
Les silences des pères
Émois14 novembre 2023 | Lecture 4 min.
épisode 5/7
D’une épaisseur modeste par rapport à la plupart des ouvrages qui monopolisent les lumières médiatiques, il déploie une richesse autrement consistante sans jamais aliéner sa bouleversante simplicité. Peut-être parce qu’on y sent passer la vraie vie, sans fard ni superlatif. Celle d’un père dont le fils avait fait un jour l’ahurissante découverte. Pour cela il avait fallu que la mort passe…
Sur la page précédant la phrase de Paul Auster placée en épigraphe («Le silence oblitère tout»), Rachid Benzine désigne les dédicataires de son roman: «À mon père, Hadj Driss Benzine, Pour eux.» Une manière de circonscrire le double objectif de son propos: faire front à l’oubli, rendre hommage à ce père et à ceux de sa génération.
Si celui qui ici raconte se présente comme un musicien classique, il ne fait guère de doute que son récit emprunte beaucoup à la propre histoire familiale de Rachid Benzine. Manifestement une façon pour le romancier de maintenir à distance le surcroît d’émotion qui tout du long affleure. Cela avait commencé par les insistants SMS d’une de ses sœurs, auxquels il n’avait répondu qu’à la fin du récital qu’il donnait ce jour-là dans une ville d’Europe: leur père venait de mourir. Depuis vingt-deux ans il ne l’avait plus revu. Non pas fâché avec lui, mais déterminé à fuir l’obstiné silence et l’apparente inertie de celui qui ne quittait jamais son fauteuil, au onzième étage de leur immeuble d’une cité de Trappes. Même cette image n’était plus pour lui qu’ «un lointain souvenir» de l’homme qui avait choisi le retrait et le mutisme, déléguant à son épouse, du vivant de celle-ci, le ministère de la parole. Ce qu’il résume aujourd’hui d’une formule à la fois critique et empathique: «Mon père était un exilé.»
Le voici donc, cédant à ses sœurs, de retour à Trappes en plein milieu d’une tournée de concerts, pour assister aux obsèques. Et d’emblée invité par l’imam à effectuer la toilette mortuaire pour préparer la dépouille à l’inhumation. Une épreuve pour lui, qui avait choisi l’exil et l’oubli, de devoir assumer ce devoir rituel. Mais depuis la mort accidentelle de son frère il était le seul garçon de la famille. Rachid Benzine restitue avec infiniment de tact les moments de gêne devant ce corps dénudé, devenu étranger, qu’il lui faut toucher. Celui qu’il avait voulu effacer de sa mémoire se rappelait à lui de la plus charnelle des façons. En prélude à d’autres chocs non moins troublants.
À commencer par la surprenante présence d’une centaine de personnes à l’enterrement du solitaire. Cela avait continué quand il avait aidé ses sœurs à vider l’appartement familial. Il avait découvert une grosse enveloppe derrière un carreau descellé de la salle de bains, qui contenait une quarantaine de cassettes audio, datées et géographiquement localisées : de stupéfiantes révélations sur un passé qu’il ignorait y avaient été enregistrées, énoncées par une voix venue du passé et depuis longtemps oubliée. Son père s’y adressait à son propre père resté lui-même au Maroc. Usant de ce moyen moderne pour communiquer avec celui qui lisait difficilement. Un premier sujet de stupéfaction pour son pianiste de fils. D’autres allaient suivre au fil du dévidement des cassettes. Qui cadraient de moins en moins avec son image de l’exilé hors sol.
Si l’émotion grandit à mesure que surgit la vraie figure du père, c’est qu’à travers elle c’est tout un pan d’une histoire ouvrière des Trente glorieuses qui se donne à reconnaître. Depuis le recrutement dans les années 1960, par les Charbonnages de France, de jeunes hommes du sud marocain considérés comme suffisamment «travailleurs et dociles» pour ne pas être tentés de regimber dans le «bagne des houillères» du nord, jusqu’à leur entrée dans les luttes sociales, au terme d’une prise de conscience de classe longtemps brouillée par leur statut de parias et l’animosité ambiante: à son arrivée à Lens, en 1965, le jeune Marocain ignorait qu’on l’avait fait venir pour briser une grève des mineurs. De 1965 à 2000, de la mine de Lens à une usine d’Aubervilliers, puis à Besançon chez les Lip, il avait enregistré ces cassettes, telles des balises des étapes marquantes de son parcours, en même temps que des témoignages de son attachement au pays et de son inguérissable nostalgie. Mais Rachid Benzine va plus loin, il s’attache à la totalité de la vie de ce père, à ses attachements, ses amours et ses goûts. Il évoque aussi le poids de la tradition pour contrecarrer le mariage auquel il aspirait. C’est un personnage complètement inattendu qui peu à peu se révèle, certes toujours soumis à distance aux injonctions familiales, mais plus encore vivant, engagé, moderne, secret admirateur du fils concertiste, sans commune mesure avec la figure mutique de la cité de Trappes. À des années lumières de l’exilé en dehors du monde et du temps.
Faisant donc une parenthèse dans sa tournée, le fils avait recueilli des témoignages de connaissances et de proches encore vivants. Il avait ainsi appris que sa mère tant chérie avait été pour le défunt une «épouse de compensation.»
Avec une infinie subtilité Rachid Benzine fait ainsi ressentir la lourdeur du poids à porter, pour cet ouvrier qui était aussi un immigré. C’est un livre superbe et douloureux qu’il nous propose, une traversée de l’Histoire par un être qui avait fini par se taire. Mais n’en pensait pas moins.
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Les Silences des pères, Rachid Benzine, SEUIL, 176 PAGES, 17,50 €.
Retrouvez d’autres chroniques de Jean-Claude Lebrun sur son blog.
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