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Série Recto/Verso
La série Recto Verso part à la rencontre de ces artistes qui exercent un double métier, par plaisir, passion, ou tout simplement pour «sur»vivre.
épisode 18/18
18/18
©Dikave studio.

Cinéaste et thérapeute corporelle

Grand Angle

épisode 18/18

Professions: Comédienne, réalisatrice, productrice, diffuseuse, plombière. Aujourd’hui thérapeute corporelle, praticienne de la méthode «Rosen».

Dernière création: Autrement (avec des légumes) (2015)

Formations: une année intensive en comédie à Paris (Philippe Gaulier et Monika Pagneux); en plomberie aux arts et Métiers; en art visuel à l’Académie de Molenbeek avec Thierry Zéno; en Gestalt Thérapie à L’institut Belge de Gestalt, et en France pour la méthode «Rosen».

Laurence Van GoethemPar quoi et où as-tu commencé ta carrière?

Anne ClossetJ’ai d’abord tenté l’expérience de comédienne à Paris, puis j’ai intégré le Collectif L’Ymagier Singulier avec Thierry Salmon à Bruxelles, créé par des jeunes artistes qui sortaient du Conservatoire, comme Serge Rangoni, Christian Machiels, Michel Bogen. On investissait des lieux au début des années 1980, comme L’Arsenal du Charroi – 4000m2 de hangar désaffecté sur le boulevard Général Jacques à Etterbeek. Pour exister, il fallait tout faire soi-même, et il n’y avait pas d’argent public. C’était le tout début du financement pour le théâtre, mais uniquement pour des créations ponctuelles.
Quand le collectif s’est dissout, j’ai continué à gérer l’Arsenal pendant trois ans, avec Philippe de Pierre-Pont, cinéaste, et Jean-Louis Gilles, régisseur. La Société Nationale du Logement était propriétaire du lieu, mais nous le prêtait; nous le mettions à disposition des premières créations des jeunes sortis des écoles (La Cambre, l’Insas, etc.) et nous y organisions de grandes fêtes.

De quoi vivais-tu?

À ce moment-là, je vivais dans des squats avec rien du tout, mais au bout de quelques années, je souhaitais quand même gagner un minimum ma vie et trouver un logement décent. Je me suis mise à faire de la plomberie, tout en gérant bénévolement l’Arsenal.

J’ai ressenti un vrai bonheur de pouvoir vivre décemment de mon travail.

Quand je suis passée du statut d’«artiste-comédienne» à «plombière-indépendante», j’ai ressenti un vrai bonheur de pouvoir vivre décemment de mon travail! Je sortais enfin de la misère. Ça a duré trois ans.

Comment t’es-tu lancée dans la production et la diffusion?

Quand l’Arsenal a fermé définitivement, j’ai abandonné la plomberie et j’ai créé une structure (Athanor) qui prenait en charge tout le travail autour de l’artistique: administration, production, diffusion. J’ai travaillé avec des artistes dont Zap Mama, Marie Daulne, Thierry Debroux, la compagnie Un œuf is un œuf (Mauro Paccagnella), Philippe Tasquin et Vincent Trouble (chanson française), Diane Broman, le Metropolitain Théâtre (Marabout Flash), Jean-Claude Berutti, et d’autres. Pendant sept ans, j’ai laissé de côté mes aspirations artistiques personnelles pour me consacrer à la production et à la diffusion des autres. Nous avions nos bureaux en face des Halles de Schaerbeek, au-dessus du café l’Âne vert.

Parvenais-tu à être rémunérée?

Je n’ai pratiquement pas été rémunérée pendant ces années de production, nous fonctionnions avec le statut de chômage artistique. Je prenais des risques financiers tout le temps. Par exemple, je n’étais pas censée voyager, or je devais suivre les Zap Mama en tournée… Malheureusement, dès qu’un groupe ou qu’un projet commençait à bien marcher, on se faisait récupérer par le show-biz. Par exemple, nous avons créé le festival de chansons françaises Les Francofolies de Spa, mais après la première édition on s’est fait récupérer. On a aussi perdu les Zap mama dès qu’elles ont commencé à avoir du succès. J’ai cherché pendant plusieurs années la viabilité de cette structure mais, si j’ai permis à certains artistes de vivre de leur travail, je n’ai pas réussi à me rémunérer moi-même correctement comme productrice.

Comment es-tu devenue réalisatrice?

J’ai arrêté la production et je me suis lancée dans le cinéma, après une brève formation à l’Académie de Molenbeek avec Thierry Zéno. Mon premier film documentaire a été coproduit par la Tunisie, en 2001: Parle («Takallam» en arabe). C’était le suivi d’un processus de création d’un spectacle théâtral. J’ai travaillé pendant dix-sept ans comme cinéaste, avec à peu près un film tous les deux, trois ans.

Tu as réussi à vivre de ton art?

J’ai toujours cherché à vivre de mon travail mais il y avait une régression par rapport aux années 1990, ça devenait quasiment impossible de gagner sa vie comme réalisatrice. Concevoir et réaliser un film est déjà un vrai parcours de combattant, mais une fois qu’il existe, il faut encore trouver de l’énergie pour le faire vivre, c’est un sacré boulot! Et faire de l’autopromotion, ce n’est jamais facile. Pour vivre, je réalisais des films de commandes et animais des ateliers dans des écoles.

Tu as aussi siégé à la Commission des Arts du cirque et de la rue pendant longtemps. Pourquoi?

Cette question de comment vivre de son art a traversé toute ma carrière.

Les arts de la rue étaient un secteur émergent à l’époque et cette question de comment vivre de son art a traversé toute ma carrière. Entre 2000 et 2012, je me suis battue pour augmenter la part de financement pour les compagnies et les artistes. C’était important d’établir des critères objectifs pour les subsides, qu’il y ait une politique un peu cohérente.

Tu as participé aussi aux réflexions concernant le «statut d’artiste»?

Oui, on s’est arraché les cheveux sur cette question dans les années 1990. Il y a eu plein de rassemblements et de débats, avec Suzanne Capiau, entre autres.
Il y a eu aussi la création de SMART, par un de mes collègues, Pierre Burnotte, qui s’est associé avec Julek Jurowicz. C’était une façon de rassembler les artistes et de trouver des solutions à leurs problèmes administratifs et financiers, et de développer des accompagnements de projets.

L’artiste n’a pas à être mis dans la case «chercheur d’emploi».

Un·e artiste travaille constamment. Il n’a donc pas à être mis dans la case «chercheur d’emploi». C’est complètement aberrant. Il faudrait créer une caisse séparée pour les artistes, qui soit adaptée à sa pratique et non pas liée à l’ONEM. Un·e artiste doit pouvoir voyager, travailler avec un revenu de base minimum décent, et bénéficier d’aides ponctuelles pour ses projets. Et puis, le temps est important, il faut bien comprendre cela. On ne peut pas demander à une personne des dizaines de créations par an, on n’aura pas la qualité.

Penses-tu que les choses aient évolué aujourd’hui?

On a beaucoup d’excellentes écoles et de nombreux artistes, ce qui est très positif dans une société démocratique. Il n’y a jamais trop d’artistes. C’est une question de positionnement de fond: il faut se demander ce que c’est que l’art et en quoi il est important. Et que les politicien·nes aient une certaine force de décision. Malheureusement, les budgets n’ont pas beaucoup augmenté; donc pour une même enveloppe, au lieu de financer dix projets, il faut en financer le triple aujourd’hui.
Au bout de quelques années, la plupart des jeunes artistes changent de métier, surtout s’ils ou elles commencent à avoir une famille, des enfants. Moralement aussi, ce n’est pas simple, on perd parfois sa dignité, sa confiance en soi.

Pourquoi as-tu arrêté de faire des films?

On est souvent prêt·es à tout pour réaliser ses projets artistiques et on donne la priorité à la recherche de sens, d’espace et de liberté. On ne pense pas à l’argent, on essaie juste de ne pas être écrasé par des systèmes économiques oppressants. Mais à un moment, tout cela m’a épuisée, surtout mentalement. Je n’aurais pas pu faire un film de plus. Faire vivre un projet artistique et exister est un combat permanent. La posture de l’ONEM a contribué aussi à ce que je décide de tout arrêter. On me demandait d’accepter n’importe quel autre travail parce que je n’avais pas assez de contrats, alors que je n’avais pas le temps de faire autre chose. Il y avait une pression intenable! Et le fait d’être constamment dans l’inégalité… Je pouvais perdre mes revenus d’un moment à l’autre, c’est comme avoir une épée de Damoclès en permanence.

Aujourd’hui tu as bifurqué vers la thérapie par le corps et la méthode Rosen, qu’est-ce qui t’a poussée dans cette voie?

C’est venu petit à petit. Je me suis formée en parallèle de mon travail de cinéaste, car je sentais que je devais me préparer à autre chose. Ce n’est pas facile comme décision, c’est un deuil. Et une prise de risque, celui de quitter le «chômage d’artiste» et de se mettre en indépendante, recommencer à zéro à cinquante ans passés.
J’ai remarqué que dans mes films, je questionnais beaucoup les identités. C’était un thème qui revenait souvent. Pour mon deuxième film, j’ai accompagné un jeune Turc du quartier nord, qui était dans une délinquance profonde; il y avait dans tout le processus du film une certaine résilience de sa part, il risquait la prison et après le tournage du film, il a changé de cap, il est devenu jardinier. J’aime accompagner des personnes. Je l’ai fait en tant que productrice. Par ailleurs, je suis quelqu’un de manuel, et j’aime le contact physique.

Qu’est-ce que tu aimes en particulier dans cette pratique?

La méthode Rosen est un toucher corporel qui va à la rencontre de la personne qui est derrière la tension musculaire.

Faire émerger toute une vie retenue, comme dans l’art.

C’est un travail très doux. Je me sens très vivante quand je la pratique. Je ne suis plus dans le stress de la création et de la production, ni dans l’obsession de devoir trouver des fonds. Je suis dans une grande sérénité quand je fais mon métier aujourd’hui, dans une temporalité juste, dans une relation à l’autre qui passe par le corps.

Es-tu heureuse dans ta profession aujourd’hui?

La transition n’était pas facile mais maintenant je suis très contente, cela fait cinq ans que j’arrive à vivre de mon travail et c’est très gratifiant. Cela me fait du bien de sentir que mes client·es sont content·es de me rétribuer pour mon travail. Dans le milieu artistique, le rapport à l’argent est compliqué, on a toujours l’impression de mendier.

Y a-t-il un lien entre tes différentes expériences professionnelles?

Tout ce que j’ai fait précédemment me sert aujourd’hui dans ma profession. Quand je suis face à une personne, c’est comme une feuille blanche, sur laquelle nous entamons une co-création ensemble. Sans public. C’est un art de la rencontre, dans ce qui va être mis en contact. Il s’agit de faire émerger toute une vie retenue, comme dans l’art.
Comme artiste, on cherche un certain contact avec l’autre, au monde, avec soi, et dans ce travail, je trouve tout ça. Tout ce qui existait dans la création de manière éparse se retrouve concentré dans ce travail. Je fais confiance à mon intuition et à mon ressenti. Je rencontre la beauté de l’humain, la beauté que chacun a en lui-même. C’est très touchant.

Cite un lieu, un artiste ou un objet qui t’accompagne ces derniers temps.

Les Halles de Schaerbeek. Toute son histoire: Jo Dekmine, Philippe Grombeer et Anne Kumps, des modèles pour moi. J’aime ce lieu polyvalent, un espace complet au niveau de la création. Les projets alternatifs qui en sont sortis. J’habite tout près de là et j’ai beaucoup collaboré avec Les Halles. C’est un lieu qui m’est très cher.

Où voir les films d’Anne Closset:

Autrement (avec des légumes) est programmé au Brésil au planetadoc.international festival.

Get your funk! sera projeté le 9 novembre 2022 au Cultures Hip Hop Festival à Quimper- France.

Anne Closset a repris sa caméra et réalisé un court-métrage en 2023: Intimement liés, une rencontre avec la méthode Rosen.

Le «statut d’artiste», déjà réformé en 2013, est en train de subir une profonde transformation, nous vous invitons à lire ceci, et à visiter le site Culture en lutte. Pour signer la pétition contre ce projet de réforme, c’est ici.


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