Juana Ficción, chronique d’une disparition
Émois20 juillet 2024 | Lecture 4 min.
Le temps, pour les supposément éphémères arts de la scène, est un allié autant qu’un ennemi. Il révèle et efface, il s’étire ou s’enflamme. Il offre à la mémoire un tapis ou un gouffre. Or dans la frénésie d’un festival, l’abondance des choses vues opère d’elle-même un tri.
À distance – modérée –, observer ce qui reste. Confirmer l’intuition du moment: l’instant qu’on imaginait gravé l’est bel et bien. Inoubliable soir de juillet qui descend en douceur sur le cloître des Célestins. À 21h, la lumière reste franche, et les oiseaux bavardent entre les deux platanes. Du tulle rose thé ponctue le noir des costumes d’un orchestre de chambre (Grupo Enigma) et d’un ensemble vocal (Schola Cantorum Paradisi Portae), tous deux de Saragosse. Compositions contemporaines (Iñaki Estrada), arrangements électro et musique ancienne bientôt vont se répondre, voire s’entremêler.
Sous les arcades, deux silhouettes furtives. Un homme, une femme. Sa presque nudité se coule sous un voile où s’esquisse un visage.
Plus de trente ans après sa pièce El triste que nunca os vidos, consacrée à Jeanne Ire de Castille, La Ribot renoue avec la reine réduite au silence et recluse pendant 46 ans. Pour Juana Ficción, la chorégraphe, metteuse en scène et performeuse (née Maria Ribot à Madrid, établie à Genève, figure phare de la danse contemporaine depuis les années 1980) s’associe au chef d’orchestre Asier Puga, et retrouve le comédien Juan Loriente.
Entre majesté et burlesque
Marionnette politique, mariée à Philippe de Habsbourg pour asseoir l’immense empire espagnol, à la mort duquel leur fils Charles Quint la fera enfermer à jamais au couvent de Tordesillas, accusée de démence, figée dans l’appellation de Jeanne la folle, Juana I de Castilla (1479-1555) retrouve ici une présence. Sous les traits de La Ribot, manipulée, montée sur un tabouret, chaussée de rouge vernis, caparaçonnée d’une veste bronze, cagoulée, bientôt parée d’autres étoffes qui couvrent, masquent, enveloppent, la figure royale oscille entre majesté et burlesque. Entre jarretière de raisins et couronne-casque en maille ajourée. Entre parade et chute. Entre Buñuel, Bosch et Lynch.
La chute, d’ailleurs, adviendra. Annoncée par la voix off qui, d’abord, a invité le public à scanner un QR code et regarder, comme un tableau miniature sur téléphone portable, un court film – plan rapproché de la danseuse – extrait du spectacle de 1992. La voix qui, ensuite, a annoncé les caballeros: en guise de chevaliers sont entrés en scène les deux interprètes à bicyclette. La voix qui, alors, a prédit leur chute.
Engloutie par la nuit
Comme d’autres précédemment (singulièrement le En atendant de Rosas, créé en 2010 et repris en ce même lieu en 2023), La Ribot et ses comparses misent sur le déclin de la lumière, le glissement du jour à la nuit. La pénombre s’installe, ponctuée maintenant des seules lueurs rouges des vélos renversés. Autour de Juana à terre, l’homme a disposé un drap noir. Fruits et fleurs – ultimes parures, hommages, offrandes – ornent le corps au visage désormais couvert. Commence alors un lent rituel où, en guise de toilette mortuaire, l’homme de l’ombre – en qui depuis le début s’incarne l’ambiguïté du gardien ou de la menace – enduit peu à peu de peinture noire la gisante tout entière. Avec la nuit tombée s’accomplit l’engloutissement final.
Si le public réagit très diversement à la proposition chorégraphique, théâtrale, musicale, plastique de La Ribot et Asier Puga, sa conclusion s’imprime pour longtemps en nous. Fulgurance étirée où la métaphore épouse la matérialité de l’instant. Où l’épaisseur du sujet se condense au point de tutoyer le néant, dans un dispositif vertigineux de simplicité.
Présenté du 3 au 7 juillet au Festival d’Avignon, Juana Ficción sera joué du 5 au 8 septembre à La Bâtie-Festival (Genève) et les 13 et 14 septembre au Centro de cultura contemporánea Condeduque (Madrid).
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