Le défi du rire partagé
Grand Angle23 septembre 2023 | Lecture 1 min.
Karolina SvobodovaAprès une première à l’Africa Museum, ton spectacle Cécile Djunga a été présenté le samedi 9 septembre au TTO à Bruxelles. Le spectacle, créé à Ouagadougou (Burkina Faso) raconte ton voyage de 3 mois en Afrique et aborde la question de ton identité de femme belge afrodescendante. Comment s’est développé ce projet?
Cécile DjungaJ’ai décidé de faire un grand voyage en Afrique parce que j’avais besoin d’inspiration à un moment où je trouvais que je tournais en rond. Je ne savais pas exactement ce que je voulais faire, raconter… et puis j’ai rencontré Edoxi Lionelle Gnoula. Je l’avais déjà rencontrée à Bruxelles, je lui avais transmis le prix Maeterlinck même si je ne m’en souvenais pas. J’ai vu un de ses spectacles à Ouagadougou, j’ai adoré et je lui ai demandé si elle accepterait de mettre en scène un spectacle qui n’était pas encore écrit et elle a dit oui! J’ai découvert son centre culturel Pan Taabo[1][1] https://www.facebook.com/centreculturelpantaabosaaba/, et c’est ce qu’il me fallait: un lieu loin de tout, au calme et en dehors de ma zone de confort. J’ai décidé de revenir très vite à Ouagadougou parce que je ressentais l’urgence de créer à ce moment-là. Nous avions cinq semaines de création, le spectacle est né là, en plein cagnard! On a fait la résidence, on a eu la première à l’Africa Museum (mais avec beaucoup moins de technique) puis on a joué une fois au TTO.
La salle réunissait le public habitué du TTO ainsi qu’une partie importante de la communauté afrodescendente et subsaharienne bruxelloise.
J’essaie de créer des ponts, des passerelles, entre différents publics du point de vue de l’origine, du milieu. Je veux créer des spectacles pour tout le monde mais je voulais aussi particulièrement cibler un public afro-descendant ou de la diaspora au sens plus large, qui ne va pas toujours théâtre. J’ai vraiment envie qu’ils viennent! Le TTO est à côté du quartier Matonge mais les gens qui habitent là n’y vont pas. Les places sont chères donc si, comme je l’espère, on rejoue là, j’aimerais mettre en place un partenariat ou quelque chose qui permettrait à ce public de venir. Quand on a joué à l’Africa Museum pour cinq euros, toutes les places sont parties en 48 heures! Si on veut cibler un public issu de milieux socio-culturels différents, qui ne vient pas nécessairement au théâtre, le prix ne doit pas être un frein.
Le spectacle a également été présenté à Ouagadougou, devant un autre type de public encore. Comment as-tu composé avec ces différentes réceptions potentielles?
Je voulais faire un spectacle universel, or l’humour voyage très mal, l’humour est très communautaire. En voyageant avec mes spectacles précédents, je devais chaque fois réécrire beaucoup, pour m’adapter aux contextes, sinon les gens risquent de ne pas comprendre. Donc là, je voulais que ça puisse être joué partout, que tout le monde puisse comprendre. Evidemment, il y a des choses qui vont plus toucher certaines personnes que d’autres, que certain·es vont mieux comprendre. Je me suis posé beaucoup de questions sur ce qui passerait (ou non) d’un contexte culturel à un autre. En tant qu’afro-descendante très naïve, je ne savais pas que mon histoire europo-centrée allait toucher là-bas et que ce que je racontais de là-bas allait toucher ici. Mais quand j’abordais les problématiques de racisme, les gens étaient très à l’écoute. Et là je vois que ça marche, que l’humour voyage. Alors évidemment, le public ne comprend pas toujours tout en même temps, rit pour des choses différentes, J’aime bien aussi le fait que ça parle différemment, que tout le monde ait une lecture propre. C’est aussi une forme plus théâtrale que ce que j’ai fait avant, dans le stand-up. En travaillant avec Edoxi, j’ai appris à revenir à la pureté du théâtre, du plateau, rien n’est pensé au hasard, tout est très exigeant. Dans le stand-up, il y a une exigence mais elle est moins scénique et à la télé c’est encore autre chose.
À l’origine, tu as une formation de comédienne. Après avoir suivi les cours Florent à Paris, tu t’es tournée vers l’humour. Qu’est-ce qui t’a conduit vers cette forme?
Après les cours Florent, je voulais faire des pièces classiques, j’adore les tragédies! Mais je n’avais pas en tête que j’étais noire et que j’étais en France. À l’école, je n’avais pas de retours sur ce que je pouvais renvoyer, sur le marché de l’emploi après. On nous disait que notre tempérament correspondait à des types de rôles mais pas la couleur de peau. C’est en passant des castings que j’ai compris que ça allait être très compliqué et qu’on allait me proposer seulement des rôles qui ne me correspondaient pas, des rôles stéréotypés et sans fond. Donc je ne voulais plus passer de castings, je ne voulais plus jouer des rôles stéréotypés et j’ai refusé. On me disait que j’étais orgueilleuse, qu’il fallait être patiente et qu’il fallait bien commencer quelque part. À ce moment-là, j’étais prête à abandonner le théâtre, pour moi, c’était du respect de soi, de mes frères et sœurs. Il faut arrêter la machine des stéréotypes, qui est très forte dans les médias, surtout à la télévision. J’avais donc commencé à chercher des formations pour devenir animatrice, je voulais devenir directrice de centre culturel. Mais j’étais tellement en colère que j’ai aussi écrit des sketches et j’ai envoyé une vidéo au Jamel Comedy Club, qui était le seul endroit que je connaissais où tout le monde pouvait être pris s’il était bon. Et c’est comme ça que ça a commencé. L’humour m’a sauvé, j’ai tourné beaucoup et ça s’est enchaîné comme ça. Cette lutte a ensuite continué dans la télévision. Dernièrement, j’ai eu envie de revenir à mes premiers amours, au théâtre, parce que ça faisait dix ans que j’avais fait mes premières scènes de stand up.
Et pour entreprendre ce projet, tu as également voulu découvrir l’Afrique, où tu n’étais jamais allée.
Oui, c’était la première fois que j’allais en Afrique, en 33 ans. Je sentais qu’il me manquait quelque chose, j’ai eu comme un appel… Jusque-là, je m’étais toujours trouvé des excuses pour ne pas y aller. Et puis j’ai été invitée à jouer pour l’inauguration du centre Wallonie-Bruxelles à Kinshasa et ça a été une révélation. Je suis ensuite retournée quelque mois plus tard avec un billet aller sans retour. La situation aujourd’hui autour de la discrimination me pesait de plus en plus, je commençais à étouffer, donc c’était un alignement de beaucoup de choses. J’ai été au Congo, Congo Brazzaville, en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Burkina Faso en trois mois, ça a été le choc des cultures comme je le raconte dans le spectacle. Je n’ai pas les codes, je ne comprends pas tout, c’est pas toujours simple, et en même temps je m’y suis sentie tellement bien, comme une fenêtre dans ta chambre que tu n’ouvres pas parce qu’il y a plein de trucs devant, qu’on nous a dit qu’il n’y a rien d’intéressant derrière, et puis tu l’ouvres enfin et tu découvres le ciel.
Qu’est-ce que tu as vu à travers cette fenêtre?
Notre représentation de l’Afrique est une construction qui vient d’ici. Le spectacle, c’est aussi le regard de quelqu’un qui découvre l’Afrique avec tout ce que ça implique, avec des images qui sont parfois coloniales. Pour moi, il y a eu cette découverte et cette prise de conscience. On est la troisième génération d’Afro-descendants en Europe, on n’a pas de repères, et je voudrais que les Afro-descendant·es gagnent du temps. Si j’avais fait ce voyage plus tôt, j’aurais plus vite compris ma valeur, j’aurais été plus sûre de moi, j’aurais eu plus de répondant face aux situations racistes auxquelles j’ai été confrontée, en particulier à la télévision où on est très exposés. C’est pour ça que je réalise aussi un documentaire Rentre dans ton pays, qu’on a tourné au Congo à partir des remarques que je recevais quand je travaillais à la télévision. J’ai décidé de transformer l’insulte en une force et d’y faire ce que je sais: faire rire et raconter. Le documentaire s’est ensuite prolongé aussi à Ouagadougou pendant la création, il est le miroir du spectacle.
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Cécile Djunga, de Cécile DJUNGA, mise en scène Edoxi Lionnelle Gnoula.
Plus d’infos sur le site de l’artiste.
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