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Mila Turajlic, Fragments from the Debris ©Non-Aligned -scenes from the labudovic reels

Un retour en Yougoslavie

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Quelque part dans Belgrade, il y a des centaines de bobines de films de l’agence yougoslave Newsreels. Elles sont oubliées et abandonnées, orphelines de leur État, la Yougoslavie. Mila Turajlic tire des fils dans ces kilomètres de pellicule, pour se souvenir d’un pays et surtout du mouvement des non-alignés, dont le premier sommet fondateur prit place à Belgrade en 1961, rassemblant 25 nations et 17 mouvements de libération.

L’artiste a retrouvé un des deux cameramen de cette agence qui accompagnaient et filmaient en 35 mm le maréchal Tito dans ses déplacements à l’étranger. Grâce à lui, on peut comprendre aujourd’hui l’histoire de ces films.

Dans sa performance en divers chapitres, Mila Turajlic nous parle de la naissance d’un nouveau monde, celui des mouvements de libération, de la décolonisation, ou encore des choix des objectifs de la caméra… Ici pas de nostalgie du passé: on questionne l’histoire et son récit, on renoue avec une voix alternative qui a été effacée, pour envisager des possibles….

Cette passionnante performance documentaire, qui exhume un pays et un mouvement, qui interroge la mise en récit, était au diapason de l’édition 2025 du Kunstenfestivaldesarts où les archives, qu’elles proviennent de documents, de souvenirs, de rêves, de personnes, ont traversé la majeure partie des spectacles, ainsi que la pensée sur l’Histoire de Walter Benjamin.

Jeannine DathVous avez construit votre performance documentaire en plusieurs chapitres, dont un qui parle d’interstices, de fissures…

Mila TurajlicL’histoire de la Yougoslavie est marquée par des ruptures et des effacements. C’est assez systématique avec chaque changement de régime politique. Quand les communistes sont arrivés au pouvoir, ils ont effacé l’histoire de la monarchie qui les précédait. Beaucoup de gens pensent que la Yougoslavie est née communiste! Dans les années 1990, il y a eu un effacement très rapide des traces de la Yougoslavie titiste [1][1] Partisan de Tito, du titisme.. En 2000, quand on a eu notre révolution démocratique, il y a eu un effacement très rapide de l’époque de Milosevic… Cela n’est pas raconté, chaque génération est privée d’une compréhension, d’une suite des événements. L’histoire est déracinée. Dans l’espace public, il a complètement disparu. Au niveau de la mémoire collective publique, il n’y a pas de transmission. Je me suis demandé comment réintégrer cette transmission qui manque. Comment refaire ce geste d’une transmission intergénérationnelle?
Je suis donc allée chercher des gens qui peuvent transmettre. Comme je le dis dans la performance, à un moment, j’ai compris que le cameraman était une archive vivante, et qu’il y avait un travail à faire sur lui et avec lui.
Je répète ce geste en Algérie, au Mozambique, où je cherche des gens d’une génération qui n’a pas transmis. Cette idée de rupture des interstices est fondamentale. Est-ce qu’on peut commencer, non pas à les combler, mais à construire des ponts pour essayer de créer la filiation d’une pensée politique? Les ateliers, qui sont la base de la performance, sont construit autour de ça: faire venir des générations très différentes qui vont apporter divers regards, et les faire dialoguer face à ces images.

Mila Turajlic, Fragments from the Debris ©Non-Aligned -scenes from the labudovic reels

Vous nous donnez aussi un autre regard sur le maréchal Tito. Vous montrez l’accompagnement de la Yougoslavie dans la décolonisation…

Si les gens ont entendu parler de Tito, c’est comme d’un dictateur communiste, socialiste, un personnage autoritaire, ce qui n’est pas faux. Mais ce n’est qu’une partie de ce que représente la figure de Tito dans l’histoire. À l’époque où il s’est mis à aider le mouvement de libération, il était plutôt vu dans le monde comme le seul chef d’un mouvement de guerre qui ait réussi à libérer son territoire pendant la Deuxième Guerre mondiale. Et surtout, il était le seul dirigeant d’une des puissances alliées de la Deuxième Guerre mondiale qui ait été blessé sur le champ de bataille.
Il avait une stature extraordinaire. Qu’un homme d’une telle stature militante, engagée, antifasciste, tende un fusil à un autre mouvement de libération (Algérie), est quand même symboliquement très puissant et très courageux. La Yougoslavie a tout de suite pris cette position d’aider d’autres mouvements résistants, de libérations anticoloniales, peu importait leur orientation idéologique. Il ne s’agissait pas d’aider uniquement des mouvements socialistes, mais d’aider des mouvements anticoloniaux, sans se mêler de leur orientation politique. Ce qui n’était pas, par exemple, le cas de l’URSS, qui a aussi aidé des mouvements anticoloniaux, mais avec un agenda idéologique derrière. La Yougoslavie a été expulsée du bloc soviétique, elle n’était pas incluse dans le bloc des pays de l’Est.
La Yougoslavie a tracé un chemin unique dans les relations internationales.

Mila Turajlic, Fragments from the Debris ©Non-Aligned -scenes from the labudovic reels

J’ai vécu dans la Yougoslavie socialiste jusqu’à mes onze ans, on nous enseignait à l’école les mouvements de libération, de décolonisation. On nous a parlé de la guerre d’Algérie, et après, dans les années 1990, avec l’effondrement de la Yougoslavie, toute cette mémoire a été effacée. Aujourd’hui, très peu de gens sont au courant du rôle de Yougoslavie dans ces mouvements décoloniaux.
L’autre aspect important, c’est la nécessité de fabriquer des archives, même si elles sont devenues presque illisibles. Tito a compris l’importance d’en avoir avant les années 1950. Il a donné les moyens à divers pays de fabriquer leurs images.
Mon premier film, il y a 15 ans, s’appelait «Cinéma communiste» (Cinéma Kommunisto). Il traitait de la manière dont Tito s’est emparé du cinéma pour créer le récit politique de son pays. Le cinéma était utilisé dans la Yougoslavie socialiste comme un outil de construction du récit politique pour créer une Yougoslavie imaginaire.
Le personnage principal dans ce film, c’est le projectionniste de Tito qui lui montre des films tous les jours. J’essaie d’y montrer que dans une guerre de libération, l’aspect diplomatique et propagandiste est essentiel. Le cinéma est primordial pour construire des contre-récits.

Revenons-en au cameraman, Stevan Labudovic, qui a été envoyé par Tito en Algérie, quel était son rôle?

Il n’était pas là pour faire la chronique documentaire d’une guerre, mais pour construire la contre-propagande.
La nature de ces images, c’est le vecteur d’une lutte politique.
Une fois que vous avez cette clé de lecture, c’est facile de travailler l’image. On ne se perd pas dans des «Est-ce que c’est vrai?», «Est-ce bien réel ?», on est dans une image militante qui a un but politique. On peut se mettre à travailler la grammaire de ce cinéma. Comment se construit ce langage, comment se construit ce récit, quelle est la place donnée à l’image, quelle est la position de la personne qui le fait.
J’avais lu un article sur les États-Unis qui avaient compris qu’ils avaient perdu
la guerre au Vietnam à cause justement des journalistes, des images et aujourd’hui on voit en Israël, aucun journaliste ne peut entrer à Gaza… Mais de nos jours, l’image n’a plus une valeur aussi précieuse, parce qu’elle n’est plus un objet rare.
Il y a un essai de Susan Sontag, «Devant la douleur des autres», qui parle du siège de Sarajevo qui était transmis à la télévision au quotidien pendant plus de deux ans, et le monde n’a pas réagi.
Cependant, je pense que l’image témoigne et c’est un témoignage très précieux. Elle peut même constituer une preuve de crime.
Mais elle ne fait pas pour autant bouger la solution politique. C’est très difficile de se dire qu’on a tous vu ce qui se passe à Gaza. Je trouve ça très perturbant.
Donc ce métier de créer des images, on commence à se demander à quoi il sert aujourd’hui. Il y a autre chose à travailler, et je ne suis pas sûre que ce soit l’image.
Peut-être que c’est pour ça que je suis partie vers la performance et l’expérience scénique. Enfin, l’expérience et l’audio.
Quelque chose m’a poussée du cinéma vers d’autres formes.

Au début de la performance, vous vous dites que vous espérez qu’on puisse ensemble changer de regard. On traverse avec vous une part oubliée de l’Histoire, mais ne peut-on pas la regarder avec la pensée de Walter Benjamin en tête?

En fait, j’avais une citation de Walter Benjamin dans la performance que j’ai enlevée parce que c’était trop long. Je le regrette parce qu’évidemment dans la conversation, on en revient toujours à lui. Je me demande si cette renaissance de l’intérêt pour les archives dans le monde de l’art, dans le monde du cinéma, vient du fait qu’on nous a privé d’un horizon politique. On retournerait vers l’archive pour le reconstituer.
Je ne suis pas historienne et je n’ai pas fait un travail historiographique sur ces archives. Je ne les ai pas approchées comme une matière du passé parce que, pour moi, elles servent surtout à se projeter vers un avenir. Les réactiver aujourd’hui vise à essayer d’entrevoir un futur, pas à se replonger d’une façon nostalgique dans le passé. Il y a un enjeu urgent: se retirer de cette vision qui a commencé avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan qui nous disaient qu’il n’y a pas d’alternative. Si, il y a une alternative, mais c’est à nous maintenant de la construire. Et quand je vois les jeunes venir au spectacle, je me dis que s’ils s’intéressent à ces archives, c’est vraiment pour ça.

Vous animez des workshops en Algérie, au Mozambique, à partir d’archives, pour permettre aux personnes de se réapproprier leur histoire, de retisser des fils…?

Il y a une rencontre avec des archives qui, quand elles existent, n’ont pas toujours été bien conservées. Ce n’est pas seulement une histoire de colonisation. Il y a aussi des enjeux politiques importants aujourd’hui au niveau de la mainmise sur l’Histoire, sur qui écrit l’histoire et qui fait la mémoire collective. Donc, j’organise une rencontre avec des images que les gens n’ont pas forcément pu voir avant, surtout pas en si bonne résolution.
Il se passe autre chose de très important, entre l’archive et les participants: un espace de paroles se crée. Ça devient aussi théâtral, d’une certaine façon.
On est souvent dans le contexte des pays où il n’y a pas d’espace pour une parole publique. Quelque chose de magique se produit à l’intérieur de l’atelier. Je l’ai vécu au Caire, à Maputo (Mozambique), en Algérie… Une rencontre donne naissance à un témoignage, à la liberté de parler. Ce n’est pas pour rien que, pour moi, ce chemin se termine avec les voix.
Ces ateliers, je les ai conçus comme un geste pour situer les images là où elles sont nées. J’ai fini par vivre une autre expérience: celle de la parole des gens. C’était magique. J’espère pouvoir en faire une exposition.

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Mila Turjalic, Non aligned Newsreels: fragments from the Debris

Texte, direction et performance: Mila Turajlić | Direction Artistique: Barbara Matijević
Production: Par avion and Théâtre National de Bretagne, Centre Dramatique National (Rennes – France)

Présenté du 25 au 29 mai 2025 au Beursschouwburg dans le cadre du KFDA.

À voir le 13 octobre 2025 à Bruxelles, au Théâtre National dans le cadre du Festival des Libertés.

Pour en savoir plus, lire ici.


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