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Iemand van ons, cie Tristero ©Mirjam Devriendt

Sur la vieillesse au théâtre

Grand Angle

Au cours de cette saison, plusieurs spectacles nous permettent de porter d’autres regards sur la «vieillesse».

Au Rideau de Bruxelles, Clémentine Colpin met en scène Annette[1][1] au Rideau de Bruxelles, du 7 au 18 novembre 2023, l’histoire de son corps, de ses amours et désamours, de ses engagements… avec Annette et des danseurs et danseuses.
À Liège, toujours en novembre, on pourra voir The confessions[2][2] au Théâtre de Liège du 15 au 18 novembre 2023 créé au Festival d’Avignon, basé sur des entretiens qu’a eu Alexander Zeldin avec sa mère, née en 1943.

The confessions ©Christophe Raynaud de Lage

Créé à Liège, Héritage[3][3] co-présentation Théâtre Varia & Les Tanneurs du 6 au 15 décembre 2023 nous met face à la vie de Georgette, dite Jo Libertiaux, 78 ans, coiffeuse à la retraite.

Héritage ©Bea Borgers

Trois histoires d’émancipation.

Au Théâtre National, lors du prochain Kunstenfestivaldesarts, Mohamed El Khatib créera La vie secrète des vieux[4][4] artiste associé au Théâtre National, création dans le cadre du KFDA du 28 mai au 1er juin 2023 avec, sur le plateau, des personnes âgées entre 75 et 102 ans qui parleront de sexualité.

Par ailleurs, dans un autre registre, Marie-Paule Kumps et Nathalie Uffner ont écrit une comédie, Chez Colette[5][5] du 22 février au 30 mars 2024 au Théâtre de la Toison d’or autour de la reconversion de jeunes sexagénaires, qui abordera la thématique de l’âgisme.

Que voir dans ces coïncidences de créations qui traitent de parcours de vies?

Des corps cachés

Généralement, les vieux corps sont rares sur scène. Est-ce parce qu’on ne les considère plus comme «actifs»? Le corps de l’acteur·ice se doit de «performer». La vitalité et la mémoire doivent être au rendez-vous. D’ailleurs, le grimage ou les masques sont souvent utilisés.

Les vieux corps sont-ils moins nombreux, moins représentatifs, moins au cœur d’histoires et de l’Histoire? Est-ce à cause des normes et des injonctions sociales que nous préférons célébrer «la jeunesse éternelle»? Cela nous dérange-t-il de voir ces rides, ces affaissements… tous ces signes d’une fin imminente?

Cela nous dérange-t-il de voir ces rides, ces affaissements…?

Quels rôles pour les vieux et vieilles (un peu) déglingué·es? Il y a Firs le vieux valet dans «La Cerisaie»[6][6] Anton Tchekhov, 1904. Il y a Tirésias dans la mythologie grecque, et l’un ou l’autre rare rôle de vieille mère, de grand-mère, ou de vieille domestique. Mais pour jouer Lear il faut encore être en bonne forme, idem pour Minetti de Thomas Bernhard!

Si les choses commencent à changer (lentement), la vieillesse et ses marques sont encore trop peu montrées, peu représentées. Les images dont on nous abreuve louent les corps jeunes, sans défaut, «filtrés». Pourtant, récemment, Isabella Rossellini (°1952 Rome) a exigé que sa photo en une de Vogue Italia ne soit pas retouchée.

Isabella Rossellini en UNE de Vogue ©DR

Traces de mémoire

«Que s’est-il donc passé? La vie, et je suis vieux, écrit Aragon. Que le déroulement du temps universel ait abouti à une métamorphose personnelle, voilà ce qui nous déconcerte… La vieillesse est particulièrement difficile à assumer parce que nous l’avions toujours considérée comme une espèce étrangère: suis-je donc devenue une autre alors que je demeure moi-même?» Simone de Beauvoir[7][7] La Vieillesse, Simone de Beauvoir, éditions Gallimard, 1970

Depuis quand et comment me suis-je personnellement intéressée à cette présence d’une «espèce étrangère», à «cette métamorphose déconcertante»?

Une histoire de mère! Je remonte au fil de mes souvenirs dans ma mémoire de spectatrice.

Été 2011: Romeo Castellucci au festival d’Avignon, Sur le concept du visage du fils de dieu. Je vois un vieil homme incontinent, dans ses couches.

Ma mère vient de faire un AVC, je vais lui rendre visite en gériatrie à l’hôpital. Un vieil homme en langes, l’air hagard, erre dans les couloirs, des personnes sont alitées, dont la peau a pris le voile gris de la mort…

Sur le concept du visage du fils de dieu, Romeo Castellucci ©DR

Je ne peux pas aller voir ce spectacle, pas en ce mois de juillet. Le service gériatrique me semble encore plus trash. Je n’accepte pas de voir ma mère décrépir, perdre son autonomie. Je ne suis pas prête pour y être confrontée aussi dans une fiction.

En 2012, le film Amour de Michael Haneke aura pour moi une fonction cathartique: je ne suis pas seule à assister, impuissante, à la déliquescence du corps d’un parent et je revis certaines scènes, comme l’achat d’un lit médicalisé…

Amour, Michael Haneke ©DR

KVS, Bruxelles, 2014 (repris en 2021): Leo de Beul (°1938) est la figure principale de Vader[8][8] création en 2014 au Theater im Pfalzbau à Ludwigshafen, son deuxième spectacle avec la compagnie Peeping Tom. Il incarne un vieillard qui fait flamboyer les aléas de la sénilité. Un chœur composé de dames âgées, actrices amatrices, l’accompagne.

Le Singel à Anvers, mars 2019: on y joue Bekannte Gefühle, gemischte Gesichter[9][9] créé le 21 septembre 2016 à l’occasion du départ de Frank Castorf de la Volksbühne. Ce spectale contient de nombreuses références à Murx den Europäer! Murx ihn! Murx ihn! Murx ihn! Murx ihn ab! Ein patriotischer Abend, créé en 1993 à Berlin., un spectacle de Christoph Marthaler.

Bekannte Gefühle, gemischte Gesichter, Christophe Marthaler, ici à la Volksbühne Berlin en 2016. Avec Ueli Jäggi, Olivia Grigolli, Irm Hermann, Magne Havard Brekke, Marc Bodnar, Altea Garrido, Jürg Kienberger, Raphael Clamer, Hildegard Alex, Sophie Rois, Ulrich Voss, Tora Augestad Regie Christoph Marthaler, Bühne & Kostüme Anna Viebrock, Licht Johannes Zotz, Ton Klaus Dobbrick, Dramaturgie Malte Ubenauf & Stefanie Carp ©Walter Mair

Au cours de la représentation, une scène m’émeut particulièrement: Ulrich Voss [10][10] 1938, Rostock, comédien à l’imposante silhouette, montre avec le sourire qu’il ne peut plus se courber suffisamment pour ramasser un paquet gisant par terre.
Pourquoi cette scène me touche-t-elle si fort? Ma mère est décédée quelques mois auparavant. Je n’ai pas voulu voir son corps s’affaiblir, pas compris, pas accepté de voir ses pas se faire plus petits, son corps s’amaigrir. On a toujours un temps de retard pour s’apercevoir du déclin des corps de nos parents…

2020: création de Home, morceau de nature en ruines[11][11] Le spectacle est né suite à une résidence dans le Home Malibran à Bruxelles; les premières étapes ont été créés à l’INSAS en 2018, la forme longue en janvier 2020 au Théâtre de l’Ancre à Charleroi, en février à Tournai et à Liège. par Magrit Coulon: de très jeunes comédien·nes jouent des scènes dans une salle commune, entre résident·es d’un home (appelé EPHAD en France).

Home ©Hubert Amiel

Ils et elles ont parfaitement intégré les marques de la sénescence: la lenteur, les saccades, les défaillances. Les voix sont celles de vrai·es personnes âgées. Le contraste entre les corps jeunes (Magrit Coulon a principalement travaillé avec des acteur·ices issu·es de sa promotion à l’INSAS) et les voix détonne.
«Je ne comprends pas cet éloge du jeunisme permanent dans lequel nous vivons. J’aime beaucoup les personnes âgées. Je voulais citer ces corps pour qu’on ne puisse pas les envisager comme une soustraction. On voit souvent la vieillesse comme une perte d’autonomie, de mobilité, de vitesse… Herman Hesse fait l’éloge de la contemplation qui nous mène dans un autre rapport au temps.
Ce qui m’intéresse théâtralement c’est de travailler sur un rythme qui n’est pas la norme: comment raconter ces histoires sans tricher sur ce rythme qui est celui d’une partie de la population. C’est aussi représenter des personnes minorisées, et les corps âgés et non valides en font partie.» (Magrit Coulon)

Dans Tanz[12][12] Au Beursschouwburg en 2019 et A divine comedy[13][13] Aux Halles de Schaerbeek en 2023 de Florentina Holzinger, Beatrice Cordua[14][14] 1943, Hambourg performe nue. Si les deux performances font allusion à son long parcours de danseuse, elle évite tous les clichés liés aux corps vieillissants, plaçant ceux-ci dans le champ de la vitalité, du désir et de la sexualité.

A Divine Comedy ©Nicole Marianna Wytyczak

Mars 2023: reprise à Liège d’Une mort dans la famille[15][15] Création le 2 février 2022 aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. d’Alexander Zeldin. L’auteur-metteur en scène est parti d’un épisode de sa vie pour construire ce spectacle: l’arrivée de sa grand-mère dans leur appartement peu après le décès de son père.

Une mort dans la famille ©Simon Gosselin


On y voit Marguerite dans l’appartement de sa fille (jeune veuve et mère de deux enfants), passer ensuite à une résidence pour personnes âgées. On suit la déchéance d’une dame, interprétée par Marie-Christine Barrault[16][16] née en 1944. La comédienne française est entourée par d’autres acteur·ices âgé·es professionnel·les et amateur·es. Nous sont racontés la perte de mobilité, le corps qui lâche de partout, la démence… On nous montre les soins qu’on leur apporte: on les lave, on les change… Ces corps qui tentent de résister, de continuer à vivre, la chair, le corps flétri, la confusion et la demande d’amour (un homme entre dans la chambre d’une résidente, se déshabille et vient éteindre tendrement celle qu’il prend pour sa femme, son amour perdu), les gestes des soignants qui lavent et aident. Alexander Zeldin nous met face à ce qui n’est peu, voire jamais, montré sur scène. On en sort chamboulé·es de voir ces fins de vie, de voir surtout ces corps, de voir la fin de leur histoire et la confrontation avec les autres générations (la mère et ses enfants qui vivent et traversent d’autres bouleversements).

Plateau vs textes

On remarque que toutes ces expériences sont des créations nées au plateau. Pourquoi peu de textes? Est-ce dû aux carrières artistiques, souvent brèves? En effet, les rôles féminins se raréfient généralement avant la cinquantaine; pour les hommes c’est dans la soixantaine, pour les metteur·es en scène, ça devient plus difficile de perdurer au-delà de la cinquantaine, à moins d’accéder à la direction d’un lieu. Quant aux auteur·ices[17][17] Pourquoi ne pas lancer une bourse d’écriture ouverte aux auteurices de tous âges avec pour projet d’écrire des rôles féminins de plus de 45 ans, des rôles masculins de plus de 70 ans?, leur parcours professionnel est souvent lié à des metteur·es en scène et l’âgisme fonctionne également.

Bien que la vieillesse soit présente dans le «théâtre de l’absurde» (Les chaises de Ionesco, Oh les beaux jours, Fin de partie, de Beckett), elle semble être utilisée comme un moyen plutôt qu’un thème en soi: «La vieillesse n’apparaît pas chez Ionesco, chez Beckett, comme la limite extrême de la condition humaine mais, comme dans Le Roi Lear, elle est cette condition même enfin démasquée. Ils ne s’intéressent pas aux vieillards pour eux-mêmes: ils s’en servent comme de moyens pour exprimer leur condition de l’homme.» Simone de Beauvoir, La vieillesse.

Et le public?

On pourrait peut-être estimer que le public ne veut pas faire face à ces corps, à ce devenir, qui est peut-être celui de leurs proches, et bientôt le leur. On ne voudrait que le beau, le sain, le lisse: Aristote, Plutarque et d’autres philosophes et écrivains antiques étaient peu amènes face à la vieillesse, comme Juvénal dans la Dixième satire: «À la suite de maux – et quels maux!- une longue vieillesse n’est-elle pas assujettie! c’est en premier lieu ce visage déformé, hideux, méconnaissable; au lieu de peau, ce vilain cuir, ces joues pendantes… Quant à l’amour, il y a beau temps qu’il l’a oublié… Parmi les vieillards, l’un a mal à l’épaule, l’autre au rein, l’autre à la cuisse…» Simone de Beauvoir, La Vieillesse
La vieillesse associée à la relégation…

Traverser le temps des histoires et de l’Histoire

En 2021, Peter Vandenbempt (Cie Tristero) a donné une version de Iemand van ons[18][18] première version créée en néerlandais en 2005, version française avec Transquinquennal créée en 2011, Um de nos (version portugaise) créée en 2014. En 2021, création en néerlandais avec des comédiens âgés. avec des acteur·ices d’un certain âge. Tous·tes sont nu·es dans un immense lit, avec un tout aussi immense drap, et parlent de politique, d’amour, etc., en commençant, la plupart du temps leur phrase par: «en politique, on doit…» ou «en amour, on doit…». Le spectacle a vu sa création et sa diffusion perturbée par le covid ainsi que le décès de deux des interprètes: Reinhilde Decleir et Sam Bogaerts.

«En 2014, un directeur d’un théâtre lisboète m’a invité à monter Iemand van ons en portugais avec une compagnie rassemblant des acteur·ices et des danseur·euses retraité·es. Je trouvais l’idée pertinente. Comme la première partie parle de politique et que le Portugal a connu de grands changements depuis une cinquantaine d’années, cela pouvait être intéressant pour cette génération-là. Au départ, ils étaient réticents: du théâtre conceptuel sans personnage!? Mais à la fin tout le monde était content et a pris un grand plaisir à réaliser ce projet. Et je me suis dit que j’aimerais le faire en Belgique avec des acteur·ices flamand·es. Finalement, en 2021, j’ai pu créer le spectacle. Ce n’était pas évident de constituer une équipe, il y a des gens fragiles, d’autres qui ont des problèmes de mémoire, d’autres qui n’avaient plus l’envie de se lancer dans un tel projet. Quand je travaille avec des personnes plus jeunes, il y a parfois un problème de concurrence, on veut être le/la meilleur·e. Ici, ielles n’ont plus rien à perdre, iels aiment ce qu’ielles font, rigolent, et la nudité ne leur a pas posé de problème. Ielles réalisent que leur corps a changé et que cela ne correspond pas aux corps qu’on voit habituellement sur scène. Il y a eu certaines gênes au début mais dès que quelqu’un disait que cela ne lui posait pas de problème, cela s’arrangeait… Marc Verstraete, qui a une scoliose, est celui qui est le plus hors norme. Quant au public, parfois il y a des jeunes qui rient, et souvent il y a des gens qui sont touchés, qui pleurent.» Peter Vandenbempt (Cie Tristero)

La vieillesse n’est pas qu’un déclin.

Un corps, même marqué par le temps, c’est aussi la vie. La vie et ses traversées, ses histoires, ses croisements avec les changements de la société, et les multiples injonctions que celle-ci fabrique… Car la vieillesse n’est pas qu’un déclin. Simone de Beauvoir conseille de «conserver dans le grand âge des passions assez fortes pour qu’elles nous évitent de faire un retour sur nous».

L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estime que d’ici 2024 la population des personnes âgées de plus de 65 ans sera plus nombreuse que celle des moins de quinze ans en Europe. Nous n’en avons pas fini avec la vieillesse!


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