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Une œuvre ou un·e auteur·ice qui déclenche un enthousiasme entier, jubilatoire, sans nuance. Le genre «je l’achète sans regarder la quatrième de couverture, ou sans écouter le single». Bref, on aime, on est béat, et on le dit fort.
épisode 11/14
11/14
Illustration (recadrée) ornant la pochette de l'album «Si on avait besoin d'une cinquième saison» par le maître-graveur Louis-Pierre Bougie. ©DR

Il était une fois Harmonium, un culte musical québécois qui perdure

Émois

épisode 11/14

Flashback. Une maison unifamiliale dans un petit patelin québécois au début des années 90. J’ai neuf ans. Je porte la fameuse «coupe champignon» typique de cette époque. Je suis Nick Carter en français avec un accent rural du comté de Bellechasse. Je me glisse en douce dans les partys que ma sœur de 15 ans organise dans le sous-sol. Je danse sous une boule disco, au milieu d’une pluie de filets lumineux verts et rouges – l’époque est aux succès dance de Ace of Base ou de Haddaway (What is love oh baby don’t hurt me no more).

Le passage du temps n’a jamais altéré la passion pour ces musiques folk orchestrales et pour la voix du chanteur principal et leader Serge Fiori.

Dans ce décor d’une enfance qui s’achève, il y a pourtant une autre trame sonore récurrente dans notre modeste logis. Le quotidien de la famille Couture se joue au son des guitares et des flûtes d’un groupe culte québécois des années 70. Harmonium. Cinq musiciens brillants qui ont connu la gloire vingt ans auparavant et dont le groupe s’est rapidement séparé après seulement neuf ans d’activité. Au seuil d’une carrière internationale qui aurait pu être grandiose, Harmonium s’était tu. Mais, chez nous comme dans de nombreuses autres maisons du coin, le passage du temps n’a jamais altéré la passion pour ces musiques folk orchestrales et pour la voix du chanteur principal et leader Serge Fiori. Cordes de guitare pincées en staccato. Flûtes envoûtantes. Crescendos d’harmonies vocales. Et la voix de Fiori qui grimpe vers les hauteurs dans Dixie ou Depuis l’automne.

L’après-midi avant de se rendre travailler au bar local jusqu’aux aurores, ma mère Sylvie écoute l’album Si on avait besoin d’une cinquième saison à plein son dans le salon. À l’époque, je n’ai pas encore vraiment conscience du miracle qu’a constitué Harmonium et qui pourtant s’illustre à merveille dans notre logis de la rue du Foyer à Saint-Raphaël. Un succès populaire malgré un caractère assez intello. Une musique qui ne se prive jamais d’influences classiques et d’élans psychédéliques compliqués, mais que se sont pourtant appropriées toutes les couches de la société. Des chansons qui allient complexité et accessibilité comme on l’a peu vu dans l’histoire musicale québécoise. Des pièces qui font concorder des arrangements orchestraux sophistiqués avec une langue et une poésie toutes simples.

Louis Valois, Serge Fiori et Michel Normandeau, piliers du groupe Harmonium, dans les années 1970 © Universal Music Canada

Mon frère David a alors 18 ans. Après le souper, c’est lui qui prend le contrôle de notre système son familial, écoutant en boucle l’album L’Heptade. Il tente d’en apprivoiser les partitions complexes à la guitare et de maîtriser le doigté à la perfection. Dans notre patelin, mon grand frère est déjà notoirement connu pour avoir le même timbre de voix que Serge Fiori. Même s’il est parfois encore timide d’exposer toute sa puissance vocale en public, personne n’est dupe: «l’jeune David Couture a la même voix que le chanteur d’Harmonium, c’t’incroyable.» C’est un raccourci, certes. Mon frère a ses propres tessitures vocales et ne se contente pas d’imiter le maître. Mais les gens disent ça comme un compliment. Alors mon frère l’accepte humblement et il sourit.

Moi, quelques années plus tard, même si je n’ai pas la belle voix de mon frère, je m’égosille avec mes amis lors de nos soirées adolescentes autour du feu, à chanter Un musicien parmi tant d’autres. Mon ami Etienne à la guitare travaille son doigté. On est alors au début des années 2000. Il ne viendrait sûrement pas à l’esprit d’un ado d’aujourd’hui de singer ainsi l’insouciance des années 70. Mais, pour les ados gonflés d’optimisme que nous sommes alors, dans un monde sans éco-anxiété qui n’a pas encore connu le 11 septembre 2001, il semble tout à fait naturel de s’être constitué en bande néo-hippie à l’école secondaire, tout aussi légitimement que la bande des «hip hop» ou celle des sportifs. Et, comme ma sœur qui écoutait Pump up the jam en cohabitant au quotidien avec la musique d’Harmonium, ma vie est un croisement de folk psychédélique et de gros sons dansants hard. Je suis un néo-hippie le jour mais un candyraver le soir. Il n’y a là aucune contradiction, je vous assure.

Et l’histoire se poursuit en 2023

L’intérêt des Québécois pour Harmonium s’est peut-être un peu effrité au cours des années 2000 et 2010. Mais certainement jamais complètement. Dans ma vie, en tout cas, L’Heptade a moins souvent résonné, au fil des déménagements, des voyages, de l’accumulation des expériences professionnelles et d’une expatriation en Belgique. Si on avait besoin d’une cinquième saison a de moins en moins joué sur mes applis d’écoute, au gré d’intérêts musicaux changeants et d’une offre musicale mondiale plus hétéroclite et plus accessible que jamais.

Je sais que ça n’a pas été le cas pour mon frère, un véritable irréductible. Presque chaque fois que je reviens séjourner au Québec et qu’il passe me prendre en voiture au terminus d’autocars de Lévis pour rouler ensemble jusqu’à Saint-Raphaël, il fait jouer Harmonium ou parfois l’album mythique de Fiori-Séguin, Deux cents nuits à l’heure (paru en 1979, en parallèle des années de gloire d’Harmonium).

Alors, quand j’ai vu que l’Orchestre symphonique de Montréal avait demandé en 2022 au chef Simon Leclerc de composer des adaptations symphoniques du répertoire d’Harmonium pour en tirer un concert symphonique orchestral-pop, j’ai pensé à mon frère et à ma mère. J’ai imaginé le plaisir que nous aurions à y assister ensemble. Plaisir avéré, dans une formule dépouillée au Grand Théâtre de Québec le 15 juin 2023, sous la direction de la cheffe d’orchestre Dina Gilbert (une rare femme cheffe d’orchestre, et pas des moindres, voyez par vous-mêmes).

Avant de faire les 50 minutes de voiture qui séparent notre village natal de la ville de Québec, je parcours les critiques qu’ont fait paraître à Montréal les collègues critiques de musique. Harmonium symphonique a fait couler de l’encre. Car c’est une vaste aventure symphonique qui se décline en différentes formules de concert, pour couvrir l’entièreté du répertoire du groupe. Un album double, intitulé Histoire sans paroles, a été enregistré et commercialisé dans la foulée.

«Une réécriture totale, une traduction complète en langage symphonique », a écrit par exemple Alexandre Vigneault dans La Presse. «L’une des grandes réussites de Simon Leclerc est la manière dont il a transposé le phrasé de Serge Fiori et l’a distribué à divers instruments au fil des chansons, multipliant ainsi, à travers une variété de timbres, la portée émotive de mélodies autrefois chantées. Il rend aussi magnifiquement le mouvement, la respiration des chansons, sans pour autant rester collé aux rythmiques originelles.»

Je n’aurais su mieux dire. Pendant le concert au Grand Théâtre, je vois bien que mon grand frère assis à côté de moi se retient de chanter par-dessus ces arrangements sublimes qui, effectivement, rendent grâce au sens mélodique de Fiori et de sa bande.

Pour moi, homme de théâtre dépourvu de connaissances musicales pointues, le travail de Simon Leclerc semble surtout «cinématographique». Les violons, les flûtes, les timbales, les cuivres: autant de couleurs qui, me semble-t-il, font apparaître une narrativité que je n’avais jamais autant perçue dans l’œuvre d’Harmonium. Des intrigues se dessinent. Des émotions inédites s’esquissent. Même dans la gestuelle de Dina Gilbert, fluide et arrondie, je vois des personnages apparaître, des atmosphères crépusculaires s’ébaucher, des péripéties se succéder. Oui, c’est du grand déploiement.

Je jette un regard de biais vers ma mère, attentive et concentrée, qui ne veut rien rater. Le décorum du concert symphonique classique s’est peu à peu relâché à mesure que le public embrasse l’émotion nostalgique de ce répertoire certes orchestral, mais aux textures pop. Quand résonnent les premières notes de la pièce Histoire sans paroles – le morceau instrumental de 17 minutes qui conclut l’album Si on avait besoin d’une cinquième saison – ma mère ne peut retenir une exclamation audible, sincère et spontanée. Je souris.

Porté par l’ampleur de ce concert inoubliable, je vais maintenant refaire jouer souvent le répertoire d’Harmonium sur mon appli de streaming préférée. Un retour aux bonnes vieilles habitudes. Car Harmonium vieillit bien et s’écoute aujourd’hui encore aisément. Pour moi qui vit en Europe ces années-ci, l’histoire de succès international avorté d’Harmonium est une tristesse. Les Bruxellois et Bruxelloises croisées sur ma route me parlent souvent spontanément d’autres groupes québécois de la même époque, comme Beau Dommage, tout aussi culte. Mais Harmonium demeure un secret bien gardé de ce côté-ci de l’océan. Si ce petit article peut faire découvrir le groupe à quelques Belges, alors j’aurai ajouté ma modeste pierre à l’édifice.


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