RECHERCHER SUR LA POINTE :

Ilyas Mettioui ©Gaelle Varado Dufay

Du plaisir du théâtre

Grand Angle

Karolina SvobodovaIlyas Mettioui, tu es acteur, auteur, metteur en scène. Tu travailles également dans des projets de médiation et collabores à la fois avec des acteurices professionnel·les et non-professionnel·les. Est-ce que tu peux revenir sur ce parcours? Comment as-tu développé ces différentes pratiques?

Ilyas MettiouiÇa a commencé par le jeu. C’était le premier rapport, très instinctif. Il y avait le plaisir de jouer, avant même celui d’être spectateur. La passion de spectateur de théâtre est venue plus tard, doucement. Mon premier partenaire a d’abord été la télévision, pour être honnête. Puis le cinéma, la musique et enfin le théâtre.

 Hofstade ©Véronique Vercheval
On aime le cinéma, mais en réalité, on aime certains films, un certain type de films.

J’aime comparer nos passions pour le théâtre et pour le cinéma. Les gens disent qu’ils aiment le cinéma, mais dès qu’on parle de théâtre, ils répondent souvent: «Ah, moi le théâtre, j’aime pas.» Pourtant, proportionnellement, ils ont souvent vu très peu de pièces, comparé au nombre de films qu’ils ont vus! On aime le cinéma, mais en réalité, on aime certains films, un certain type de films. Il faut du temps pour découvrir ce qu’on aime. Et ce temps-là, on se l’offre moins pour le théâtre. Personnellement, il m’a fallu du temps pour trouver des pièces qui me parlaient, pour me donner le même espace de spectateur et trouver, dans toutes ces propositions, ce qui résonnait en moi. Et ce qu’on aime évolue, évidemment. Et ça va aussi si on n’aime pas quelque chose, c’est important à souligner.

Comment la formation, l’organisation d’ateliers et de laboratoires sont entrés dans ta pratique?

J’ai commencé à donner des ateliers en parallèle de mon premier spectacle. Au début, c’étaient plutôt des commandes de théâtre. Je me suis rendu compte que ça me plaisait beaucoup et que ça enrichissait ma pratique. J’en ai fait de plus en plus, et ça a vraiment nourri mon travail. J’y découvrais d’autres schémas, d’autres façons d’aborder l’art, mais aussi d’autres artistes qui ne sortaient pas des écoles de théâtre et qui m’impressionnaient sur le plateau. C’est pourquoi encore aujourd’hui, j’organise des labos de recherche et de rencontre.

Ouragan ©Laurent Poma

Et la pratique d’écriture?

Au début, je ne me sentais pas légitime en tant qu’auteur. Sur Ouragan, j’ai décidé d’inviter plusieurs autrices pour faire des essais, jusqu’à ce que Sarah Brahy, qui était censée écrire le spectacle, me convainque que j’étais le seul à pouvoir écrire ce texte. Le contenu était trop proche de moi. Elle est devenue dramaturge sur le projet. Progressivement, de projet en projet, j’ai pu assumer ce rôle-là.

Il se passe de belles choses quand on ne sait pas encore tout à fait faire quelque chose…

Ça a donc été assez progressif. Je réalise aujourd’hui que ce qui m’excite, c’est d’ouvrir de nouvelles pratiques ou recherches, comme la danse, par exemple, que j’explore depuis cinq ans. Il se passe de belles choses quand on ne sait pas encore tout à fait faire quelque chose, parce qu’on l’apprend en le faisant, on le réinterroge à chaque étape. On ne reproduit pas sans cesse les mêmes schémas, on aborde les sujets par des angles inédits. J’aime beaucoup cet endroit d’incertitude et de recherche, même si, évidemment, je ne suis pas à l’abri des vertiges du doute créatif. Ça fait partie du processus.

Est-ce également pour cela que tu collabores, pour des spectacles professionnels, avec des artistes qui ne sont pas formé·es dans les institutions théâtrales? Que cherches-tu dans ces profils et quels défis cette manière de faire pose?

J’aime rencontrer des artistes, professionnel·les ou amateur·rices, peu m’importe.
Certains ont des parcours particuliers, mais ont déjà une recherche artistique ancrée, parfois dans une autre discipline comme la peinture, et qui vont s’essayer au plateau. Parfois, c’est leur engagement sociétal qui m’attire, parfois leur personnalité, je ne sais pas l’expliquer. En tout cas, j’aime travailler avec des gens que je trouve intéressants.

Le défi avec des personnes qui n’ont jamais fait de scène, c’est de ne pas s’enfermer dans la posture du «sachant».

Le défi avec des personnes qui n’ont jamais fait de scène, c’est de ne pas s’enfermer dans la posture du «sachant». Il ne s’agit pas de donner un cours. Ce n’est vraiment pas la même chose, un atelier et un projet. Dans le cadre d’un projet, il y a un deal à faire ensemble: s’assurer des motivations de la personne avec laquelle on collabore, de son envie d’être artiste, même juste pour un instant, et de participer à une recherche artistique où l’on découvre l’artiste qui est face à nous.

Est-ce que tu as un exemple concret?

Je pourrais parler d’Annette Baussart. J’avais fait un projet qui s’appelait Peter, Wendy, le Temps, les Autres . Avec ma collègue Camille Sansterre, on ne cherchait pas des «artistes» mais des personnes âgées qui viendraient témoigner. Ça a été plus de trois ans de rencontres et d’entretiens. On filmait ces rencontres.
Parmi ces personnes, j’ai rencontré Annette, qui est devenue une amie. Elle est donc venue témoigner sur scène et racontait sa vie, son parcours amoureux et son rapport aux années qui passent. Le spectacle a super bien fonctionné, particulièrement quand elle montait sur scène car elle a une force de présence incroyable. J’ai vite réalisé qu’Annette, c’est une artiste. Elle a quelque chose d’une performeuse née, même si la vie ne l’a menée que tard vers les arts vivants. Je lui ai donc ensuite proposé un rôle dans mon spectacle Knokke le Zoute , c’était son premier rôle de fiction. A star is born . Depuis, après ce projet, une autre metteuse en scène a construit un spectacle autour de la vie d’Annette, avec elle au centre, et c’est un succès. Comme quoi son récit de vie est une source inépuisable.
La collaboration avec Annette est un bon exemple pour sortir de la séparation qu’on fait habituellement entre pro et amateur. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’Annette est une grande actrice. Elle a des fragilités, sur le texte ou la technique, mais son naturel, sa justesse, m’ont profondément marqué. Quand je travaille avec elle, je ne vois une artiste et une personne que j’aime.

Peter, Wendy, le Temps, les Autres  ©Alice Piemme
Au-delà de la dichotomie pro/amateur, il est important de mélanger les familles d’artistes, les différentes pratiques.

Au-delà des créations, les rencontres que je fais dans le cadre de mon écriture me permettent de grandir en tant qu’individu, d’ouvrir d’autres portes, et je souhaite que ce mouvement aille dans l’autre sens aussi, qu’il soit épanouissant pour les personnes avec qui je collabore.
Au-delà de la dichotomie pro/amateur, il est important de mélanger les familles d’artistes, les différentes pratiques. Quand on a fait la même école, qu’on a le même âge, qu’on vient du même milieu, ça m’intéresse beaucoup moins. Il m’est essentiel de lutter contre l’entre-soi théâtral.

Est-ce que ces enjeux d’ouverture, créés par la rencontre d’autres profils d’artistes, rejoignent chez toi une réflexion sur les publics auxquels tu t’adresses?

Si quelqu’un n’aime pas le foot, on ne lui demande jamais pourquoi il ne va pas voir de match.

Sans doute. Ça faisait partie de mes réflexions en début de carrière: tenter d’élargir les publics, et le faire volontairement. Ça me fait rire, parce que souvent j’écrivais un spectacle en pensant à certaines personnes de mon entourage qui ne vont pas au théâtre. Je pensais à une personne en particulier, j’écrivais une scène, j’invitais cette personne, j’insistais pour qu’elle vienne, et neuf fois sur dix, ça ne marchait pas. La personne déteste. Et, à l’inverse, d’autres personnes que je n’aurais pas osé inviter accrochent complètement à la proposition. J’en conclus qu’il faut avoir l’humilité de se dire qu’on n’a pas le contrôle là-dessus. Les gens font leur choix, et c’est très bien comme ça. Ne pas présumer de ce qui est bon pour l’autre.

 Hofstade ©Véronique Vercheval

La scène manque parfois d’autres représentations. Et évidemment, on a tous besoin de s’identifier à des récits et à des artistes qui nous ressemblent aussi, de se retrouver dans les représentations proposées. Mais ce sont aussi des endroits qui ne sont pas contrôlables. Il s’agit d’être honnête quand on écrit. Je suis bien sûr heureux quand, dans ma salle, il y a des mélanges de publics et ça arrive souvent. Ça me rend dingue quand je marche dans la rue pour aller au théâtre et que j’y vois une diversité culturelle et sociale, puis que celle-ci s’efface, passé la porte de l’institution. Mais ce n’est pas mon seul but. Alors, j’y travaille dans une certaine mesure: sur une communication différente, mais surtout sur une écriture vraie et authentique. Et c’est ça le plus important.

Parfois, ces opérations de médiation au burin me mettent mal à l’aise.

Ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut pas que ce soit le moteur principal de l’écriture. Je n’essaye pas d’avoir un public cible, je ne fais pas de marketing. D’ailleurs, si quelqu’un n’aime pas le foot, on ne lui demande jamais pourquoi il ne va pas voir de match. Alors pourquoi faire ça avec le théâtre? Pourquoi obliger les gens? Parfois, ces opérations de médiation au burin me mettent mal à l’aise.
Les publics «captifs» des écoles, c’est toujours questionnant. Une représentation scolaire peut être très belle, mais ce sont quand même des enfants obligés d’être là. Il me semble plus pertinent d’ouvrir des portes, de poser des cadres accueillants et de se demander de quoi on parle et avec qui on parle. La programmation d’artistes divers me semble plus efficace qu’un programme de médiation maladroit.

Au début de notre entretien, tu évoquais ton entrée dans le théâtre en tant que spectateur. Quel spectateur es-tu aujourd’hui?

Le théâtre, ce n’est pas un film qu’on va revoir.

Déjà, je réalise que ce que j’aime aujourd’hui, ce n’est pas ce que j’aimais il y a cinq ans, et que je n’aimerais certainement pas la même chose dans cinq ans. Et je célèbre ce mouvement. Ces derniers temps, je vais beaucoup au théâtre, déjà parce que j’aime ça, mais aussi parce que c’est mon boulot et que je veux me tenir au courant.
En tant que spectateur, je prends des risques: je vais voir des choses qui ne m’appellent pas forcément. Il y a des spectacles qui ne sont pas pour moi, et ça ne me dérange pas de ne pas les apprécier. Parfois, il y a des choses que j’ai l’impression d’avoir déjà vues, et je ne vais plus les voir mais ce n’est pas une critique: c’est très bien que ça existe! Le théâtre, ce n’est pas un film qu’on va revoir.

j’aime aussi le théâtre comme événement social: sentir les gens autour de moi, ce que nous vivons ensemble, au-delà des mots ou d’une histoire.

Dernièrement, j’aime qu’on m’offre un peu d’espace pour me perdre dans mes pensées, pour faire mon chemin seul. Je n’ai pas besoin qu’on me donne toutes les réponses. Cela n’empêche pas une vraie pensée dramaturgique et un propos, c’est simplement un autre style d’écriture.
Au-delà des œuvres, j’aime aussi le théâtre comme événement social: sentir les gens autour de moi, ce que nous vivons ensemble, au-delà des mots ou d’une histoire.
Je trouve qu’un spectacle, c’est souvent très généreux : c’est un concentré de plusieurs années de travail en une heure ou une heure et demie. Et quand le jeu est entier, quand les artistes livrent leur questionnement et pas juste leur intellect, une symbiose se crée. C’est très épanouissant.

David et Marisel Méndez Yépeze, Ilyas Mettioui, RECORDAR, c’est vivre à nouveau  ©Laurent Poma

Revenons à ta pratique de metteur en scène. Sur quoi travailles-tu maintenant?

Je suis en début de projet, je pars m’isoler pour écrire là, bientôt. Il s’agit du dernier volet du cycle Écume (Knokke le Zoute et Hofstade).
C’est un hommage théâtral indirect à un homme qui n’aimait pas le théâtre et aimait beaucoup sa vie privée: mon père. Je ne raconterai pas sa vie, d’abord parce qu’il ne l’aurait pas voulu, mais aussi parce que le sujet se situe ailleurs.
Je ne veux pas rester sur du narratif. Quand mon père est mort, j’ai vécu un voyage intérieur, presque mystique, où nous arrivions enfin à communiquer. Je suis revenu avec des images mentales, mais sans le son: je ne me souviens plus de ce que nous nous sommes dits.

L’idée est de présenter une sorte de rituel drôle et fragile

Avec Lia Bertels, nous recréons ce voyage en film d’animation, et sur scène nous créerons la bande sonore du film, mêlant voix, bruitages et musique. Sihame Haddioui m’offrira son regard pour la mise en scène, parce que cette fois, je vais remonter sur scène pour jouer ce projet (sauf si je change d’avis d’ici là). Je serai accompagné d’un musicien. L’idée est de présenter une sorte de rituel drôle et fragile, qui interroge les mots jamais prononcés, les héritages masculins, les parcours de transclasses.

Le projet oscille donc entre théâtre, musique et cinéma d’animation. Je l’appelle Euphoria, en référence à Melancholia. Là où l’imminence de la fin d’un monde se fait sentir, j’essaie d’y trouver la joie d’un autre monde à construire.
S’il y a une recherche sur la voix et les mots à prononcer, c’est parce que quand j’étais petit, j’ai fait du doublage (un peu par hasard). Cela m’a apporté un peu d’indépendance financière très tôt, mais ça m’a aussi fait perdre ma manière de parler, c’est une certaine violence. Ce projet me permet de reprendre le contrôle, de récupérer en agentivité et de réutiliser le doublage pour chercher quels mots on voudrait dire, notamment à un père, ou qu’on aurait aimé entendre de celui-là même.

C’est ça, la joie de faire de l’art vivant: on ne met rien en boîte.

Je dis ça, mais la création est prévue pour dans plus d’un an. D’ici là, beaucoup de choses peuvent changer. D’autant que j’ai l’habitude d’écrire jusqu’à la dernière minute et même après les premières. C’est ça, la joie de faire de l’art vivant: on ne met rien en boîte.


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