de ‘retrait engagé’ de Sofia Coppola, comme dans Lost In Translation, rend le film froid et chaud à la fois. La solitude des personnages est vite la nôtre. La réalisatrice ne les aide pas, ne vient pas à leur secours. Elle les regarde se débattre dans leur solitude ontologique. Comme nous. On se rappelle Virgin Suicides et on se dit que Sofia Coppola regarde mourir le désir des jeunes filles dans un univers d’hommes dysfonctionnels. Et qu’elle en fait des films joyeusement dépressifs. Bien sûr, Tommy James and The Shondells chantent «Ah, now I don’t hardly know her / But I think I could love her / Crimson and Clover».


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