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Alban Ovanessian_X.DATES ©ELSA

Vingt ans de Trouble

En ce moment

La première édition de Trouble c’était en 2005, aux Halles de Schaerbeek. À l’occasion des vingt ans du festival, pourrais-tu revenir sur le contexte dans lequel tu avais alors créé le festival?

À l’époque, il y avait vraiment très très peu de performances à Bruxelles alors même qu’il y avait eu une scène intéressée par la performance dans le champ des arts plastiques dans les années 70 et 80. Jusque dans les années 80, il y avait une certaine porosité entre la scène théâtrale et les pratiques performatives avec, notamment, pas mal d’artistes américains présents à Bruxelles. Il y a eu ensuite un retour vers le texte dans le théâtre et une séparation s’est produite entre les disciplines. Dans les années 1990, la performance avait un peu disparu du champ culturel.

Ma théorie est qu’il y a eu un retour à la performance au moment où Internet est arrivé.

Ma théorie est qu’il y a eu un retour à la performance au moment où Internet est arrivé. Face à la croissance des outils digitaux et des communications digitales, le vivant, l’ici-maintenant de la performance, avaient tout d’un coup repris une forme de valeur. Je constatais ce retour en Grande-Bretagne, mais aussi en Allemagne et en France: des artistes revenaient à des pratiques de l’ici et maintenant, à des prises de risque, à l’engagement de soi, toutes choses qui correspondent aux qualités de la performance.

Maël Keppenne ©Martin Lucaa

Je travaillais alors aux Halles de Schaerbeek, qui devaient trouver une identité par rapport à d’autres lieux à Bruxelles. On a donc décidé de développer cet aspect-là avec, au départ, une certaine insistance pédagogique: les deux premières années on a organisé des conférences, des rencontres avec des artistes afin de réactiver ce terme de performance dans le paysage culturel bruxellois.
Une autre caractéristique est que dès le départ, on a pensé Trouble comme un lieu d’échange entre les formes de performance qui viennent des différents secteurs artistiques. On réunissait un mélange de plasticiens, des gens qui venaient de la danse, du théâtre expérimental, des scènes plus underground de la nuit… C’était une pensée un peu impure par rapport à l’art performance tel que le prônent certains gourous, et qui ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse davantage, c’est l’espace d’échange que la performance permet, y compris au niveau des publics. Avec la performance, des gens qui ont l’habitude de fréquenter les galeries et les musées, les théâtres, les salles de danse, le milieu de la nuit ou celui de la poésie performative se mélangent un peu, parce qu’il y a une programmation qui mixe ces niches.

Peux-tu nous parler de la programmation de ces premières années?

La programmation était à la fois belge et internationale, il s’agissait d’une part de conforter, d’accompagner la scène locale qui existait quand même et, d’autre part, de donner à voir des pratiques qu’on n’y voyait pas. Depuis le début, on a invité des artistes que personne d’autre n’invitait, ou rarement. On s’est aussi très vite inscrits dans des réseaux européens pour aller chercher des esthétiques un peu étranges, différentes de ce qu’on fait ici.

Annabel Gueredrat_Let’s Go Back to the River ©François Capdeville

La performance s’est depuis lors largement répandue et est aujourd’hui bien installée dans le paysage culturel. À quels enjeux répond-elle selon toi aujourd’hui, à la fois pour les artistes qui la pratiquent et pour les publics?

Le type d’échange que proposent les formes performatives répond à la nécessité d’être en contact avec le monde.

Elle continue à confirmer l’importance du vivant et de l’ici et maintenant, dans un monde du distanciel et dans une société où la communication physique entre les gens s’est réduite. Au moment du Covid, on a créé le petit festival frère de Trouble, qui s’appelle (Pas si) Fragile! et est organisé maintenant une année sur deux. On a fait une édition de (Pas si) Fragile! en 2020, et une de Trouble en 2021, et c’étaient vraiment des éditions brûlantes. Le type d’échange que proposent les formes performatives répond à la nécessité d’être en contact avec le monde. C’était très flagrant: on voyait ces publics qui étaient masqués et qui venaient faire des trucs parfois très intimes, très engagés, engageants, avec des prises de risque, où on sort justement du confort de la boîte théâtrale.

Wojtek Ziemilski_Inner Monologue ©Pat Mic

J’ai remarqué qu’il y avait cette année davantage d’artistes africains programmés. Peux-tu nous parler de cette programmation internationale?

Oui, il y a pas mal d’artistes qui viennent d’Afrique, du Mexique et des Caraïbes. Ça va être très fort, je pense, parce qu’ils emploient des techniques, des gestes, des rituels qui, s’ils existent aussi dans le champ de la performance en Occident, sont employés d’une autre manière. Ici ce n’est pas du tout la question des personnes racisées qui est posée – on l’a déjà abordée dans Trouble et on continue à l’aborder en travaillant avec des gens qui sont concernés par cette problématique – mais bien celle d’artistes qui sont dans un système culturel différent. C’est encore une autre manière d’aborder les identités périphériques, une préoccupation qu’on a toujours eu à Trouble.

COND’ART NE_Larissa Ebong ©Eric Milet

Peux-tu développer?

Ces regards-là nous déplacent et sont importants parce qu’ils nous permettent de nous déconstruire.

Dans le festival, on a toujours beaucoup montré des artistes queer, des artistes trans, des artistes racisés et des artistes porteurs de handicap, tous ces artistes qui sont en portion congrue dans d’autres programmations. Ces regards-là nous déplacent et sont importants parce qu’ils nous permettent de nous déconstruire. Cette année, c’est pareil. Il y a aussi beaucoup d’artistes femmes et de problématiques féministes.

Ce n’est pas différent des autres années, sauf que tout d’un coup, il y a un autre climat politique, aux États-Unis mais aussi chez nous, avec les chefs des deux principaux partis de la coalition Arizona qui ont fait de la guerre contre le wokisme un de leurs chevaux de bataille… Donc tout d’un coup, faire cette programmation-là, ça devient un espace de résistance, alors que très franchement les dernières années, j ‘avais l’impression que les mentalités s’ouvraient et allaient s’ouvrir de plus en plus….

Parlons d’espace justement. Beaucoup de performances prennent place cette année dans l’espace public. Pourquoi?

Oui, on atteint, je crois, 13 ou 14 propositions sur 32 qui sont en accès libre dans l’espace public. Depuis qu’on a repris Trouble à Saint-Josse, on a le désir d’être davantage en dialogue avec des interlocuteurs qui ne sont pas des interlocuteurs culturels habituels, et donc on multiple les lieux qui ne sont pas des espaces d’art: on va faire une performance dans une école, une église, une ancienne salle de sport… Ce sont des endroits assez intéressants de médiation parce que le fait d’être dans l’espace public ou dans des lieux inhabituels, ça donne une forme d’accessibilité. Il y a toujours cette image que la performance est un art élitiste mais je ne crois pas ça du tout, je pense qu’au contraire c’est plus facile pour beaucoup de gens de se relier à un truc tellement bizarre, tellement extraordinaire que de rentrer dans un beau théâtre où tout le monde est bien habillé; et où règnent des codes partagés par les habitués. Ce n ‘est pas un truc que je raconte pour la galerie, j’y crois réellement et je le vois sur le terrain!

Il y a un désir qui émane des artistes et que nous on accompagne.

Ce qui s’est passé cette fois-ci aussi, c’est que les artistes, notamment les artistes africains, voulaient travailler dans les espaces publics, ça les intéressait assez peu d’être dans les lieux culturels que je leur avais présentés. C’est politique évidemment, ça correspond à leur pratique de la performance qui est dans l’espace public en Afrique. Il y a un désir qui émane des artistes et que nous on accompagne.

Faire Poing Commun, Zora Snake

Les formes présentées à Trouble sont donc le résultat de vos échanges avec les artistes? Comment s’est construit le thème Invocations-Évocations de cette année?

Pour la préparation d’un festival, je commence par parler avec des artistes avec lesquels j’ai envie de travailler et je leur demande sur quoi ils travaillent. La plupart du temps, ce sont soit des projets qu’ils sont en train de développer et qui vont trouver une place dans Trouble, soit des projets qui sont faits pour Trouble ou qui sont largement adaptés pour le festival. Dans ces conversations, des choses apparaissent. Et c’est comme ça que, petit à petit, une forme de thème émerge. Cette année, la conversation a fait apparaître beaucoup de dialogues avec des ancêtres, des morts, des fantômes, des puissances énergétiques ou telluriques ou simplement des absents… Il n’y a pas véritablement de pensée religieuse, mais il y a quand même un rapport au monde au-delà du strictement rationnel. Je trouvais ça intéressant parce que ça permet d’être en même temps dans l’ici et maintenant et dans une forme d ‘ailleurs, d’être présents et d’amener ce qui est absent.

Il y a aussi une forme de contamination et de pollinisation entre les artistes durant la préparation du festival

Il y a aussi une forme de contamination et de pollinisation entre les artistes durant la préparation du festival, parce qu’ils entendent parler des projets des autres: ça impacte quand même ceux et celles qui sont en train de développer leur forme. Ce n’est pas du tout dirigé. Le curateur, ce n’est pas un directeur. Un curateur, tel que je le comprends, c’est une espèce de facilitateur qui sert à faire l’échange entre les différents projets. Finalement, il ressort de ces échanges un fil, une forme d’impression qui correspond à une communauté de désirs et qui va donner son titre à l’édition.

Informations pratiques: Trouble se déroule du 15 au 19 avril 2025 dans différentes structures bruxelloises ainsi que dans l’espace public de la ville. Toutes les informations sont disponibles ici: https://www.thor.be/fr/festivals/trouble-13-2025/


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