
Don’t expect too much...
Émois3 novembre 2024 | Lecture 5 min.
épisode 7/16
Angela, assistante de production, parcourt la ville de Bucarest pour le casting d’une publicité sur la sécurité au travail commandée par une multinationale. Cette «Alice au pays des merveilles de l’Est» rencontre dans son épuisante journée: des grands entrepreneurs et de vrais harceleurs, des riches et des pauvres, des gens porteurs de graves handicaps et des partenaires de sexe, son avatar digital et une autre Angela sorti d’un vieux film oublié, des Occidentaux, un chat, et même l’horloge du Chapelier Fou…
Une charge politique est sans doute d’autant plus puissante qu’elle semble rare, voire muselée. Le libéralisme mondialisé, qui est joyeusement tabassé dans le dernier film de Radu Jude, Don’t expect too much from the end of the world, trouve un écho supplémentaire dans son emploi sans vergogne des moyens du cinéma, art qu’on pourrait croire trop soumis à une idéologie de production pour pouvoir efficacement s’en moquer.
Le film se construit selon un chapitrage inhabituel qui, en lui-même, représente un doigt d’honneur à la fluidité de la narration classique. Dans un premier «bloc», il alterne des extraits d’images du film de 1982 Angela moves on (qui mettait en scène une conductrice de taxis dans une société qui la méprise) et le road trip contemporain (bien qu’en noir et blanc) d’une Angela moderne, assistante de production traversant la Roumanie pour trouver le bon «accidenté» pour le casting du tournage d’un spot publicitaire d’une compagnie d’assurance.
Nous découvrons, au rythme de son road trip sur les routes de Bucarest, une Roumanie abîmée autant que désillusionnée, plaisantant de l’actualité comme pour mieux résister à la morosité ambiante. Angela, dans ce sens, a trouvé un moyen de détourner la tristesse du quotidien: elle poste régulièrement sur les réseaux des vidéos misogynes et violentes de son alter égo, Bobita, maniaque sexuel et mythomane encourageant une sodomie généralisée.
Alors que le pitch de cette première partie pourrait fleurer bon le didactisme militant, le film parvient pour autant à être une morsure politique en n’expliquant rien, en construisant sa narration par la seule confrontation des images.
Plutôt que de manifester ses opinions à travers les dialogues, c’est par les jeux de mots et les plaisanteries qu’Angela fait avancer les scènes. La dérision comme arme contre la mondialisation, un effort désespéré, certes, mais bougrement réjouissant dans une prolifération de longs-métrages calculés et aseptisés.
Le deuxième bloc, représentant un peu la chute de la blague, est constitué d’un seul plan, ironique tant il est interminable, montrant le tournage du spot publicitaire, interrompu en permanence par l’attente de validation du client. Autant d’occasions de sentir dans les discussions de l’équipe à quel point ces images produites de la misère des ouvriers roumains n’est qu’une façade, une image commerciale d’un peuple bien conscient de l’exploitation qu’on fait de lui.

Il ne faut pas se méprendre sur les intentions de Jude. Derrière la blague acide et bien visible, son travail de cinéaste est époustouflant. L’économie de moyens constante semble chez lui être l’occasion d’aller droit au but dans une mise en scène où rien n’est laissé au hasard. Chaque plan long est là pour nous faire endurer, chaque plan court pour nous frustrer.
La deuxième partie vient offrir une synthèse redoutable convoquant tous les thèmes du film dans une chorégraphie discrète. Quand Angela s’éloigne à l’arrière-plan pour se filmer en Bobita, nous avons pour la première fois la vision de cette femme qui s’échappe un instant dans un univers virtuel sans l’artifice des filtres. Cette scène est particulièrement efficace, on touche sans doute là à un sommet de poésie anti-libérale.
Le ton du film se veut comme une variation sur le principe même de la comédie. Le rire, qu’il soit libérateur ou déprimant, est ici autant une résistance face à la rigidité du monde qu’une manière de s’enfermer soi-même dans une posture de victime. Don’t expect too much ne cherche pas à résoudre ce paradoxe, comme pour dire qu’un cinéma libre ne peut plus se prendre au sérieux.
Sans nous imposer un didactisme laborieux, le film n’a de cesse d’ouvrir sa critique à toutes les facettes complexes des effets de cette mondialisation sur un pays qui n’a plus que l’humour comme fierté. Il y a quelque chose de très réjouissant dans cette satire politique qui semble prouver par là même à quel point elle est devenue rare. On pourrait peut-être regretter que le film se fasse constat d’urgence sans proposer de réelles solutions. C’est sans doute trop lui demander. D’autant plus que la course effrénée des Angela (celle de 1982 et celle de 2023) ne laisse finalement la place qu’à un repos bien mérité. La longueur du film (presque 3h) a quelque chose de cet épuisement, comme s’il voulait nous écœurer un peu pour qu’on ait besoin, après coup, d’autres choses que des images proposées par ce libéralisme effréné.

Comme dans cette scène, où Angela se retrouve coincée avec un vieil homme visiblement mal en point et plutôt agressif, beuglant des discours politiques. Plutôt que de caricaturer cet homme avec un didactisme premier degré, Jude décide de laisser Angela lui répondre par une plaisanterie que le vieux ne comprend qu’à moitié, mais qui établit un lien social qu’elle va négocier jusqu’à son départ. Là encore, c’est le triomphe d’une intelligence basée sur la dérision pour affronter l’obscurantisme.
Extrêmement rafraîchissant, Don’t expect too much est saisissant de pertinence.
Dans une époque où la critique du libéralisme ne sait plus trop comment se faire entendre, les questionnements qui émergent de la vision du film sont remarquables. Une expérience qui se fait trop rare, un vrai discours de cinéma porté par une œuvre qui marque comme un aboutissement.

Rou/Lux/Fr/Cro 2023
Réalisateur: Radu Jude
Scénaristes: Radu Jude
Casting: Ilinca Manolache ; Ovidiu Pîrsan ; Dorina Lazar
Distributeur: Meteore Films
Genre: Comédie; Drame
Durée: 2h43 min
Date de sortie (FR): 27 septembre 2023
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