«Sous-titré par Pikachu1060»
Émois21 mars 2022 | Lecture 7 min.
Récemment, Manu Lanimal publiait dans La Pointe une réflexion sur le wokisme, à travers une critique personnelle de la série The L Word: Géneration Q. Elle y mentionnait à plusieurs reprise le nom de «Pikachu», célèbre inconnue mystère qui, dans les années 2000 sous-titrait gracieusement en français les épisodes originaux partagés illégalement sur Internet. Grâce à la diffusion de l’article, un petit miracle joyeux s’est produit: La Pointe a retrouvé la trace de cette généreuse pirate du sous-titrage…
Est-ce que vous vous rappelez, dans notre jeunesse, quand on regardait les épisodes de The L Word téléchargés sur e-mule et sous-titrés en français par une certaine «Pikachu»? Et bien je lance aujourd’hui une grande opération «Retrouvons Pikachu!»
C’est par ces mots que commençait le mail que j’ai envoyé à mes amies pour leur faire partager mon article sur le reboot de The L word. Il n’aura finalement fallu que quelques jours pour que La Pointe reçoive un sympathique message de salutation signé «Christine aka pikachu1060».
C’est alors avec un réel engouement que je me suis empressée d’engager le dialogue pour savoir ce que devenait cette illustre inconnue dont le pseudo fut un nom très familier dans le milieu lesbien underground des années 2000. Bien avant l’ère du streaming, cette époque est marquée par la prolifération du partage peer to peer sur Internet. Sur e-mule, toute une génération télécharge alors des films et des séries LGBT qui ne sont pas encore diffusés sur les ondes européennes. Un grand nombre de ces fichiers vidéo en anglais sont sous-titrés par une certaine «Pikachu1060» dont la signature, telle un clin d’œil, figure à la toute fin des vidéos.
Christine est aujourd’hui une heureuse maman de deux jeunes enfants. Elle vit à Bruxelles avec son compagnon, incognito malgré la notoriété secrète qu’elle a pu avoir par le passé. D’une humilité qui attire immédiatement la sympathie, elle s’empresse dès nos premiers échanges de préciser qu’elle n’a sous-titré qu’une partie seulement de la série The L Word, que les autres sous-titrages ont été faits par des personnes plus anonymes qu’elle, et elle qualifie d’ailleurs sa contribution de «modeste». À ces mots, je me demande intérieurement si cela a vraiment du sens de mesurer le poids d’une contribution en quantité quand il s’agit de toute façon de passer a minima des heures à travailler gracieusement pour le simple plaisir du partage avec le plus grand nombre.
Car l’histoire de Pikachu, c’est bien cela: une histoire de partages.
Revenons quinze ans en arrière. Âgée de la vingtaine, Christine, qui a fait des études de langues et maitrise couramment l’anglais et l’italien, est alors en couple avec une fille. Frustrée de ne pouvoir partager avec elle ces trouvailles cinématographiques anglophones, c’est d’abord pour cette petite amie qu’elle se met à réaliser les sous-titres français. Dans son élan, elle poste les fichiers srt – le format des fichiers de sous-titres – sur e-mule et ceux-ci sont alors directement encodés aux vidéos correspondantes par des inconnu·es. Ainsi, petit à petit, le cercle d’amies de Christine profite également de ces nouvelles versions des épisodes de The L Word sous-titrées en français et, bientôt, ces fichiers vidéo sont ceux qui circulent à une vitesse folle chez toutes les fans de la série. Christine comprend qu’elle est en train de participer à la diffusion gratuite dans le monde francophone d’une certaine culture LGBT encore trop invisibilisée et cela lui plaît. Elle s’applique d’autant plus dans son travail de traduction et prend soin de faire relire l’orthographe par des tiers avant de poster les fichiers srt. Consciente de la petite notoriété qu’elle commence à acquérir derrière son pseudo, elle se met à ajouter son adresse mail à la fin des traductions, comme une invitation à faire connaissance.
Dès lors, des messages de remerciements afflueront régulièrement dans sa boîte mail. Christine les reçoit, à chaque fois, comme quelque chose de gratifiant qui détonne de l’ingratitude habituellement réservée aux sous-titreurs. «En effet», me fait remarquer Christine, «quand tu vas voir un film en VO sous-titré au cinéma, c’est rare que tu te dises “Waouh, les sous-titres étaient vraiment bons”. En revanche, poursuit-elle, si quelque chose ne plait pas dans le sous-titrage, là les gens vont le remarquer et faire des commentaires.»
Les remerciements adressés à Christine à cette époque signifient-ils alors qu’il faille nécessairement travailler de façon gracieuse et désintéressée pour que notre labeur soit reconnu à sa juste valeur? Ou bien n’était-ce pas la générosité de Christine précisément, bien plus que son travail en lui-même, que ces messages de gratitude récompensaient? Je penche plutôt pour la deuxième hypothèse et je soupçonne même que, parallèlement, c’est justement parce qu’elle mettait son travail de traduction gracieusement à disposition que Christine a tant aimé réaliser ces sous-titres. Derrière sa production prolifique de fichiers srt, la pirate était en réalité atteinte d’un mal bien connu de la psychologie bouddhiste mais malheureusement encore trop ignoré du reste du monde: l’addiction au plaisir procuré par l’altruisme.
Peut-être est-ce là une des raisons pour laquelle Pikachu1060 n’est finalement jamais devenue traductrice professionnelle. Travaillant aujourd’hui dans le milieu de la culture francophone, la maitrise des langues reste pour elle dans le domaine du loisir: une habileté démonétarisée qui lui permet de rassasier sa soif de cinéphile, et d’assouvir son plaisir de la faire partager.
Le plaisir de Pikachu, on le voit, n’a donc jamais résidé dans la transgression de l’interdit pourtant inhérente à toute activité facilitant le partage illégal sur Internet. Et pour cause: si Christine sous-titrait des œuvres qui n’étaient pas encore disponibles en Europe, lorsque celles-ci le devenaient quelques années plus tard, elle ne manquait pas d’acheter les dvd. Une façon pour elle de respecter le travail des artistes. «Si le streaming avait existé à l’époque, je n’aurais pas hésité du tout à acheter les épisodes au lieu de travailler sur des téléchargements illégaux» me dit-elle; ce sur quoi je veux bien la croire puisque moi-même ayant été une grande utilisatrice de e-mule, je constate que je m’en passe très bien aujourd’hui, me satisfaisant parfaitement des services de streaming payants. Christine a donc la conscience tranquille sur la question épineuse du copyright et de la propriété intellectuelle. Une déconvenue dans sa carrière de pirate ébranle d’ailleurs sérieusement la logique qui veut que l’on attribue la notion de vol à l’illégalité et celle de respect à la légalité lorsqu’il s’agit de partage d’œuvres audiovisuelles. En effet, quelques années après avoir sous-titré le fichier vidéo du film britannique Nina’s heavenly delights, lorsqu’elle achète le dvd qui vient de sortir, Christine découvre avec stupeur que les sous-titres français commercialisés avec le film sont… les siens. Un sous-titreur expérimenté, en effet, ne s’y trompe pas: deux traductions indépendantes d’un film d’une heure et demi, identiques mot pour mot et à la ponctuation près, cela n’existe tout simplement pas. Ce ne peut pas être une coïncidence: le travail gracieux de Pikachu1060 a bien été volé par l’industrie commerciale du dvd.
Christine a été réellement affectée par cette mésaventure qui marquera d’ailleurs l’arrêt progressif des activités de Pikachu1060. Elle n’aurait bien sûr rien demandé financièrement pour son travail de sous-titrage de ce film, mais elle aurait simplement aimé qu’on la remercie, comme l’ont fait tant d’anonymes. Heureusement, d’autres anecdotes contrebalancent le souvenir amer de cette déception. C’est avec une joie communicative que Christine me raconte par exemple qu’elle s’est vue solennellement remerciée sur des sites Internet chinois pour ses retranscriptions en anglais des dialogues de la série australienne South of nowhere, fichiers qui ont servi de base pour les traductions en mandarin des sous-titreurs chinois.
Telle est peut-être la morale de cette histoire: la gratitude appartient décidément bien au monde du gratuit mais peut-être même qu’elle n’appartient finalement qu’à lui…
J’avoue que, pour clore mon interview de Pikachu1060, ce fantôme retrouvé de ma jeunesse, j’avais envie d’obtenir un scoop ou un secret concernant les sous-titres des épisodes de The L Word. Qu’elle me dise par exemple qu’en réalité Dana n’était pas morte d’un cancer dans la saison 3, qu’elle était simplement partie de Los Angeles, et qu’on avait toutes juste mal compris en raison d’une malencontreuse erreur dans le sous-titrage. Mais… non. Pas de grande révélation. En revanche, Christine concèdera quelques moments saugrenus dans son activité de sous-titrage, comme lorsqu’elle avait eu toute la difficulté du monde à traduire la complexité d’une commande ultrasophistiquée passée par un personnage chez Starbucks, à une époque où la chaine de café américaine n’avait pas encore traversé l’Atlantique, pas plus que Christine elle-même ne l’avait traversé dans l’autre sens pour comprendre de quoi il s’agissait exactement.
Pas de scoop, donc, mais ce n’est pas cela de toute façon qui intéresse mes amies depuis que je leur ai annoncé qu’on avait retrouvé Pikachu. Ce qui attise leur curiosité, c’est la célèbre pirate de notre jeunesse, sur qui j’ai concédé à lâcher quelques informations au compte-gouttes. «En vrai, elle s’appelle Christine! Et ouais, elle est belge figure-toi, pas française!». Avant la parution de cet article, c’est ainsi avec une parsimonie très calculée et jubilatoire que j’ai parlé de Pikachu, en allant du plus anodin jusqu’au plus croustillant: «Et non, tu vois, finalement elle est pas lesbienne mais bi!»
Je crois même avoir ajouté en pensée, avec une fierté infantile: «Comme moi ! Na-na-nère…» Et oui: décidément, même dans le milieu démonétarisé de l’underground, les stars ont leurs groupies…
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