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Affiche du Bifff, 1985.©Tardi

Le Bifff, morceaux choisis

Émois

Intérieur nuit

La salle du Passage 44 est comble. Il fait plus de 30 degrés, et ce n’est pas une licence poétique: on meurt réellement de chaud, ça sent l’humain. Fort. Le tumulte est intense. Tout le monde connaît quelqu’un, garde une place pour Brigitte, ou hèle Christian, là-bas, mais oui, je te dis que c’est lui. Christiaaaaaaaaaaan. La tension et l’excitation sont palpables. La salle s’assombrit, la séance va commencer, le tumulte se fait brouhaha. Enfin, le noir se fait. Mais la salle ne se tait pas, immense jungle animée d’une vie propre. Soudain, loin derrière, une voix hurle à pleins poumons, les cordes vocales tendues à craquer: «Tuer Encore!». La salle, à l’unisson, répond à tue-tête: «Jamais plus!». Le rituel se répète. «Tuer encooooore», et l’on insiste sur cet «encore», car la pulsion est forte et quasi-irrésistible. «Jamais pluuuuuuuus!» et l’on allonge le «plus», parce que le film d’où vient cette citation muée en cri de guerre était un navet allemand, vu l’année précédente au même endroit, et que ce «Jamais plus» était une voix off – celle de la conscience du tueur pathétique, mu par ses pulsions de meurtre. «Tuez encore! Jamais plus!». Un sésame partagé par les déjà afficionados. Tout va bien. La salle se calme, le générique débute. On est bien, on va avoir peur et rire ensemble. On est au Bifff. On est en 1985. C’est la troisième édition du Festival.

Retour vers ce passé

En 1985 donc, quelques journalistes de cinéma allumés – dont bibi – décident de transformer, le temps du Festival du Film Fantastique et de Science-Fiction de Bruxelles, leur magnifique mensuel belge – Visions – en un quotidien, pour rendre compte des petits et grands moments du Festival, des coulisses, des critiques-minutes et des rencontres palpitantes. Bref, pour faire vivre aux spectateurs, à qui ce quotidien (papier) est offert, l’enthousiasme et le joyeux capharnaüm qui sont la «touche» de ce Festival unique. Il y aura le Dune de David Lynch, et Phenomena de Dario Argento, Chromosome 3 de Cronenberg. Bref, du lourd, comme on ne disait pas encore à l’époque. Il n’y a pas d’Internet. Et on travaille à la punk, en mode fanzine, avec photocopies pré-imprimées et découpes de textes tapés à la machine. Archaïque, non? On s’attendrait à voir Gutenberg surgir pour vérifier la justification des textes. Bref, c’est foutraque, plein de cris et de fureur, d’engueulades avec la famille Peymey qui préside le Festival, et puis de réconciliations. La passion est là, partagée par tous à chaque minute. Dune sera un gros film un peu boursoufflé, mais avec quelques minutes qui rendent la version de Denis Villeneuve appliquée et scolaire. Phenomena n’est pas à la hauteur de Suspiria ou de Inferno, mais Dario Argento reste LE maître absolu de l’horreur opératique. Celui dont les images hantent toujours. Et Chromosome 3 déploie la vision de la femme, du rapport au corps et à l’enfantement de Cronenberg, des thèmes qu’il travaillera pendant les vingt années à venir, et qui nous hanteront pour toujours. Le Quotidien du Bifff connut une dizaine de numéros, et fut une aventure épique au service d’une aventure déjantée. Ma jeunesse.

Dynastie du Bifff

Sur les fonts baptismaux du Bifff, deux familles et des amis. Freddy et Annie Bozzo, les frère et sœur animateurs de maisons de jeunes passionnés de cinoche. Guy et Georges Delmotte, qui viennent plutôt du rock. Ajoutez Gigi Etienne, la copine cinéphile, et vous avez la dynastie au complet. Tout au long de leur règne, le Bifff aura été un lieu de culture et de fun populaire, de découvertes bizarres et de mises à l’honneur émues, du cinéma anglais, italien, américain, puis coréen, japonais, européen et international. La curiosité des organisateurs ne connaissait pas de limites, et même quand le genre fantastique s’est un peu essoufflé (pour ma part, je reste un fan de l’horreur des années 1970 et 1980), les lascars du Bifff ont cherché plus loin, plus fort. La marque de fabrique du Bifff, c’est que le festival a gardé un côté «Off», sans prétention, artisanal, joyeux et ne se prenant pas trop au sérieux. Le plaisir est roi. Et comme disait Truffaut, «le cinéma règne». Dans notre cas, c’est souvent le Bis un peu cracra qui règne, mais le fun est toujours au rendez-vous de ce cinéma Paradisio de l’horrible. Et les Bozzo-Delmotte-Etienne furent nos anges gardiens.

Freddy Bozzo ©Fabienne Cresens.

Flashback (si, si, je me souviens mieux que Perec). Les bancs sont durs! Avant le Bifff, les mêmes animateurs animent avec bonhomie des week-ends dans des maisons des jeunes. Je me souviens d’un week-end du film italien, et d’un week-end d’horreur, déjà, sur des bancs, des matelas et des chaises de jardin qui vous découpent les fesses. Leur vocation n’attend pas le nombre des années.

Repères délétères

Alors quoi, un florilège? Pas évident depuis trente ans (le Festival démarre officiellement en 1983!). Plutôt un mini-kaléidoscope. Je crois que le Bifff restera l’endroit du bizarre jubilatoire ou de découvertes dérangeantes. Prenez The Basket Case, de Frank Henenlotter (tourné en 1982, et présenté au Bifff quelques années plus loin). Le jeune Duane se coltine un curieux panier d’osier, doté d’une vie propre, et sème une palanquée de cadavres dans un scénario radical et foutraque.  Une histoire de fratrie déjantée, bricolée avec humour et noirceur par un réalisateur new-yorkais que Tarantino doit aimer. Frank Henenlotter donnera ultérieurement  Frankenhooker (histoire de prostituées réellement explosives), ou Brain Damage, où des parasites se délectent de cerveaux humains. Les vidéos-clubs en rêvaient, Frank Henenlotter les tournait!

Restons dans le navrant avec l’avènement de The Toxic Avenger et de la boîte de production qui lui donna vie, Troma Entertainment (ça ne s’invente pas). Produits à la six-quatre-deux, les films Troma explorent avec délectation le gore, la violence, les mutations causés par les déchets nucléaires et la satire provoc’. The Toxic Avenger narre les tribulations de Melvin Junko, nettoyeur de piscine et victime d’une bande d’affreux qui le harcèlent sans relâche. Il tombera dans un fut de déchets toxiques et en ressortira Toxic Avenger, super-héros dérisoire et crapoteux, avide de vengeance et de meurtres. The Toxic Avenger fit un tabac (et connut plus de quatre suites et avatars). Au Bifff, le film de Lloyd Kaufman et Michael Herz gagna illico le statut de culte! (On note qu’un autre succès de Troma Entertainement sera  Tromeo and Juliet. Un must, à coup sûr – je ne l’ai pas vu).

Flashback (dans le flashback, c’est presque postmoderne).
J’ai 19 ans, et mon permis depuis un mois. C’est la première fois que je viens à Bruxelles. Il y a des séances de minuit à ne pas rater! Et quand on aime l’horreur, on n’a peur de rien. À 30 km heure sur le boulevard Pacheco (ce n’était pas la limitation de vitesse de l’époque, mais celle de mon courage). Impression forte et émotion totale. Je viens au Bifff, et c’est juste magique.

Môme

Attraction dans l’attraction, le Magic Land Théâtre est tout droit héritier des cafés-théâtres parisiens. On pense à Romain Bouteille, voire à un Splendid mâtiné de cirque ambulant, et les créateurs de Légitime Démence ou L’Apocalypse n’aura pas lieu, Patrick Chaboud et sa brigade de farfelus, se donnent à fond pour chauffer la salle du Bifff. On se souviendra avec émoi des sessions de rafting sur marée humaine. Imaginez un Dinky, petit canot gonflable, arrimez-y un naufragé du Magic Land, et lancez le tout dans le public du Passage 44.

L’arte povera rencontre l’humour crétin roboratif.

À charge de celui-ci, par une houle collective aléatoire, de faire naviguer l’esquif jusqu’au bout de la salle et retour sur la scène. Hystérie et roulis! Le spectacle est littéralement dans la salle. Autre épisode qui marquera les esprits: la création mondiale de PoubelleMan, l’homme des déchets, un écho parfaitement allumé du Toxic Avenger version bruxelloise. L’arte povera rencontre l’humour crétin roboratif. Il y a dans les animations du Magic Land une part d’enfance qui enchante un public encore facile à bluffer…

Retour aux morceaux choisis

Plus glaçant, et d’une facture cinématographique plus inspirée (lisez, moins bricolée), Henry, Portrait of a serial killer. En 1986, John McNaughton suit les jours et les nuits de Henry, un serial killer génialement interprété par Michael Rooker. S’il y a évidemment derrière Henry un réel tueur (Henry Lee Lucas), ce qui intéresse surtout ici est l’approche quasiment documentaire du film et une très belle matière filmique. Le côté appliqué de Henry, le démembrement des corps, la vidéo du meurtre d’une famille complète que le tueur regarde tranquillou (façon mise en abyme): l’absence d’émotion que le film communique est parfaitement glaçante, et l’on se prend à s’identifier à ce tueur sociopathe, mais pas tout à fait antipathique, qui réveille celui qui est sans doute assoupi en chacun de nous (ou alors c’est juste moi? ). Le film n’est pas sorti avant les années 1990, et le Bifff l’a présenté après sa projection au Festival de Berlin, où le film créa pas mal de remous. Parions que David Fincher s’est penché sur Henry au moment de la création de Mindhunter…

Dernier repère ici, plus récent (on n’est plus au 44, mais au Palais des Beaux-Arts – c’est moins bien, mais c’est plus chic), Antiviral, réalisé en 2012 par Brandon Cronenberg, le fils du patron. Beau comme un conte malade. On appelle Freud. Ou Lacan. Mais quelle belle idée blafarde: vous êtes fan d’une vedette (Brad Pitt, Beyoncé…), vous collectionnez les tee-shirts. Mais pourquoi ne pas aussi vous faire injecter les virus de vos stars? Une grippe de Georges Clooney, une gastro d’Adèle, voire un petit herpès de Michael Bubblé? Dans l’univers d’Antiviral, les pourvoyeurs de virus se font eux-mêmes doubler par un trafic parallèle de virus mortels…  Le degré ultime de la «fan attitude» quoi, faites-vous injecter la même saleté qui tue votre star préférée, et souffrez avec elle. Un scénario clinique et impitoyable – ça doit être rigolo, les repas de famille, chez les Cronenberg. Et la naissance d’un réalisateur 1000% Bifff.

Clôture

1985. Freddy Bozzo entre en scène pour un bout d’interview avec Dario Argento après la projection de Phenomena. Longs cheveux, barbe post hippie, dégaine cool. Et la salle crie à l’unisson, «Jésus, Jésus», comme chaque fois que Freddy entre en scène.
Argento est interloqué. Feddy est ému. Nous aussi.

Demain, le Bifff au Heizel. Du 29 août au 10 septembre. Nouveau team. Même esprit ? On y sera…