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Love is not an orange

Love is not an orange

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«We won our independence, but lost our mothers».

Au début des années 1990, après avoir proclamé son indépendance, la Moldavie entre dans une nouvelle phase de son histoire marquée par l’indépendance et la liberté. Cependant, cela ne s’est pas fait sans sacrifices. Dans cette jeune nation indépendante, tout ce qui pouvait constituer une démocratie libérale était nouveau. C’est ainsi que les hommes sont appelés à gouverner et les femmes à subvenir aux besoins de la famille par le travail.

C’est le début d’un nouveau chapitre douloureux de l’histoire de la Moldavie; de nombreuses femmes quittent le pays pour soutenir leur famille. Leur vie à l’étranger ne leur permettant pas de retourner chez elles aussi souvent qu’elles le voudraient, ces femmes développent un moyen particulier de rester en contact avec leurs proches: l’envoi de boîtes remplies de cadeaux et de nourriture. En retour, elles reçoivent de la part de leurs enfants des cassettes vidéo.

À travers ces archives privées intimes, Otilia Babara dépeint la fragilité des liens familiaux entre mères, pères et enfants, contraints de vivre séparés pour survivre dans un monde qui leur est complétement différent. Narrant la diaspora des femmes moldaves à la fin des années 1990, Love is not an orange illustre l’enthousiasme de l’indépendance, mais aussi les défis de la transition post-Soviétique.

Otilia Babara ©MiguelBueno

Otilia Babara est une réalisatrice de documentaires originaire de Moldavie, vivant actuellement à Bruxelles. Elle a participé au DocNomads Master Program et à l’édition 2013 de la Berlinale Talents. Fascinée par les histoires inédites de femmes, elle a réalisé et produit les courts-métrages Irene (2015), Blossom (2014) et Women on Canvas (2009). Elle est attirée par celles et ceux qui passent généralement inaperçu·es. Ses films révèlent de grandes blessures cachées dans de menus détails.

Un premier documentaire

Love is not an orange est son premier long métrage documentaire qui a fait sa première internationale au Festival international du film de DokLeipzig en 2022. Depuis, il a raflé de nombreux prix: projeté à Vision du Réel et à la MoMa DocFortnight, il a reçu le Silver Eye Award pour le meilleur documentaire d’Europe centrale et orientale, le prix CEI au festival du film de Trieste en Italie et une mention spéciale à One World Romania à One World Romania.

Une expérience vécue

Durant son adolescence, Otilia est marquée par le départ de la meilleure amie de sa mère. Mais c’est plus particulièrement son retour qui enclenche l’envie de créer un film documentaire. Car après tant d’années à l’étranger, celles qui sont parties sont confrontées aux difficultés de maintenir des relations à distance. Elles font face à une société qui a évolué et qui a du mal à les reconnaitre. C’est l’ingratitude de l’histoire pour le sacrifice consenti par ces femmes et leurs familles.

Pour la réalisatrice, c’est le début d’un long processus de création, qui démarre avec la volonté de ne pas s’immiscer dans la réalité et l’intimité des familles. Ainsi, elle décide que le film sera produit à partir de récoltes d’archives vidéos brutes. «À partir des archives initiales, il y avait plusieurs films possibles…» nous confie Otilia Barbara.

Choisir c’est renoncer

Le choix tranché dans le processus créatif implique une organisation et des règles strictes. Le film sera composé de différents fragments de vidéos personnelles de familles moldaves recueillies par l’équipe de production. Chaque vidéo sera visionnée méticuleusement avant d’être sélectionnée pour le montage.

L’archive est à la fois narrative et émotionnelle.

Ce processus résulte de la volonté de réalisme et d’authenticité qui transparaît dans les vidéos familiales. Il offre une esthétique subtile, particulière au film. L’utilisation d’archives vidéo permet en effet d’évoquer avec justesse le caractère impalpable du sentiment de séparation de ces familles dans un contexte social et économique transitoire.
Le rapport à l’archive et sa gestion créative sont remarquables. L’archive est présentée de manière ambivalente, elle est à la fois narrative et émotionnelle. Toutefois, le respect de l’archive en tant que document historique est bien présent: l’image n’est pas rééditée. Elle garde son intégrité et l’histoire n’est pas réécrite.

Des preuves de l’existence

La démocratisation de la photographie débutée dans les années 1960-70, a vu émerger de nombreuses photos de bébés ou de moments de familles, que Susan Sontag décrit comme des «preuves de l’existence». Les vidéocassettes réutilisées pour Love is not an Orange se font les témoins d’une période économique et politique particulière. Comme Sontag l’a si justement qualifié, il s’agit de «fragments d’art rattachés au réel», cette fois-ci en mouvement.

Les plans retenus pour le film exposent de réels rituels filmographiques. Tout comme il a fallu «prouver l’existence», il s’agit désormais de prouver que les enfants, les familles, se portent bien, et que le sacrifice des exilées n’est pas vain: il permet de subvenir aux besoins communs.

La fragmentation de l’image: une métaphore de la séparation?

L’esthétique du film n’a rien d’anodin: il incarne la rupture économique et politique post-soviétique vers la démocratie libérale occidentale. Pour les femmes qui sont parties, la souffrance a donné lieu à un choix draconien entre la poursuite de l’exil pour maintenir le niveau de vie offert aux familles, ou leur présence auprès des leurs. Entre matérialité et maternité.


Les symboles de l’héritage soviétique et les symboles occidentaux s’affrontent dans les plans-séquence. Les références à McDonalds et à d’autres marques occidentales font désormais partie de la vie des Moldaves, symbolisant l’entrée du capitalisme dans le pays et annonçant de nouveaux modes de vie. De simples indices qui semblent finir par s’opposer véritablement, tels des protagonistes au sein d’un film familial où ils n’auraient pas leur place. Ils créent un certain malaise, né du contraste d’une nouvelle politique économique qui s’immisce dans l’intimité des familles. Il en résulte un documentaire très photographique dont les images vacillantes des vidéos cassettes tendent vers un graphisme assumé. Certaines séquences, brutes, arborent des glitchs [1][1] anomalies. Cette défaillance de pixels crée une image encore plus trouble, imparfaite. Une façon d’évoquer de manière plus juste le souvenir familial qui s’estompe?

L’invisibilisation de l’émigration: un fardeau à double sens

Dans ce rapport de communication si particulier, on peut mentionner le choix de la réalisatrice d’invisibiliser la figure de l’émigrée moldave. Elle est invisibilisée en tant que travailleuse, en tant que mère. Au cours du documentaire, on voit ces femmes partager leurs pensées et des images de leur nouveau pays, mais jamais leurs visages. Il s’agit d’un choix esthétique conscient de la réalisatrice, visant à critiquer la place de l’émigrée au sein de la société qu’elle rejoint. Il représente également la force dont ces femmes doivent faire preuve, étant responsables de leur famille en Moldavie et devant rejeter toute émotion et toute faiblesse. Cette invisibilisation représente également l’absence et les conséquences les plus marquantes des relations à distance: l’oubli progressif des traits physiques qui caractérisent une personne.

Rendre des comptes ou justifier

On demande en réalité aux enfants d’interpréter un rôle.

La pression familiale est accentuée par les demandes répétées des adultes de «donner des preuves de l’existence». On demande en réalité aux enfants d’interpréter un rôle. Celui de l’enfant satisfait, épanoui: «dit bonjour, parle à ta mère». Un aspect performatif vis-à-vis de la caméra apparaît, afin de rassurer les mères. Une fois encore, le sacrifice ne peut pas être vain. La famille, des deux côtés, ne partage que ce qui va bien. Comment? En se focalisant sur le matériel: les discussions tournent, en effet, autour des objets envoyés, mais jamais autour des sentiments.

Ainsi, la nourriture endosse un rôle de liant: elle est à la fois un prétexte à l’échange et une métaphore de l’absence.

Les émotions ressenties sont surtout liées à l’espoir des enfants. Mais celui-ci se dégrade progressivement. On le voit par l’alternance entre des moments drôles et des moments nostalgiques. Ce rythme émotionnel s’oppose à l’évolution progressive de la communication, et cela crée une confusion.  Plus le contact semble possible, plus les membres de la familles le rejettent.  Ils deviennent des étrangers.

Si, à première vue, l’amour et les liens familiaux semblent transcender le traumatisme de la séparation, le contexte et les expériences de ces familles ont été, et continuent d’être, bien plus complexes.

Un film à voir absolument.

Love is not an orange d’Otilia Babara

Prochaine projection à Bruxelles le 23 septembre 2023 à 20h30 au Beursschouwburg.

Plus d’infos ici.


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