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Avec Une nuit à, La Pointe met en récit des nuits mémorables dans des lieux nocturnes qui ont marqué la vie des un·e·s et des autres.
épisode 4/4
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Europe Refresh aux Halles en 2014 ©Fabienne Cresens.

Les Halles de Schaerbeek. Toute une histoire!

Émois

épisode 4/4

Alors qu’on vient d’apprendre la nomination de Matthieu Goeury à la direction des Halles de Schaerbeek, La Pointe replonge dans l’histoire de cet espace aux possibilités inouïes. Si, depuis plus de quarante ans, les Halles accueillent une programmation multidisciplinaire pointue, on se rappelle ici qu’elles ont également été, durant les dix premières années d’activités, un véritable foyer pour la vie associative de la ville. Un commun, comme on dirait aujourd’hui.

À partir des archives et des entretiens, on s’immerge dans une nuit particulière, celle du 14 avril 1978. Une nuit de fête, plus précisément la «Fête du Soleil» qui visait à sensibiliser aux enjeux écologiques et à lutter contre le nucléaire.  

14 avril 1978, dans la grande halle de l’ancien marché couvert de Schaerbeek, à Bruxelles, la nuit tombe. Par les vitres brisées de la verrière, et malgré les bâches placées pour l’isoler, la pluie pénètre par endroits dans le lieu. Des jeunes sont là, couché·es sur le sol irrégulier et approximativement nettoyé par l’équipe des Halles et les membres des différents groupes participants à la «Fête du Soleil» qui aura lieu le lendemain. Iels sont venu·es plus tôt afin d’installer et surveiller leur matériel. Peut-être que des braseros ont été allumés pour se réchauffer et contribuer à créer une ambiance chaleureuse, renforçant l’atmosphère de camp urbain. Peut-être qu’il y a des guitares. Couché·es dans leurs sacs de couchage, iels entendent dehors les voitures qui passent sur l’avenue Sainte-Marie. C’est encore le bruit de la circulation qui les réveille le lendemain.

Le directeur Philippe Grombeer passe: «Il venait vérifier qu’on n’ait pas froid…»

Le programme est chargé, les portes doivent s’ouvrir au public à partir de 16 heures. Entre les groupes, le directeur Philippe Grombeer[1][1] Philippe Grombeer est un directeur de théâtre belge, né à Malmedy le 15 janvier 1946 et mort à Bruxelles le 26 avril 2020. Il a créé et dirigé les Halles de Schaerbeek de 1974 à 2002, puis le Théâtre des Doms à Avignon de 2002 à 2011. passe: «Il venait vérifier qu’on n’ait pas froid […] avec quelque chose de chaud à boire, donc la première image [que j’ai de lui] c’est un peu celle du boy scout qui venait voir ce que faisaient ces ados» se rappelle un ancien participant.

Le lendemain, le public abonde, nombreux: entre 650 et 1000 personnes selon les organisateurs. Surtout des jeunes. Rassemblés sous la bannière «Inactifs aujourd’hui, radioactifs demain», iels sont là pour s’informer et se divertir. Certain·es ont prévu un déguisement et/ou apporté leur instrument de musique pour le bal annoncé à partir de 23h30. S’iels viennent pour écouter un groupe en particulier, il leur faudra sans doute attendre, le programme ne précise pas l’heure de passage des groupes de musique et des projections de films. De fait, l’événement forme un tout. Organisée par C.A.N (Collectif de Coordination Anti-Nucléaire), la fête est gratuite, les musicien·nes jouent bénévolement. Elle vise à sensibiliser et à créer de l’adhésion autour de la lutte antinucléaire: pour cent francs belges, les participant·es sont invité·es à prendre une carte de soutien et à former ensuite «des comités locaux dans les lycées, les quartiers, les paroisses, etc». La perspective est évidemment militante, comme en témoignent affiches et brochures. Les centrales nucléaires conduisent à une «société meurtrière» lit-on sur les tracts distribués. Contre la ville polluée, les autoroutes suréclairées, il s’agit, comme on le voit sur l’affiche annonçant l’événement, de privilégier une société plus rurale, fonctionnant grâce aux énergies douces.

L’ancien marché couvert qui, en 1978, fonctionnait depuis environ quatre ans comme espace culturel, était alors l’infrastructure la plus adéquate pour accueillir l’événement qui transformait les Halles en «centr’Halles anti-nucléaire». Le lieu est grand, on s’y déplace facilement, les groupes se font et se défont, le public se concentre à l’occasion des projections et des concerts, se disperse ensuite entre les activités proposées. L’ambiance est conviviale. Par la porte grande ouverte, on voit la rue. Quelques habitant·es du quartier, poussé·es par la curiosité, entrent peut-être et observent les gens rassemblés. Certain·es prennent part à un concert et s’arrêtent à un des stands… Les enfants, familiers des lieux grâce aux activités qui y sont régulièrement organisées pour eux se joignent occasionnellement à la foule. Étant donné la mauvaise isolation, les bruits font le lien entre l’intérieur et l’extérieur. Tard dans la nuit, les voisin·es se plaindront de la musique du bal…

Flyer pour la fête du Soleil. ©AHS.

Les Halles en contexte

Jo Dekmine, qui avait déjà fondé en 1963 le Théâtre 140, était à l’origine du projet des Halles. L’initiative reposait alors sur une double ambition: la sauvegarde du bâtiment lui-même, considéré comme l’un des derniers témoins des marchés couverts qui avaient marqué la vie quotidienne bruxelloise dans la seconde moitié du XIXe siècle; la création d’un espace qui pourrait accueillir à la fois les spectacles de théâtre inadaptés aux salles classiques et fonctionner comme espace de sociabilité, en prolongation de l’espace public. Les Halles de Schaerbeek étaient alors une des premières friches culturelles en Belgique mais aussi en Europe où le phénomène s’est principalement développé à partir des années 1980-1990. Elles ont d’ailleurs joué un rôle fondamental dans la constitution du réseau TransEuropeHalles en 1983, qui visait à rassembler à travers l’Europe des friches reconverties à des fins culturelles et artistiques. Si le réseau existe toujours et rassemble désormais 140 structures dans 40 pays, les Halles n’en sont toutefois plus membres.

Fête dans les grandes halles. ©AHS.

Dans le contexte bruxellois des années 1970-1980, le lieu est rapidement devenu le symbole de la lutte pour la réhabilitation du patrimoine. Celle-ci s’inscrivait alors dans le vaste mouvement de luttes urbaines[2][2] Gaël Comhaire, «Activisme urbain et politiques architecturales à Bruxelles: le tournant générationnel», L’Information géographique 76, no3 (2012): 9‑23, https://doi.org/10.3917/lig.763.0009. Voir également la publication réalisée par l’Arau, ARAU, 50 ans, 50 ans de bataille, 2019, disponible en ligne sur http://www.arau.org/content/uploads/2020/06/ARAU50AU.pdf qui s’opposaient à l’urbanisme moderniste et aux travaux de destruction/construction motivés par ce dernier (la jonction Nord-Midi[3][3] Chloé Deligne, «Discours politique et urbanisme: réflexion à partir du cas de la Jonction Nord-Midi Bruxelles 1900-1960», Revue Belge de Geographie, no 122 (1998): 29‑54; Marcel Mathieu, «La Jonction Nord-Midi: Ses conséquences pour la géographie urbaine de Bruxelles», Bulletin de la Societe Royale Belge de Geographie 84 (1960): 161‑224., la démolition du quartier Nord pour le projet Manhattan, la construction d’autoroutes urbaines, etc).
Durant les premières années d’activités, l’espace des Halles est devenu un foyer de la vie associative, reflétant les problématiques et enjeux de l’époque.

Comme le rappelle une ancienne membre de l’équipe:
«Tout ce qui était un peu l’alternative, pour tout ce qui était de marquer le coup, et de faire une fête et sensibiliser les publics, hop, c’étaient les Halles: fête de l’objection de conscience, regroupement démocratique marocain, quand y avait la fête post 68, dix ans après c’était aussi avec les Halles, c’était l’évidence, voilà.»

Carte de soutien à C.A.N. ©AHS.

Les Halles en friche, poreuses aux sons et dynamiques de la ville, offraient un espace aux différents groupes qui en avaient besoin. Aujourd’hui, on parlerait de «commun». L’infrastructure a finalement été rénovée, l’isolation sonore assurée. Si les travaux, nécessaires à la sauvegarde du bâtiment et au développement d’une programmation artistique plus que socio-culturelle, ont permis de faire de ce dernier une scène d’art du spectacle importante dans le paysage bruxellois, ils ont également conduit au repli sur soi de l’initiative, comme l’a notamment dénoncé le projet «Réouverture des Halles» porté par un collectif d’intellectuel·les et d’artistes visant à recréer, par des solutions architecturales, des liens entre la rue et l’infrastructure (Collectif. Réouverture des Halles de Schaerbeek. Éditions du Souffle. Bruxelles, 2014).

C’est donc avec beaucoup de curiosité que nous suivrons les initiatives de Matthieu Goeury. Ce dernier s’est déjà prononcé sur le fonctionnement plus horizontal qu’il souhaite instaurer au niveau de la gestion de l’équipe. Quels sont ses projets concernant les possibilités d’appropriation du lieu par les publics? Peut-on espérer un retour de cette porosité perdue?



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